Longtemps, les relations entre puissance navale et puissance économique ont été régies sans partage par le célèbre syllogisme hérité de Mahan et de Corbett : la volonté d’expansion économique d’une nation entraînait le développement d’une économie maritime, qui engendrait à son tour la nécessité d’une marine de guerre pour la protéger, contribuant ainsi à favoriser la croissance économique de ce pays. Ce cercle vertueux du Sea Power était aussi simple qu’efficace.
Cet édifice doctrinal est aujourd’hui mis en question par le double effet de la mondialisation, qui a accentué les interdépendances tout en faisant naître des zones de spécialisation régionales, et de l’évolution technologique, qui a permis à l’économie maritime de déborder des secteurs traditionnels (pêche, transport, science…) vers de nouveaux domaines (offshore, câbles sous – marins, énergies marines renouvelables…) au prix d’un accroissement du nombre et de la variété des acteurs, qui brouille les intérêts en jeu.
C’est au moment où le système économique maritime n’a probablement jamais été aussi bigarré, émancipé et imbriqué, et donc complexe à appréhender, que le besoin de le sécuriser se fait ressentir de la manière la plus pressante, en mer Noire, en mer Rouge ou en mer de Chine méridionale, et probablement demain ailleurs. Il est donc urgent pour les puissances navales d’analyser les défis de la sécurisation de l’économie maritime pour ensuite dépoussiérer les concepts existants et en tirer des conclusions exploitables, tout comme le berger vérifie son matériel avant de mener son troupeau à l’estive.
Au niveau stratégique, le berger est confronté à un troupeau plus difficile à sécuriser
D’une part, la mondialisation de l’économie maritime a provoqué un découplage entre ses acteurs et les forces régaliennes chargées de les sécuriser : la définition même de la sécurité maritime recouvre à la fois des activités publiques et des activités privées, dont les intérêts sont parfois diamétralement opposés. Par ailleurs, puissance navale et puissance maritime ne sont plus synonymes, laissant émerger des curiosités comme le fait que la première puissance navale ne possède presque pas de flotte marchande (2) ou que le premier armateur mondial est suisse (3). Dès lors, à qui revient la responsabilité de protéger un navire de commerce susceptible d’appartenir à plusieurs sociétés multinationales, de naviguer sous un pavillon de complaisance, d’être opéré par un équipage cosmopolite et de transporter une cargaison qui change de propriétaire plusieurs fois durant la traversée (4) ? Il est plus difficile de faire mourir un marin français pour un anonyme cargo des Bahamas chargé d’Iphones que pour un convoi de blé destiné à sauver la France de la famine (5).
Cette émancipation contribue aussi à diffuser un sentiment d’immunité du commerce international, qu’aucun acteur n’aurait intérêt à vouloir perturber de peur de nuire indirectement à ses propres intérêts ou de susciter l’ire d’un trop grand nombre de partenaires. Qui sectionne un câble sous – marin peut difficilement garantir que cela n’aura aucun impact sur sa propre connexion à l’Internet.
D’autre part, l’économie maritime est devenue une cible idéale pour tout acteur cherchant à déstabiliser l’ordre mondial ou à faire passer des messages politiques, économiques ou culturels forts sans porter atteinte à la souveraineté et à l’intégrité territoriale d’un État, et donc en restant sous le seuil de déclenchement d’un conflit généralisé. En plus de constituer une cible symbolique aux opposants à la mondialisation (groupes terroristes, écologistes radicaux…), elle offre aussi aux organisations criminelles internationales des opportunités inespérées pour faire prospérer les trafics en tous genres (armes, stupéfiants, êtres humains…) (6). Surtout, le rapport coût/efficacité d’une perturbation est excellent, tandis que son attribution est difficile : il suffit d’une avarie de barre d’un porte – conteneurs pour bloquer le canal de Suez, tandis qu’il reste bien difficile de connaître avec certitude l’auteur du sabotage du gazoduc sous – marin Nord Stream 2.
