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vendredi 20 juin 2025

Mutations stratégiques en Europe. Conséquences opérationnelles pour les armées françaises

 

Le bellicisme assumé de la Russie et les nouvelles incertitudes qui pèsent sur les formes de l’engagement futur des États-Unis en Europe placent les alliés européens dans la perspective, esquissée par les réunions au sommet de Paris et de Londres en février et en mars de cette année, de devoir assumer une responsabilité collective beaucoup plus grande pour leur sécurité. Même si le pourtour stratégique de cette situation nouvelle reste encore à préciser, il est possible, d’ores et déjà, d’en esquisser les conséquences opérationnelles pour les armées françaises, à court et à moyen terme, aussi bien sur le plan des capacités et des structures de forces que sur celui des coopérations bilatérales et multilatérales.

Depuis le milieu des années 1960, la politique de sécurité et la posture de défense de la France reposent sur trois piliers complémentaires et durables :

• une capacité nucléaire, conventionnelle et spatiale indépendante ;

• l’appartenance à l’Alliance atlantique ;

• une aspiration à une plus grande autonomie stratégique de l’Europe.

Dans ce schéma, la position géographique de la France en Europe, avec deux façades maritimes, et son statut de puissance nucléaire lui avaient permis d’adopter une posture stratégique en retrait du dispositif de l’OTAN et de réserve opérationnelle de l’Alliance. La réunification de l’Allemagne en 1990, l’élargissement de l’Union européenne et une présence militaire américaine réduite ont rendu cette posture en retrait caduque et motivé son aménagement. Celui-ci s’est traduit, notamment, par la réintégration de la structure de commandement de l’OTAN en 2009 et la mise à la disposition de l’Alliance d’états – majors de forces aérien, terrestre et naval de haute disponibilité. Par la suite, le besoin de réassurer les Alliés et de renforcer la dissuasion, dans le sillage des agressions russes contre l’Ukraine en 2014 et en 2022, ont motivé un engagement au sol en Estonie (opération « Lynx ») et en Roumanie (opération « Aigle ») et une contribution conséquente aux activités de vigilance renforcée de l’Alliance, à la mer et dans les airs (1).

Une nouvelle donne stratégique

Les mutations stratégiques en cours en Europe résultant du bellicisme durable de la Russie et des incertitudes créées par le positionnement nouveau des États-Unis requièrent maintenant une adaptation plus profonde et affichée de la posture de défense de la France vers l’avant, en appui des pays européens alliés. Cette posture de « haute visibilité » devra balayer un arc de cercle continental reliant le Grand Nord à la mer Égée, en passant par la Pologne et la Roumanie, pour faire face aux capacités conventionnelles et nucléaires de la Russie. Ce premier arc de cercle devra s’appuyer sur un deuxième arc, maritime celui-là, reliant la mer de Norvège à l’archipel du Cap-Vert. Ce deuxième arc aura pour but, notamment, de contrer la menace que représentent les sous – marins nucléaires d’attaque russes de la classe Yasen, armés de missiles de croisière mer-sol à double capacité conventionnelle et nucléaire, et les sous – marins de poche conçus pour des opérations clandestines contre les installations portuaires et les câbles sous – marins (2). La menace russe contre l’Europe, notamment celle représentée par les missiles de croisière mer-sol Kalibr (SS‑N‑30 Sagaris) et sol-sol Iskander‑K (SSC‑8 Screwdriver), sera durablement omnidirectionnelle (3).

Les capacités et les coopérations opérationnelles futures des armées françaises devront refléter cette nouvelle ambition stratégique, en direction du Grand Nord, de la mer Baltique, de la mer Noire et de la Méditerranée orientale, afin que la France puisse peser de tout son poids contre toute tentative de la part de la Russie de contourner la dissuasion par des prises de gage territoriales et des manœuvres d’intimidation nucléaire à l’encontre de pays européens alliés. À l’inverse de la tendance lourde depuis la fin de la guerre froide de dissocier la dissuasion nucléaire des forces conventionnelles, un couplage plus marqué des deux sera nécessaire, afin que la manœuvre conventionnelle puisse bénéficier de l’apport des capacités nucléaires et prolonger leur effet dissuasif, et, ainsi, dissuader toute menace ou tentation d’escalade.

