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vendredi 11 juillet 2025

Cisjordanie en crise : les enjeux d’une colonisation accélérée

 

Les dynamiques politiques israéliennes poussent la Cisjordanie vers un effondrement dangereux qui aura des répercussions inévitables sur l’avenir du conflit israélo-palestinien.

Depuis plusieurs années, la situation politique et sécuritaire dans le territoire palestinien occupé se dégrade, sous l’effet de l’expansion des colonies israéliennes, le déplacement des communautés palestiniennes et la prolifération des raids militaires au sein des villes cisjordaniennes. Pour le mouvement des colons israéliens, il s’agit d’un âge d’or. Ils ont déjà réussi à remodeler l’opinion publique et politique israélienne en leur faveur. Aujourd’hui, aucun des principaux partis juifs en Israël n’accepte une solution à deux États qui séparerait la Cisjordanie dans sa quasi-entièreté d’Israël. Même s’ils ne sont pas idéologiquement engagés dans la vision d’un Grand Israël englobant Israël, la Cisjordanie et Gaza, un nombre croissant d’Israéliens ne voient aucune différence entre les villes israéliennes et les grandes colonies. Ces changements de perception sont d’autant plus évidents sur les cartes israéliennes, qui ne montrent plus la Ligne verte de 1967 qui divise Israël de ce territoire.

Au lieu de débattre de la meilleure façon de parvenir à une solution à deux États, le débat public en Israël se concentre sur la meilleure façon de gérer les Palestiniens. D’un côté, on trouve ceux, principalement de gauche et du centre politique, qui sont en faveur du maintien d’un contrôle sécuritaire israélien permanent tout en permettant aux Palestiniens de s’autoadministrer, séparément d’Israël. C’est essentiellement la situation qui existe en Cisjordanie depuis les accords d’Oslo signés en 1993. De l’autre, on trouve ceux de droite, comme les colons, qui prônent un changement radical de la situation actuelle pour faire appliquer la souveraineté israélienne sur la Cisjordanie.

L’âge d’or des colons israéliens

Pour les colons, la formation de l’actuel gouvernement d’extrême droite en Israël mené par le Premier ministre Benyamin Netanyahou en décembre 2022, et la guerre déclenchée à Gaza suite aux attaques du Hamas du 7 octobre 2023, ont chacune offert une opportunité sans précédent de consolider leur rêve biblique d’un Grand Israël entre la mer Méditerranée et la rivière Jourdain. À cette fin, le gouvernement israélien a augmenté le rythme de colonisation et d’expulsions à Jérusalem-Est et dans la zone C en Cisjordanie (placée sous contrôle civil et militaire israélien par les accords d’Oslo). En parallèle, il mène des efforts assidus pour annexer le territoire cisjordanien.

Face à un Premier ministre politiquement affaibli par le carnage du 7 octobre perpétré par le Hamas, les partisans des colons au sein du gouvernement n’ont pas hésité à conditionner leur soutien à l’avancement de leurs objectifs en Cisjordanie.

Par ailleurs, le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche a davantage renforcé les ambitions des colons. Lors de son premier mandat, Trump a présenté son « affaire du siècle » pour régler le conflit israélo-palestinien sur la base de l’annexion d’une grande partie de la Cisjordanie par Israël. En contrepartie, les Palestiniens se verraient accorder une forme d’autoadministration sous contrôle israélien. Mais beaucoup d’entre eux n’y ont vu dans ce plan que la formalisation d’une situation d’apartheid israélien.

Les colons espèrent désormais que Trump mettra en pratique son plan lors de son deuxième mandat. L’appel du président américain à expulser la population de Gaza (pour créer une « Riviera méditerranéenne ») a également nourri les rêves des colons d’engager un transfert similaire de Palestiniens hors de la Cisjordanie afin de rendre le territoire plus facilement digeste pour Israël d’un point de vue démographique.

