Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 5 juin 2025

Regard de Jalal al-Husseini sur l’UNRWA et les réfugiés palestiniens

 

L’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) est accusé d’avoir soutenu le Hamas, voire d’être infiltré par des membres de ce mouvement ayant participé aux attaques du 7 octobre 2023. Qu’en dites-vous ?

Le risque que les programmes éducatifs, médicaux et sociaux de l’organisation soient détournés à des fins partisanes ou militaires par ses quelque 30 000 employés au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza est une préoccupation majeure aux yeux des pays donateurs, dont les États-Unis (1). L’UNRWA soulève lui-même le problème en 1970, lorsque l’idéologie de libération nationale véhiculée par les fedayin semble fédérer les réfugiés dont sont issus ses employés locaux sur ses terrains d’opérations. Empêcher ceux-ci d’endoctriner les réfugiés ou d’exploiter ses installations à des fins militantes devient une priorité.

L’enjeu n’est pas uniquement de sauvegarder la « neutralité onusienne » de ses opérations, mais aussi de se prémunir de tout gel des contributions occidentales. Ses régulations concernant les travailleurs locaux précisent que leurs convictions personnelles et leur affiliation à des partis ne doivent pas entacher l’intégrité au principe de neutralité. Les manquements avérés ont donné lieu à des enquêtes administratives suivies de sanctions, sous forme de suspension ou de licenciement. En 2017, l’UNRWA renforce encore sa vision de la neutralité en l’arrimant à celle des donateurs occidentaux, proscrivant ainsi l’engagement du personnel auprès de groupes militants, l’organisation de sit-in et l’affichage de tout signe politiquement ostentatoire dans ses installations. En 2022, 18 « violations de neutralité » (sur un total de 225 infractions) ont été traitées.

Si les allégations israéliennes de janvier 2024 paraissent graves, elles ne révèlent rien de nouveau quant au problème posé par la politisation du personnel local ou à la façon dont l’UNRWA y fait face. Sur les 19 employés (sur un total de 13 000) soupçonnés d’avoir participé aux attaques du 7 octobre 2023, 10 ont été licenciés, deux sont décédés, un a été relaxé, et les enquêtes contre les autres ont été abandonnées faute de preuves. Mais le plus important pour l’office est que son mandat et sa probité aient été confortés par le Groupe d’examen indépendant mandaté par le secrétaire général de l’ONU, António Guterres (depuis 2017), en février 2024 afin d’évaluer la neutralité de ses activités. Publié en avril, son rapport confirme que les procédures en place sont les plus élaborées au sein des Nations unies, même si le contexte politique complexe dans lequel évolue l’UNRWA requiert un renforcement des contrôles (2). Le document souligne aussi le caractère indispensable de son mandat et la nécessité pour la communauté internationale de lui apporter son soutien.

Rappelez-nous le contexte et les raisons de la naissance de l’UNRWA en 1949

La voie qui mène à sa fondation est tracée par deux schémas d’assistance antérieurs. Dans un premier temps, en 1948, l’Égypte dans la bande de Gaza, la Jordanie en Transjordanie et en Cisjordanie, le Liban et la Syrie sont les premiers acteurs de l’assistance-­secours (nourriture, tentes, médicaments, etc.). Excepté l’Égypte, ces pays se montrent incapables de couvrir correctement les besoins des réfugiés. En outre, leurs procédures d’enregistrement peu rigoureuses laissent des autochtones s’intégrer aux listes de rationnaires : leur nombre se monte alors à plus d’un million, tandis que la population réfugiée était estimée à environ 730 000 personnes. Dès octobre 1948, il apparaît que seul un système onusien serait en mesure de remplir cette mission, le rôle des autorités locales ne pouvant s’étendre au-delà d’un soutien logistique et sécuritaire.

En novembre 1948, un nouveau système de secours s’articule autour de l’Aide des Nations unies aux réfugiés de Palestine, qui fournit en matériel trois agences « volontaires » chargées de réenregistrer les réfugiés selon des critères bien établis (perte du foyer et des moyens d’existence en raison du conflit) et de leur distribuer l’aide nécessaire : le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Cisjordanie et en Israël, la Ligue des sociétés de la Croix-Rouge (devenue Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en 1991) en Jordanie, au Liban et en Syrie, et l’American Friends Services Committee à Gaza. Jusqu’à fin avril 1950, ces organismes établissent un système adéquat d’enregistrement et d’approvisionnement, incluant des camps pour accueillir les plus démunis. Mais l’assistance humanitaire n’est déjà plus la priorité. La conférence de Lausanne, organisée par l’ONU entre avril et septembre 1949 afin de régler durablement la question de la Palestine, est un échec. Les discussions sur les réfugiés ont buté sur le refus d’Israël de mettre en œuvre l’article 11 de la résolution de décembre 1948, qui recommande le retour « le plus tôt possible » et « en paix » des réfugiés à leurs foyers et des compensations en guise d’alternative.