Cette démarche devra privilégier, partout où cela sera possible et utile, les conditions suivantes :

• s’appuyer sur le cadre familier que représente l’OTAN, afin de maintenir la continuité opérationnelle, de bénéficier de l’interopérabilité des procédures, des tactiques et des transmissions et d’éviter des redondances nuisibles ;

• renforcer les coopérations et les partenariats opérationnels déjà en place, par exemple avec l’Allemagne dans le cadre de la brigade, de l’escadron de transport et de la force navale franco – allemande, et avec le Royaume-Uni dans celui de la Combined joint expeditionary force (CJEF). Ce renforcement devrait viser à mettre un terme à la plus grande source de faiblesse militaire de l’Europe, qui est le morcellement de ses capacités militaires en « petits paquets », à mutualiser les moyens des uns et des autres et à diminuer la dépendance des Européens vis-à‑vis de la contribution américaine, qui est, de longue date, un poids excessif pour les États-Unis ;

• rechercher la coopération et l’interopérabilité avec les forces américaines, en Europe et dans le monde.

L’articulation des armées dans cette perspective nouvelle devra privilégier trois fonctions :

• la présence, d’une manière beaucoup plus soutenue et continue, en Europe et autour, dans un but de vigilance et de dissuasion renforcées ;

• la protection, en développant une capacité interarmées à maintenir des contingents déployés sur la durée et durcis, dans une mission de bouclier, à l’avant, en Estonie et en Roumanie, ainsi que, probablement, à l’avenir, en Pologne, et de manière plus épisodique, dans le Grand Nord ;

• la projection, par la recherche d’une capacité multinationale de frappe conventionnelle dans la profondeur combinant des composantes air-sol, mer-sol et sol-sol, selon les préférences et les capacités des uns et des autres.

Les trois fonctions sont complémentaires : la fonction présence renseigne la protection et la projection, tandis que la projection vient renforcer la protection, soit en dissuadant l’agression par une menace sur les arrières de l’adversaire, soit en prolongeant les effets de la défense dans la manœuvre de contre – offensive.

Un format de forces durci et amplifié

Ces ambitions rehaussées par rapport aux circonstances présentes exigeront une adaptation de la capacité et du format des trois armées, en visant une disponibilité des matériels plus haute et un volume de forces amplifié. Sans rechercher la masse, densifier les moyens et les effets participera d’une volonté d’intégrer les leçons de la guerre en Ukraine, particulièrement celle de prévenir un conflit long et nécessairement dévastateur.

Armée de Terre

Depuis 2016, l’armée de Terre a entrepris une importante remontée en puissance. Les principales étapes ont été :

• la transformation en 2016 des états – majors de force de Besançon et de Marseille en 1re et 3e divisions et l’activation de la 4e brigade d’aérocombat ;

• la mise sur pied en 2023 d’un Commandement du combat futur et, séparément, d’un Commandement terre Europe (CTE) au sein d’un Commandement de la force et des opérations terrestres reformé à Lille ;

• la certification en 2024 du Corps de réaction rapide-France de Lille au standard OTAN de War-fighting corps (WFC) ;

• la réactivation, en 2024 aussi, de la 19e brigade d’artillerie et de la brigade du génie ;

• la création, enfin, de quatre commandements spécialisés dans les domaines des actions spéciales, du renseignement, de l’appui logistique et de l’appui numérique et cyber.

Ces réformes devront être complétées utilement par des mesures supplémentaires :

• la transformation du CTE en un commandement du niveau de l’armée apte à exercer le contrôle opérationnel sur deux ou trois corps d’armée français et alliés. L’Allemagne et la Pologne seraient amenées à créer des commandements d’armée correspondants ;

• la mise sur pied d’un troisième état – major de division, en complément des 1re et 3e divisions, pour amplifier la voilure de la Force opérationnelle terrestre (FOT) et permettre un renforcement simultané des partenariats divisionnaires avec les armées de terre allemande et britannique ;

• le renforcement de la 19e brigade d’artillerie avec des capacités de reconnaissance et de frappe de précision dans la profondeur, sous la forme de drones d’attaque, de lance – roquettes multiples modernisés et de missiles sol-sol de longue portée, ainsi que de moyens sol-air étoffés.