En outre, la prise en compte de ces menaces par les marines militaires est de plus en plus incontournable, car les impacts d’un dérèglement de l’ordre en place sont plus immédiats, plus radicaux et plus médiatisés qu’auparavant, comme l’ont prouvé l’épidémie de COVID-19 et l’échouage du porte – conteneurs Ever Given en 2021. En mer Rouge, la valeur des cargaisons et le jeu des assurances ont rendu inévitable la mise en place de convois à un niveau sans précédent depuis la « Tanker War » des années 1980, tandis que le remorquage du pétrolier Sounion pour conjurer une marée noire a nécessité quatre navires de combat en septembre dernier.
Enfin, l’émancipation évoquée plus haut a deux effets néfastes pour les acteurs chargés de sécuriser l’économie maritime. D’une part, elle prive potentiellement les marines d’un moyen important de justifier leurs missions et donc leurs moyens : comment réclamer des budgets pour sécuriser une économie maritime si cette dernière ne se revendique pas de son propre pavillon et se pense à l’écart de tout risque ? D’autre part, en faisant passer les intérêts économiques avant les intérêts géopolitiques, elle rend potentiellement plus délicate la constitution de coalitions multinationales (7).
Voici donc les forces navales confrontées à un dilemme : le besoin d’ordre n’a jamais été aussi prégnant tandis que son cadre d’application stratégique n’a jamais été aussi désordonné, creusant un large fossé entre les capacités d’action des forces navales et l’éventail croissant des menaces.
Au niveau tactique, le prix à payer pour protéger le troupeau est de plus en plus élevé
Le premier défi des forces navales est aujourd’hui d’atteindre un niveau de connaissance suffisant de l’écosystème économique maritime. Avant le Command of the sea cher à Mahan et à Corbett vient désormais le Knowledge of the sea. L’économie maritime globalisée donne aujourd’hui l’impression d’une grande transparence : il est possible de suivre la trajectoire d’un navire de commerce sur son smartphone à l’aide d’une application AIS (Automatic identification system), de retrouver un conteneur géolocalisé par GPS ou de repérer un câble sous – marin sur une simple carte marine. Plusieurs points nodaux d’information et de contrôle ont également vu le jour, comme l’UKMTO (United Kingdom maritime trade operations), le MICA Center (Maritime information cooperation & awareness center) de Brest ou l’Information Fusion Center de Singapour.
Pourtant, ce sentiment confortable est trompeur : d’une part, l’évolution technologique a largement ouvert l’éventail des capacités de contournement, comme le prouve par exemple l’émergence des drones, des narco semi – submersibles, des sous – marins de tourisme ou des gliders. Elle a aussi accru la dualité des acteurs civils, comme le démontre la capacité de dissimuler des missiles antinavires dans des conteneurs civils (8) ou d’installer des kits de ravitaillement à la mer pour bâtiments de combat à bord de navires de commerce (9). D’autre part, la prolifération de systèmes d’information offre autant de possibilités de les pirater, par exemple à des fins de déception (10), ou d’en tirer parti pour faire valoir des revendications illégales (11).
Il en est de même du point de vue juridique : si elle est en apparence bien ordonnée par un ensemble de traités et de tribunaux, l’économie maritime reste un maquis très hétérogène qui n’obéit pas toujours aux mêmes règles. N’oublions pas que la convention de Montego Bay n’a pas été signée par toutes les grandes économies, que la guerre de course reste autorisée par certains grands pays (12) et qu’un texte sans moyen coercitif n’est que rarement dissuasif (13).