Une colonisation qui s’accélère

Depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement d’extrême droite a accéléré le projet de colonisation en allouant environ un milliard d’euros dédié à l’expansion des infrastructures des colonies. Ce financement vise à doubler la population israélienne en Cisjordanie, de 500 000 à un million, conformément au programme du gouvernement visant à garantir « le droit exclusif du peuple juif sur l’ensemble de la Terre d’Israël [y compris la Cisjordanie] ». Tout aussi significatif est l’accord conclu entre Netanyahou et Bezalel Smotrich, un colon radical doté d’un portefeuille ministériel au ministère de la Défense, et ministre des Finances, pour œuvrer vers l’application de la souveraineté israélienne en Cisjordanie.

Cet accord a livré un processus d’annexion bureaucratique, commençant par la création d’un nouveau bureau pour administrer les colonies au sein du ministère de la Défense, mené pour la première fois non pas par un militaire mais par un civil, qui s’avère aussi être un ancien chef municipal d’une des colonies. Pour les colons, c’est un pas important pour transférer la juridiction des colonies de l’armée vers le gouvernement, les intégrant pleinement dans le système administratif israélien. Cela bouleverserait ainsi une division administrative qui sépare les colonies d’Israël depuis le début de l’occupation israélienne de la Cisjordanie en 1967.

Ce changement a également permis à Smotrich de renforcer son autorité sur la planification et la construction des colonies. Il se trouve désormais en mesure d’intervenir pour empêcher l’armée israélienne de démanteler des avant-postes construits illégalement par les colons sans permis israéliens.

Ces changements bureaucratiques ne s’arrêtent pas là. Netanyahou a accordé à Smotrich le pouvoir de gouverner les Palestiniens vivant en zone C. Ce ministre israélien, qui a cofondé l’ONG Regavim pour contester la construction palestinienne, a ainsi les pleins pouvoirs pour expulser les Palestiniens et détruire leurs bâtiments pour faire place à la colonisation israélienne. Résultat selon les chiffres de l’ONU : les démolitions israéliennes en Cisjordanie ont presque doublé ces dernières années.

Une présence palestinienne contestée

À cela s’ajoutent la violence croissante des colons contre les Palestiniens et leurs biens, y compris des violences de masse répétées contre les communautés palestiniennes vulnérables à travers la Cisjordanie. L’ONU sonne à nouveau l’alarme. Selon ses chiffres, la violence des colons a été multipliée par sept depuis 2020, dépassant les démolitions en tant que principale cause de déplacement des communautés bédouines et pastorales. Ce phénomène s’amplifie en raison de l’impunité dont bénéficient les colons israéliens (peu d’entre eux sont poursuivis par les forces de l’ordre israéliennes pour leurs attaques), de la coopération des troupes de Tsahal stationnées en Cisjordanie (dont beaucoup partagent des affinités personnelles et idéologiques avec le mouvement des colons) et du soutien politique des ministres d’extrême droite.

Le gouvernement israélien cherche également à contester la présence palestinienne dans la zone B (sous contrôle civil palestinien). Pour la première fois depuis les accords d’Oslo, au moins huit avant-postes ont été établis dans cette zone selon l’ONG Peace Now. En 2024, le gouvernement israélien a également commencé à démolir des structures palestiniennes dans la zone B, en violation des accords d’Oslo.

Israël tourne également son attention vers les camps de réfugiés palestiniens situés au cœur des villes telles que Jénine, Naplouse et Tulkarem — une action demandée par les colons en contrepartie d’un cessez-le-feu limité à Gaza. Sous prétexte de combattre les groupes armés palestiniens, l’armée israélienne démolit systématiquement les habitations et les infrastructures de ces camps, ce que les Palestiniens dénoncent comme la « gazification » de la Cisjordanie. Résultat : plus de 40 000 réfugiés palestiniens se retrouvent sans abri, ce qui représente le plus grand déplacement de population en Cisjordanie depuis la guerre de 1967. Le ministre israélien de la Défense, Israël Katz, a appelé l’armée à « se préparer à une présence prolongée dans les camps vidés de leurs habitants au cours de l’année à venir et à empêcher le retour des résidents et la résurgence du terrorisme ».