La troisième division envisagée pourrait être stationnée en Picardie et orientée vers les opérations combinées en Europe du Nord, de l’Estonie au nord de la Finlande, en partenariat avec le Royaume-Uni, tandis que la 1re division se concentrerait sur les opérations multinationales dans un arc de cercle s’étendant de la Lettonie à la Roumanie, en coopération avec l’Allemagne. La densification de la FOT avec une troisième division, y compris par le recours à une réserve opérationnelle plus étoffée, donnerait à celle-ci la voilure nécessaire, en temps de paix, pour assurer une rotation des forces plus souple aux avant – postes et pour faire face, en temps de guerre, à l’hypothèse d’agressions simultanées sur plusieurs points du front européen, même si elles étaient de volume et de rythmes différents. Ce renforcement pourrait s’accompagner utilement de l’ouverture d’un site de transit et de soutien logistique en Allemagne, comparable au camp britannique de Sennelager.

Le renforcement de la FOT devrait impliquer aussi la mise sur pied d’une troisième Brigade légère blindée (BLB), la mise à disposition de la brigade motorisée belge (à l’instar de l’intégration des brigades néerlandaises aux divisions de la Bundeswehr), une fois qu’elle sera au standard SCORPION, et la transformation de la Brigade franco – allemande (BFA) en brigade blindée, avec le remplacement du régiment blindé léger français par un régiment de chars allemand. Il serait aussi souhaitable qu’un régiment d’infanterie dans chacune des trois brigades blindées (2e et 7e brigades blindées et BFA) échange ses Véhicules blindés de combat de l’infanterie (VBCI) à roues pour des VBCI à chenilles achetés sur étagère, afin de combler une lacune importante dans la capacité de combat interarmes de l’armée de Terre. Les AMX‑10RC et les VBCI à roues libérés pourraient être reversés à la nouvelle BLB.

Les nouveaux moyens de frappe dans la profondeur permettraient à la FOT d’amplifier les effets de rupture des forces de mêlée, tout en exploitant les nouvelles technologies de ciblage et de précision. La prise en compte de l’irruption des drones de tous types dans la troisième dimension rappellerait l’avènement de l’aéromobilité de combat à l’occasion des exercices « REFORGER 76 » américain et « Moselle 83 » français.

Armée de l’Air et de l’Espace

Trois des réformes les plus importantes dans l’armée de l’Air et de l’Espace de ces dix dernières années ont été le rétablissement des escadres à partir de 2014, la mise sur pied du Commandement de l’espace en 2019 et, enfin, la fusion des commandements opérationnel et organique au sein du Commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes et la dissolution du Commandement des forces aériennes en 2023, afin de renforcer la réactivité des unités. Cette réorganisation ouvre la porte à une coopération plus poussée entre le Joint force air component commander (JFACC) français et ses homologues allemand, britannique et italien dans le but d’accroître la capacité des forces aériennes européennes à conduire en commun des opérations de grande envergure et de haute intensité, avec un appui spatial et cyber amplifié.

Ces mesures devront s’appuyer sur une accélération de la transition de l’aviation de chasse vers le binôme Rafale F5/avions de combat futurs pilotés et non pilotés. Cette transformation devra viser à renforcer la défense aérienne, aussi bien les escadres de chasse stationnées à Orange et à Luxeuil que les moyens sol-air contre les missiles de croisière et hypersoniques. Elle devra aussi s’atteler à développer une capacité aéroportée de frappe conventionnelle dans la profondeur, y compris sur la base des retours d’expérience de l’emploi du missile air-sol SCALP. Cette capacité de frappe accrue devra être accompagnée d’un renforcement des moyens de supériorité aérienne (offensive counter – air), de combat électronique aéroporté et de suppression et destruction des défenses aériennes ennemies (suppression and destruction of enemy air defenses).

Marine nationale

La Marine nationale a entrepris un effort important de mise à niveau de ses moyens, avec l’entrée en service des frégates FREMM et des sous – marins nucléaires d’attaque de la classe Suffren et la montée en puissance du Groupe aéronaval, notamment au travers de sa certification au standard carrier strike force (FRSTRIKEFOR), qui a été actée en 2023.