Voici donc les forces navales contraintes d’opérer au milieu de nombreux acteurs aux intérêts parfois divergents, mais qui occupent, voire se disputent, le même espace global. En mer Rouge, les navires militaires occidentaux doivent gérer des « navires clandestins » qui se greffent parfois au dernier moment dans les convois, et naviguent régulièrement à proximité de navires de commerce iraniens et de boutres dont il est difficile de confirmer qu’ils servent de relais de désignation vers les Houthis. Cette imbrication requiert de disposer d’un niveau élevé de connaissance et de renseignements, au plus bas niveau tactique, afin de distinguer le bon grain de l’ivraie. Dans ce contexte, le deuxième défi des forces navales consiste à protéger l’économie maritime alors que la défensive n’a jamais coûté aussi cher en mer, pour deux raisons au moins.
La première est due à l’évolution et à la prolifération des menaces, qu’il s’agisse de drones, de missiles antinavires ou d’engins balistiques pouvant être tirés sans offrir de surface de riposte évidente. En mer Noire comme en mer Rouge, un navire a besoin de senseurs évolués et de systèmes de combat sophistiqués couplés à des armes fiables pour résister à la large panoplie des menaces. Outre des systèmes de défense performants, il faut aussi des forces navales résilientes, c’est-à‑dire capables d’encaisser des coups et de tenir dans la durée, ce qui est coûteux en pièces de rechange, en munitions et en format d’équipage (14). Enfin, gageons que nous n’avons encore rien vu et que les différentes menaces rencontrées aujourd’hui gagneront rapidement en volume, en capacité de synchronisation et en caractère multi-lutte.
La seconde raison est due à l’évolution de la nature de l’économie maritime moderne, qui est de plus en plus statique et donc facile à cibler. En effet, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la plupart des nouveaux usages de la mer sont fixes : plateformes offshores, câbles sous – marins, éoliennes, usines de désalinisation, sites d’extraction de minerais, aquaculture… Pis encore, tous ces systèmes sont pilotés par des réseaux informatiques et des serveurs, également fixes. Enfin, ils génèrent parfois eux – mêmes des obstacles qui compliquent leur sécurisation (15). La diversification de l’économie maritime s’est donc traduite par une vulnérabilité accrue. Un perturbateur peut donc épuiser un volume important de moyens navals sans perspective de bataille navale rangée permettant de regagner de manière classique la maîtrise de la mer.
Quel berger pour le troupeau ?
Reconnaissons alors que les théories de Mahan et de Corbett ont besoin d’être dépoussiérées et que la nature du Sea Power a inévitablement évolué à une époque où un pays (l’Ukraine) réussit à maintenir ouvert un corridor maritime céréalier sans même disposer d’une flotte pour le protéger !
En particulier, puisque les problèmes globaux appellent des solutions globales, il est nécessaire d’envisager l’économie maritime comme un système qui s’est considérablement étendu et compliqué et de prendre en compte l’importance cruciale des coalitions (16). Mahan avait imaginé la constitution d’une « communauté d’intérêts commerciaux et d’idéaux justes (17) », mais n’était pas allé jusqu’à rêver d’une force navale « postmoderne » (18) dotée d’une vision internationaliste et presque collective du monde économique maritime, sorte d’ONG devenue la « marine du monde (19) ». Il n’avait pas non plus imaginé à quel point les marines seraient obligées d’adopter des approches « multi – agences » en se chargeant de la lutte contre la pêche INN (20) ou de la protection de l’environnement (21). Le berger s’est mué en soigneur, en interprète, en policier et en garde forestier, et entretient désormais des échanges permanents avec ses homologues des autres vallées pour partager les informations et les bonnes pratiques.
En outre, cette nouvelle nature de l’économie maritime impose de ne plus se limiter aux approches directes traditionnelles, très consommatrices de moyens (escorte de convoi, protection de zones de pêche…), pour exploiter les approches indirectes qui tentent de traiter les causes avant les symptômes. Il peut s’agir d’actions cinétiques, comme le sabotage du cargo iranien Saviz en 2021 (22) et les frappes menées au Yémen dans le cadre de l’opération « Prosperity Guardian » en 2024, ou d’opérations plus sécuritaires, voire humanitaires, comme le soutien de l’AMISOM (23) pour éradiquer la piraterie somalienne. Le berger risque moins de voir ses bêtes attaquées si les loups ont été éliminés.