Un renforcement de la colère palestinienne

La Cisjordanie subit une augmentation des opérations militaires israéliennes depuis une série d’attaques palestiniennes dans des villes israéliennes en 2022. La réponse de Tsahal s’est concentrée sur les camps de réfugiés du Nord de la Cisjordanie qui sont les bastions des groupes armés palestiniens affiliés au Hamas, au Fatah et au Djihad islamique. Ceux-ci ont réémergé après avoir été quasiment effacés par les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne (AP), soutenues par les États-Unis, en 2007, après la fin de la deuxième Intifada.

Du point de vue d’Israël, ces incursions ont permis de capturer et de tuer de nombreux militants. Cependant, l’escalade de la violence, combinée au sentiment accru d’insécurité ressenti par les Palestiniens, attise la colère et renforce le soutien à la résistance armée contre Israël — désormais soutenue par 50 % de la population, selon le dernier sondage réalisé par le Palestinian centre for policy and survey research (PCPSR).

La violence israélienne contribue ainsi à redynamiser les groupes armés palestiniens qui profitent de la vague d’instabilité pour mobiliser de nouvelles recrues et étendre leur présence à travers la Cisjordanie. En conséquence, Israël doit désormais faire face non seulement à des actes de violence menés par des individus, qui continuent de cibler les villes israéliennes, mais aussi à des groupes armés de plus en plus habiles dans l’utilisation d’engins explosifs improvisés contre les forces israéliennes.

Dans ce cercle de violence, Israël augmente l’intensité de ses opérations militaires, ayant recours aux frappes aériennes et acheminant des chars pour la première fois depuis plus de deux décennies. Le bilan du côté palestinien est lourd, avec plus de 1 000 tués par Israël en Cisjordanie au cours de ces deux dernières années, parmi lesquels de nombreuses femmes et enfants, faisant de cette période la plus sanglante depuis la deuxième Intifada.

L’effacement de l’Autorité palestinienne

Face à ce désarroi, l’AP s’affaiblit et s’efface. En l’absence d’élections nationales depuis près de vingt ans, et sans espoir d’établir un État indépendant, une grande majorité de Palestiniens souhaite dissoudre l’AP. L’effondrement de sa position nationale crée ainsi un vide comblé par des groupes armés qui se positionnent comme une source d’autorité alternative et plus légitime que l’AP, même si aucun de ces groupes n’offre une véritable plateforme politique ou idéologique autre que celle d’affronter Israël.

Le leadership palestinien est en partie responsable de cette crise de légitimité. Cependant, les actions d’Israël ne font qu’aggraver les problèmes de l’AP. Alors que les gouvernements israéliens ont très longtemps reconnu le rôle important que cette dernière a joué dans le maintien du calme en Cisjordanie, notamment grâce à une coopération étroite en matière de sécurité avec Israël, l’actuel gouvernement d’extrême droite entretient avec elle une relation conflictuelle, l’accusant à tort d’inciter à la violence contre Israël. Mais pour les colons, il s’agit avant tout d’étouffer toute représentation nationale palestinienne qui pourrait un jour servir de noyau pour un futur État.

En revanche, pour beaucoup de Palestiniens, l’AP collabore avec Israël pour mater la résistance. En décembre 2024, elle a engagé une campagne sécuritaire de grande envergure pour restaurer son contrôle dans le camp de réfugiés de Jénine et pour prouver ses capacités à Israël et à l’administration Trump. Peu convaincu, Israël a ensuite mené sa propre intervention destructrice à côté des forces de l’AP. Cela n’a fait que confirmer pour de nombreux Palestiniens que l’AP n’était plus qu’un simple sous-traitant de l’occupation israélienne. Son incapacité à protéger ses propres citoyens contre les attaques israéliennes et contre la violence des colons renforce davantage ces opinions.

En même temps, l’AP fait face à un déficit budgétaire grandissant et à l’effondrement économique de la Cisjordanie, ce qui ajoute au mécontentement populaire. Cela résulte en grande partie des restrictions économiques liées à l›occupation, de la baisse de l›aide des donateurs internationaux qui sont appelés par le gouvernement israélien à diminuer leur soutien financier, et de la confiscation par Israël de plus de 1,5 milliard de dollars de recettes fiscales de l’AP depuis 2019.