L’ONU décide alors de mettre un terme aux aides de secours dont on dit qu’elles plongent les réfugiés dans l’oisiveté, et d’intégrer ceux-ci collectivement dans les économies des pays d’accueil. Cette approche est aussi privilégiée par les puissances occidentales, qui s’inquiètent de la déflagration politique que la stagnation de la question des déplacés pourrait entraîner dans les pays d’accueil, et de son instrumentalisation par l’Union soviétique dans le cadre de la guerre froide.

Créé par la résolution 302 de décembre 1949, l’UNRWA est chargé d’émanciper les réfugiés de l’assistance humanitaire en facilitant leur insertion dans les marchés du travail à travers leur recrutement dans des projets agricoles et infrastructurels. Cette mission se voit vite vouée à l’échec : les capacités d’absorption des économies locales sont insuffisantes et, surtout, les réfugiés insistent sur leur « droit au retour ». Afin de maintenir des conditions de stabilité à l’échelle régionale, l’office est contraint de développer les activités auxquelles son mandat lui imposait pourtant de mettre fin. Ainsi, l’éducation primaire s’enrichit avec une composante formation professionnelle pour devenir, en 1960, son programme phare au titre de l’intégration individuelle des réfugiés.

Quel bilan pouvons-nous tirer de l’action de l’UNRWA depuis 1950 ?

L’UNRWA a contribué à assurer le relèvement socio-économique des réfugiés et permis aux autorités d’accueil d’atténuer le poids que leur présence fait peser sur leur économie et leurs services publics. Parce que le statut de réfugié se transmet à travers les générations par voie patrilinéaire, le nombre d’enregistrés est passé de 960 000 en 1950 à environ 6 millions en 2023. Les gouvernements de Jordanie, de Syrie et du Liban ont ainsi bénéficié du soutien de l’UNRWA depuis 1950, ainsi que l’Autorité nationale palestinienne (ANP) en Cisjordanie depuis sa création en 1993 et le Hamas depuis 2007 à Gaza. L’UNRWA s’est aussi montré d’une grande utilité en mettant sur pied des programmes d’urgence lors de conflits armés, sous forme de reconstruction de l’habitat et de distributions supplémentaires de nourriture et de soins médicaux.

Les succès opérationnels de l’UNRWA dans le domaine de l’éducation ont été remarqués. Avec des moyens moindres que ceux des pays d’accueil, les résultats scolaires des réfugiés à la fin du cycle primaire qu’il couvre (le secondaire en sus au ­Liban) sont en général supérieurs. L’enseignement professionnel fourni a par ailleurs facilité l’accès à l’emploi, notamment dans les monarchies du Golfe. L’UNRWA a aussi constitué un facteur de modernisation sociale, encourageant dès les années 1950 la scolarisation des filles, bien avant les pays d’accueil : représentant environ un dixième des effectifs des classes du primaire (6-15 ans) en 1950, elles en forment la moitié depuis les années 1980. Enfin, ses méthodes d’enrichissement de programmes d’enseignement et de formation des enseignants ont été adoptées par ces derniers comme modèle pour le développement de leur propre système éducatif.

Plus grand employeur au Proche-Orient après les États d’accueil avec ses quelque 30 000 employés gérant 700 écoles (environ 540 000 étudiants), 140 cliniques, des dizaines de centres sociaux et d’enregistrement à travers le Proche-Orient, l’UNRWA est souvent comparé à un organisme gouvernemental. Cependant, ses assises institutionnelles sont restées celles d’une agence temporaire, dirigée par un personnel international réduit au minimum (213 personnes en 2022) et un budget basé sur des contributions volontaires. Or elles n’ont cessé de baisser depuis les années 1980, d’environ 100 dollars par tête de réfugié à 60 ces dernières années, conduisant l’UNRWA à adopter des politiques d’austérité qui ont affecté la quantité et la qualité des services. Les soins médicaux sont de plus en plus limités à la santé préventive ; ses écoles sont contraintes de fonctionner sur le ­système de la double rotation, l’octroi de bourses universitaires a été suspendu ; les travaux de maintenance de son infrastructure de services sont souvent reportés, et les salaires des employés locaux gelés. L’office fonctionne encore, mais au minimum.