Enfin, certains particularismes s’effacent, comme la distinction d’appropriation que faisait Corbett entre les milieux maritime et terrestre (24). L’attitude vis-à‑vis de la mer évolue et les logiques prédatrices de certains États remettent aujourd’hui en cause le fragile équilibre entre les visions de Grotius et de Selden (25). Plus rien ne garantit au berger que son pâturage ne va pas être revendiqué par un concurrent. Néanmoins, c’est aussi en balayant la poussière que l’on se rend compte de la solidité des vieux concepts, dont certains aspects s’avèrent encore pertinents.
En particulier, la mondialisation de l’économie maritime n’est pas irréversible, et il suffit souvent d’une crise pour retrouver le logiciel mahanien, qui est avant tout régalien (26). Afin de l’anticiper, certains pays comme la Chine ont d’ailleurs précieusement conservé ou habilement renforcé le lien étroit entre leur économie maritime et la puissance navale chargée de la sécuriser (27). D’autres pays s’interrogent activement sur les mesures à prendre pour remédier à leurs carences (28) dans un contexte où la souveraineté regagne sur l’ouverture à tout prix et où la sécurité devance l’optimisation des chaînes de valeur. Le berger n’est jamais aussi serein et efficace que lorsque ses agneaux lui appartiennent.
Par ailleurs, le retour des logiques de puissance nous rappelle que la paix en mer résulte davantage d’une stabilisation des rapports de force que de leur cessation. Sans aller jusqu’à adopter la vision darwiniste de Mahan, pour qui la loi pliait devant la force (29), reconnaissons lucidement que la sécurisation de l’économie maritime aura besoin de la force pour assister le droit, sans quoi ce dernier restera aussi peu efficace que les décisions du tribunal arbitral de La Haye rejetant les revendications maritimes chinoises en mer de Chine. Sans fusil, le berger est vite démuni quand viennent les loups.
En outre, la sécurisation de l’économie maritime reste relative. Tactiquement, cela signifie qu’elle n’est jamais parfaite (30) et que les solutions partielles, mais immédiates, valent parfois mieux que celles qui seraient plus adaptées, mais trop tardives. Stratégiquement, cela signifie qu’il suffit de mieux sécuriser son économie que ne le font ses compétiteurs pour remporter la partie, ouvrant un nouveau champ de confrontation économique. Un éleveur recherche pour ses bêtes le meilleur de tous les bergers, bien avant de savoir s’il est courtois, bien vêtu ou légaliste.
Finalement, l’exigence de sécuriser l’économie maritime mondialisée renforce aujourd’hui en profondeur la nécessité des forces navales que la nature de l’économie maritime conteste pourtant en surface (31). Cependant, cette exigence écartèle les puissances navales entre plusieurs impératifs entremêlés et parfois opposés : entre une défense coalisée du système économique mondial et la capacité à agir en complète autonomie ; entre les missions de police et les opérations de haute intensité ; entre l’innovation technologique débridée et la gestion des sujétions qu’elle engendre ; entre les logiques économiques et les impératifs géopolitiques ; entre des besoins nombreux et des capacités comptées ; entre la prudence et l’audace, enfin. Car à ressources constantes, cet équilibre instable n’a que deux issues possibles : des choix ou de l’imagination. Et un dénominateur commun : la nécessité de travailler toujours davantage en réseau, qu’il s’agisse de partager des informations au niveau tactique ou de former des coalitions d’acteurs de la sécurité maritime au niveau stratégique.
Comme le berger, le marin comprend que le caractère exigeant, voire ingrat, de la sécurisation maritime n’a d’égal que son importance cruciale. Et que la liberté de commercer en mer est un doux rêve qu’il faut éternellement recommencer en se tenant toujours prêt à affronter un cauchemar.
Représentation des voies maritimes de navigation
François-Olivier Corman