Cette dernière se voit donc contrainte de réduire les salaires du secteur public d’au moins 30 %, provoquant des manifestations publiques et augmentant la souffrance financière de milliers de familles palestiniennes. Cette situation a été d’autant plus aggravée par l’annulation, après les attaques du 7 octobre, des permis israéliens permettant à quelque 120 000 Palestiniens de travailler en Israël. Auparavant, c’était une source importante de transferts de fonds pour soutenir l’économie de la Cisjordanie.

Israël a également resserré ses restrictions à travers la Cisjordanie, en installant des dizaines de nouveaux points de contrôle limitant les déplacements entre les villes et entravant les liens socioéconomiques vitaux avec Jérusalem-Est. Face à une profonde perte d’espoir dans l’avenir et à des horizons économiques sombres, de nombreux observateurs craignent qu’une explosion populaire ne soit qu’une question de temps.

Le facteur Trump

L’administration Trump ajoute à ce contexte de volatilité créé en majeure partie par les actions israéliennes. Ses coupes budgétaires ont empiré la crise financière que subit la Cisjordanie et risquent de déstabiliser les forces de sécurité palestiniennes qui comptaient sur le financement américain. Contraints de laisser faire les forces militaires israéliennes qui attaquent les villes et les camps de réfugiés palestiniens, ses membres se sentent néanmoins de plus en plus humiliés. La perte de leurs salaires pourrait donc créer une nouvelle dynamique dangereuse, provoquant des défections vers les groupes armés.

Alors que le président américain a jusqu’à présent concentré son attention sur Gaza, il a promis une déclaration imminente sur la Cisjordanie. On peut très probablement s’attendre à une réaffirmation de son « accord du siècle » qui n’était en réalité rien de plus qu’une officialisation de la réalité d’apartheid que vivent déjà les Palestiniens. Le président Trump pourrait toutefois aller encore plus loin, en donnant le feu vert à l’annexion formelle du territoire cisjordanien par Israël et peut-être même en accordant une reconnaissance de la souveraineté israélienne par les États-Unis.

Pour le mouvement des colons, une décision américaine de ce type serait fêtée comme une étape majeure vers leur rêve d’un Grand Israël et le blocage d’un État palestinien indépendant. Mais cela pourrait aussi être un cadeau empoisonné, les confrontant à un dilemme de longue date. Annexer toute la Cisjordanie signifierait également intégrer plus de deux millions de Palestiniens qui pourraient alors exiger leurs pleins droits en tant que citoyens israéliens, portant ainsi atteinte au caractère juif d’Israël. Annexer uniquement la zone C, avec une densité de Palestiniens bien plus faible, résoudrait ce problème. Mais cela signifierait renoncer aux revendications israéliennes sur le reste de la Cisjordanie.

La question du traçage des nouvelles frontières d’Israël a effectivement paralysé le mouvement des colons sous la première administration Trump et l’a empêché de tirer pleinement parti du soutien américain à ce moment-là. Bien que ce même dilemme existe toujours aujourd’hui, le désir du président américain de déplacer les Palestiniens hors de Gaza encourage le mouvement des colons à considérer l’expulsion massive des Palestiniens de Cisjordanie par la coercition économique et militaire comme un objectif réalisable.

Il va sans dire qu’un tel effort créerait une explosion de colère palestinienne au profit du Hamas et d’autres groupes armés, renforçant ainsi le cercle de violence qui s’est joué si tragiquement depuis les attentats du 7 octobre. Le risque d’une spirale de violence sans fin et le déplacement massif de Palestiniens suscitent déjà une profonde inquiétude parmi les États arabes, en particulier la Jordanie, qui avertit que ce scénario constituerait un « acte de guerre ». Face à ces enjeux, il est clair que les actions des colons, agissant à travers le gouvernement israélien, sont susceptibles d’enflammer encore plus le conflit israélo-palestinien.


Hugh Lovatt

areion24.news