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dimanche 1 juin 2025

Pakistan : qu’attendre d’Islamabad après cette énième crise avec l’Inde ?

 

L’attentat terroriste sanglant commis au Cachemire indien du 22 avril à l’origine de la dernière confrontation militaire entre l’Inde et le Pakistan pourrait être lourd de conséquences pour l’avenir. Rien n’indique une réelle volonté d’apaisement du côté d’Islamabad.

L’attaque au Jammu-et-Cachemire indien perpétrée le 22 avril par un commando terroriste pakistanais (The Resistance Front ; TRF) faisant 26 victimes civiles indiennes est à l’origine de la dernière confrontation militaire sérieuse, en date du 7 au 10 mai, entre l’Union indienne et la République islamique du Pakistan. Comment se positionne cette dernière dans le sillage de ces événements douloureux qui ont inquiété jusqu’aux citoyens européens, pourtant déjà accaparés par divers autres tragédies plus proches dont l’invasion russe de l’Ukraine et la guerre au Moyen-Orient ?

L’observateur candide du sous-continent indien restera sans doute arc-bouté sur la certitude que les généraux du pays des purs – les véritables maîtres de cet État d’Asie méridionale où la démocratie demeure un concept décoratif – et les instigateurs de l’attaque terroriste de Pahalgam (à moins que l’on parle d’une seule et même entité) ont assurément compris la leçon indienne : représailles fortes, spectaculaires, précises, ciblées, épargnant largement la population civile mais pas les acteurs radicaux terroristes, sans être condamnées par le concert des nations.

D’autant plus que les autorités d’Islamabad (le bien faible gouvernement civil de S. Sharif, au soutien populaire limité) et celles de Rawalpindi (QG de l’omnipotente armée pakistanaise) nient plus fort l’une que l’autre toute responsabilité dans les sinistres événements ayant pour toujours transformé la jusqu’alors paisible et enchanteresse « petite Suisse du Cachemire » (vallée de Baisaran) en une effroyable scène de crime. Ils rejettent pareillement tout lien de quelque nature que ce soit avec le groupe terroriste pakistanais The Resistance Front – succursale cachemirie récente du bien plus tristement connu Lashkar-e-Taiba – qui a revendiqué la responsabilité du massacre sectaire de Pahalgam.

L’engrenage de la terreur

Ces mêmes observateurs candides de l’étrange échiquier pakistanais argueront que la Pakistan army n’avait finalement d’autre option – car poussée à agir par une opinion publique outrée que l’Inde ait porté le fer et l’effroi sur tant de sites pakistanais distincts (dont une base aérienne située non loin de Rawalpindi, le siège de la toute-puissance armée) – que de répondre par le feu et la foudre (mobilisation de la Pakistan Air Force, de ses missiles sol-air, de ses bombes et de l’artillerie) à l’audace des forces ennemies indiennes.

Une valse à cinq temps

Enfin, ces commentateurs conciliants avec le narratif d’Islamabad ponctueront leur plaidoirie en mettant en avant le fait que l’action militaire des forces pakistanaises (sans officiellement poser le pied par-delà la ligne de contrôle en territoire indien) n’a guère fait plus de victimes (civiles collatérales) que celles imputées à l’Indian Air Force ou aux unités frontalières – environ 70 morts déplorés de part et d’autre -, et que, finalement, le gouvernement pakistanais et l’Etat-Major ont convenu en même temps que leurs homologues indiens de la nécessité de conclure au plus vite un cessez-le-feu, preuve s’il en est de leurs « bonnes intentions » et de leur évidente responsabilité. Passons sur cette lecture candide de la feuille de route pakistanaise de ces dernières semaines – que nous laissons aux thuriféraires de la patrie de Jinnah (le père de la nation pakistanaise) – pour mieux nous immerger à présent dans un questionnement en 5 temps.

Côté pakistanais, le cessez-le-feu prévalant de part et d’autre de la ligne de contrôle (depuis le 10 mai, après 3 jours de très haute tension) signifie-t-il le terme de cette énième crise indo-pakistanaise ? On aimerait à le croire. Mais on ne décèle aucune jubilation ou joie particulière au Punjab, au Sindh ou en Khyber-Pakhtunkhwa avec la fin des courtes hostilités indo-pakistanaises. Le ton relayé dans les médias demeure majoritairement belliqueux, plus porté sur l’avertissement, la menace que sur l’appel général à la décrispation de part et d’autre des 3 190 km de frontière terrestre commune. Pour un peu, on pourrait presque déceler une velléité de reprendre les armes dans les multiples commentaires des hommes en uniforme.

Le pouvoir pakistanais (pour rappel officiellement, selon la lettre de la Constitution, dans les mains d’un gouvernement civil élu et « soutenu » – le bel euphémisme que voilà – par les généraux) sort-il renforcé de cet épisode critique ? Oui, indiscutablement. Force est de reconnaître que le gouvernement du 1er ministre S. Sharif – lequel ne brille pas particulièrement par son charisme ou sa popularité depuis son entrée en fonction au printemps 2022, capitalise (un peu trop hardiment sans doute) ces deux dernières semaines sur le récit de la dernière confrontation virile avec le voisin indien proposée par Islamabad (et Rawalpindi, QG de la Pakistan army). Il est vrai qu’il n’est pas rare, dans l’histoire politique mouvementée de cette République islamique, de trouver une échappatoire extérieure – un contentieux quelconque avec la République indienne par exemple – pour se soustraire aux tourments d’une population courroucée, éreintée, par la gouvernance déficiente de ses dirigeants, qu’ils soient élus ou galonnés.