Comment l’organisation travaillait-elle à Gaza avant la guerre ? Quels sont les effets de cette dernière pour ses missions ? 

L’UNRWA a développé ses programmes d’assistance de manière standardisée avant de les adapter au contexte de chacun des pays d’accueil. Depuis les accords d’Oslo de 1993, c’est principalement avec l’ANP que l’UNRWA a géré ses activités dans les Territoires occupés et, depuis 2007, avec le Hamas à Gaza. Ses rapports avec le mouvement islamiste sont restés tendus. Durant la seconde Intifada (2000-2005), l’office avait dû se défendre contre des allégations israéliennes faisant état de l’instrumentalisation de ses infrastructures par des groupes radicaux comme le Hamas afin d’éviter que les États-Unis ne suspendent leurs contributions. Son arrivée au pouvoir à Gaza en 2007 accentue la méfiance de l’UNRWA. Mais il ne s’agit plus seulement de se prémunir de toute tentative d’instrumentalisation du Hamas, mais aussi de contrecarrer son influence idéologique sur la jeunesse gazaouie : ses écoles et ses camps d’été ont développé un programme d’éducation enrichi d’une promotion des Droits de l’homme « à l’occidentale » que le Hamas n’a cessé de critiquer en jugeant que cela encourageait les individus à adopter la religion de leur choix « comme on choisirait un plat au restaurant ».

La guerre qui oppose l’armée israélienne au Hamas depuis octobre 2023 a accru les besoins des civils. Près des trois quarts des Gazaouis (1,7 million de personnes sur un total de 2,3 millions) sont déplacés, et l’habitat et les infrastructures civiles sont quasi entièrement détruits, sans parler des nombreux blessés et morts, y compris parmi les employés de l’UNRWA. Les opérations d’urgence y sont encore bridées par la fermeture totale de Gaza ainsi que par les frappes continues de l’armée israélienne. Malgré cela, l’office, dont le personnel est assisté de volontaires, est considéré par les observateurs comme la seule entité encore susceptible de répondre aux besoins de base des locaux, réfugiés ou non.

La situation est-elle différente dans les pays voisins, notamment en Jordanie ?

La situation désespérée à Gaza fait oublier les besoins des réfugiés dans les autres terres d’accueil où, en sus de ses programmes réguliers, l’UNRWA a dû adopter des programmes d’urgence au cours de ces dernières années. C’est le cas en Cisjordanie où, en 2023 par exemple, l’UNRWA a répondu à la dégradation de la sécurité due à l’expansion des colonies et au durcissement de la politique d’occupation israélienne en apportant une assistance à des populations bédouines isolées, ainsi qu’aux habitants des camps de réfugiés de Jénine et de Tulkarem victimes d’incursions militaires israéliennes. En Syrie, où 40 % des quelque 440 000 réfugiés restés dans le pays (sur 667 870 personnes enregistrées) ont été déplacés en raison de la guerre civile qui y sévit depuis 2011, l’UNRWA a conduit un programme d’urgence sous forme d’aides en espèces et de distributions de nourriture. C’est aussi le cas au Liban, où les réfugiés se heurtent à une législation qui discrimine l’accès à l’emploi et à la propriété dans un contexte social dégradé depuis l’écroulement de l’économie nationale en 2019. Enfin, en Jordanie, seul pays d’accueil de la région encore stable, l’UNRWA émerge comme une structure gouvernementale parallèle dans ses secteurs d’activités, ce qui pose la question de son financement.

Quelles réformes faudrait-il entreprendre pour renouveler l’UNRWA ? On pense notamment à ses ressources financières, alors que des pays suspendent leurs aides.