Si l’on retient l’hypothèse (plausible) que ces mêmes généraux ou l’ISI (services de renseignement) – avaient (a minima) « eu vent » qu’une attaque ou un attentat se tramait au Jammu-et-Cachemire indien, et ne pouvant pas ignorer ce qu’il en résulterait (réponse indienne forte sur le sol pakistanais : « opération Sindoor »), pourquoi n’ont-ils pas agi pour étouffer dans l’œuf ce projet ?

Dans ce pays d’Asie méridionale où la réalité du pouvoir politique est de longue date aux mains des officiers supérieurs et de la caste martiale – peu important la pantomime des élections et la lettre de la Constitution prétendant à la démocratie -, où l’on a coutume de présenter l’Inter-Services Intelligence (ISI) comme un « Etat dans l’Etat » contrôlé par une cohorte de généraux faisant peu cas des aspirations démocratiques d’une majorité des 252 millions d’habitants, il apparaît hautement improbable qu’une opération aussi potentiellement toxique que l’attaque de Pahalgam au Cachemire indien ait pu être ourdie, préparée et réalisée sans que l’omnipotente Pakistan Army et sa noria de proxies divers n’en aient eu vent en amont. Dès lors, a contrario, l’observateur extérieur au sous-continent indien pourrait – a minima – être amené à considérer l’hypothèse que la très influente institution martiale du pays des purs n’était peut-être pas opposée à pareil projet.

Fragilisé, désorganisé, déboussolé à la fois par l’aventurisme russe en Ukraine, le conflit israélo-palestinien et les nouvelles « règles du jeu » (comptables) imposées par une Maison Blanche 2.0 que l’on peine à reconnaître et dont le crédit s’érode à vitesse grand V depuis janvier, le contexte international particulier et délétère du moment a-t-il été exploité à dessein par le pays des purs lors de la crise de début mai ?

On ne peut écarter cette lecture des choses, même si le scénario du mois écoulé dans l’ancienne principauté du Cachemire aurait tout à fait pu se dérouler sur une trame similaire quand bien même le trio d’événements graves mentionnés ci-dessus n’avait pas eu lieu. Cependant il ne fait guère de doute que du côté de Rawalpindi et d’Islamabad, le fait que l’attention du concert des nations soit primairement déjà en grande partie captée par les conséquences désastreuses de la guerre en Ukraine, du drame humanitaire à Gaza et du nouveau désordre mondial insufflé depuis un semestre par l’imprévisible locataire de la Maison Blanche, aura probablement plus servi que déjoué les projets des généraux pakistanais et des promoteurs d’une nouvelle crise indo-pakistanaise se déroulant un quart de siècle après la crise de Kargil (avril-juillet 1999).

En Asie-Pacifique, à la (bonne) surprise des observateurs, le 1er semestre 2025 a notamment vu les prémices d’une décrispation sino-indienne que personne n’avait vraiment anticipé (pas davantage l’auteur de cette tribune que ses pairs) et personne ne s’en plaindra. Les récents événements armés survenus entre l’Inde et le Pakistan – et notamment l’emploi de matériels militaires chinois (dont des chasseurs J-10 Vigorous Dragon et JF-17) par le Pakistan contre son voisin oriental – peuvent-ils remettre en cause cette dynamique de détente sino-indienne déjà par nature ténue ?

La Chine en embuscade

Bien entendu, cet affrontement printanier indo-pakistanais n’a pas révélé l’étroite proximité de la relation Islamabad-Pékin connue de longue date, nourrie au grand jour depuis plusieurs décennies, faisant de la République Populaire de Chine le seul véritable allié stratégique de la République islamique du Pakistan, le « most reliable friend » d’Islamabad selon les mots du chef du gouvernement pakistanais S. Sharif le 11 mai : « Je tiens à remercier la Chine du fond du cœur. Je remercie le président et le peuple chinois qui, depuis 58 ans, soutiennent le Pakistan ».

Pékin – on s’en doute – s’est montrée moins diserte sur l’emploi de ses chasseurs lors de ces quelques journées de franche tension indo-pakistanaise, se félicitant discrètement que ses produits d’exportation aient pu être testés en condition réelle. Et l’industrie de défense chinoise de se féliciter certainement là encore des perspectives d’exportation à venir vers le voisin-client-allié pakistanais. Tout ceci confondu, on peut dès lors imaginer du côté de New Delhi que cette coopération indirecte sino-pakistanaise s’exerçant directement à ses dépens puisse doucher quelque peu les ardeurs des partisans d’une détente avec la République populaire voisine…

Cette première « guerre des drones » indo-pakistanaise s’est in fine soldée le 10 mai par un cessez-le-feu bienvenu. Mais depuis lors, la guerre des mots n’a guère cessé quant à elle, bien alimentée notamment du côté de la République islamique du Pakistan par les divers porte-voix de la Pakistan Army, que l’on n’avait plus vu bomber le torse avec tant d’ardeur depuis longtemps, ni vu saturer l’espace médiatique national avec autant d’entrain. Ceci à l’image du chef des armées Syed Asim Munir Ahmed Shah, un général 5 étoiles promu Field Marshall (le 2e général à recevoir cette distinction) le 20 mai, pour son leadership en temps de crise. Le genre d’initiative sujette à caution qui ne manquera pas d’asseoir davantage encore l’autorité des hommes en uniforme – au détriment de la démocratie – et de nourrir d’autant les tensions entre les deux pièces centrales du fébrile échiquier sud-asiatique.

Olivier Guillard

asialyst.com