Sous la pression de donateurs soucieux de renouveler des modes de fonctionnement internes datant des années 1950, l’UNRWA s’est soumis dès 2005 à une cure de réformes tous azimuts, destinée à rendre son action plus performante, mais aussi moins coûteuse. La planification des opérations a été décentralisée du QG opérationnel d’Amman aux bureaux ­régionaux, les processus budgétaires et décisionnels ont été clarifiés, et les frais de fonctionnement ont été réduits au maximum. Malgré ces efforts, l’UNRWA n’a pas été récompensé, puisqu’il s’est régulièrement trouvé en déficit. En cause, la « fatigue des donateurs » liée à la stagnation du processus de paix et au financement de la gestion d’autres crises régionales comme la réponse à la crise des réfugiés syriens depuis 2012 et les conséquences du tremblement de terre en Turquie et en Syrie en février 2023. La future reconstruction de Gaza risque de diminuer encore les enveloppes destinées à l’UNRWA.

Certaines pistes ont été envisagées afin de pallier cette « fatigue ». Faut-il impliquer les acteurs du secteur privé à l’échelle mondiale ? La nature récurrente du financement de l’office ne peut que classer cette option au rang de contributions complémentaires. Impliquer plus les monarchies du Golfe ? Mais la position traditionnelle des pays arabes a été de considérer que le financement de l’UNRWA incombe principalement aux membres de l’ONU en raison du rôle majeur joué par cette dernière dans la création d’Israël et donc du problème des réfugiés palestiniens. Depuis 2010, les contributions des pays arabes au budget de l’UNRWA se sont échelonnées de 1 à 13 %, s’élevant à 25 % en 2018 lorsqu’il s’est agi d’assurer la survie de l’office à la suite de la suspension par l’administration Trump (2017-2021) des contributions américaines, avant de redescendre à moins de 5 % en 2021. Il n’est pas certain que les pays arabes renouvellent le geste de 2018 pour compenser le gel actuel des contributions des États-Unis. D’autres pistes ont été envisagées, comme cogérer certaines activités avec des agences onusiennes. Mais ces initiatives ont été rejetées par les pays d’accueil et les réfugiés pour lesquels l’UNRWA est avant tout le symbole de l’engagement de l’ONU à préserver et à mettre en œuvre le « droit du retour ». Dès lors, toutes les tentatives de réduire les responsabilités de l’office ont été considérées comme une « menace » existentielle et combattues.

L’espoir demeure que les recommandations du Groupe d’examen indépendant soient suivies par tous.

Et si l’UNRWA disparaissait, comme le souhaite Israël…, que se passerait-il ?

Si l’UNRWA disparaissait, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) le remplacerait comme agence protectrice et serait conduit à réenregistrer les réfugiés selon ses propres critères, qui excluent ceux ayant acquis une autre citoyenneté ; c’est le cas des réfugiés de 1948 enregistrés en Jordanie qui furent naturalisés entre 1949 et 1952 (2 millions de personnes), et peut-être ceux de Cisjordanie (1,12 million) et de Gaza (1,75 million), qui disposent des mêmes papiers d’identité que les non-réfugiés de ces territoires, ou des réfugiés enregistrés au Liban qui ont émigré vers des États européens. Excepté la distribution d’aide en espèces aux plus vulnérables, l’UNHCR et les agences onusiennes sœurs ne gèrent pas directement les services médicaux et éducationnels, s’assurant que les pays d’accueil couvrent les besoins des réfugiés dans ces secteurs. Or les pays d’accueil ne sont pas prêts à endosser cette responsabilité opérationnelle et financière : tous sont en proie à des difficultés économiques et politiques majeures, et deux d’entre eux, la Jordanie et le Liban, doivent déjà gérer la présence massive de Syriens sur leur sol. Ces États joueraient donc la menace à la sécurité régionale afin de faire renaître l’UNRWA de ses cendres. n

Notes

(1) En 2023, l’UNRWA a dégagé un budget de 1,46 milliard de dollars, financé par les dons des États membres de l’ONU et des organisations internationales. Les premiers donateurs sont les États-Unis, l’Allemagne, l’Union européenne, la France et la Suède. Après les accusations contre des employés de l’office d’avoir participé aux attaques du 7 octobre 2023, les Américains ont interrompu leur contribution (400 millions de dollars par an) jusqu’à mars 2025.

(2) ONU/Groupe d’examen indépendant, Final Report for the United Nations Secretary-General. Independent Review of Mechanisms and Procedures to Ensure Adherence by UNRWA to the Humanitarian Principle of Neutrality, 20 avril 2024.

Guillaume Fourmont 

Anne Lohéac

Jalal al-Husseini

areion24.news