Ces transformations ont préparé le terrain pour envisager un renforcement important des coopérations bilatérales de la Marine nationale avec la Royal Navy et la Marina Militare en vue de créer deux flottes européennes permanentes en Atlantique (European standing fleet, Atlantic ou ESFLant) et en Méditerranée (ESFMed) bâties autour des états – majors de conduite et des groupes aéronavals français, britannique, italien et espagnol. Ces coopérations croisées permettront une meilleure coordination européenne de l’emploi des navires d’escorte, des sous – marins d’attaque et des aéronefs de patrouille maritime, mais devraient être complétées par la commande par la Marine nationale de frégates supplémentaires au standard « FREMM-Plus » pour assurer une présence maritime plus soutenue dans l’Arctique et, au-delà de l’Europe, dans la vaste région indo – pacifique.

Dissuasion nucléaire

Comme souligné plus tôt, la dissuasion nucléaire et les capacités conventionnelles se complètent mutuellement, empêchant un agresseur potentiel d’identifier des failles dans une armure qui doit tenir d’un bloc. Une densification des capacités conventionnelles françaises devra donc s’accompagner de mesures destinées à renforcer la crédibilité de la dissuasion, notamment par une co-

opération nucléaire approfondie avec le Royaume – Uni, dans le fil des déclarations d’Ottawa de juin 1974 et de Chequers d’octobre 1995, et des traités de Lancaster House de novembre 2010. Cette coopération pourrait prendre la forme d’une intégration d’équipages de la Royal Air Force – pilotes et navigateurs – au sein de la 4e escadre de chasse de Saint – Dizier, qui met en œuvre le missile ASMP‑A, et d’une mutualisation de l’emploi des avions – citernes A330 français et britanniques en soutien des exercices « Poker ». Ces deux mesures viseraient à donner à un tir français d’ultime avertissement une dimension franco – britannique affichée, sans préjuger de la nature d’une riposte stratégique de la France et du Royaume-Uni, et à développer un socle commun en soutien d’un projet de dissuasion concertée et élargie.

Contraintes et volontarisme

Dans cette remontée en puissance, la France rencontrera plusieurs contraintes de nature démographique, budgétaire et capacitaire, que l’on retrouve, à des degrés divers, chez ses partenaires européens. Un défi commun est l’héritage des réductions du budget de la défense et du volume des forces associés aux « dividendes de la paix » qui ont suivi la fin de la guerre froide. Ces réductions, conduites de bonne foi, à la lumière de la fin de la confrontation Est-Ouest, mais avec peu de clairvoyance, limiteront nécessairement l’ambition de cette remontée.

Le rétrécissement extraordinaire du format des forces de manœuvre s’est accompagné d’une réduction marquée ou de l’abandon des capacités organiques des niveaux du corps d’armée et de la division, comme l’artillerie antiaérienne et le génie. Mécaniquement, ces réductions ont été répercutées dans le domaine de l’infrastructure, avec la fermeture de casernes, de dépôts de munitions, de champs de tir et de bases aériennes avec leurs abris à avions durcis, obérant les possibilités de disposer d’une infrastructure adaptée à un format des forces élargi et de recourir à la dispersion face à une menace de frappe russe accrue par rapport à son équivalent soviétique des années 1980 (4). Cette vulnérabilité stratégique est de nature à affaiblir la dissuasion en temps de crise si elle n’est pas compensée par une plus grande capacité européenne de défense antimissile, de frappe conventionnelle dans la profondeur et de lutte anti – sous – marine.

La mise à niveau du format des armées françaises préconisée ici devra s’accompagner, pour être pleinement efficace, d’efforts de nature comparable chez les principaux partenaires européens de la France. Elle devra aussi s’appuyer sur une adaptation de la structure de commandement de l’OTAN, destinée à conforter les ambitions européennes, tout en préservant l’articulation avec les forces américaines. Dans cette perspective, les trois états – majors interarmées alliés situés aux Pays-Bas, en Italie et à Norfolk (Virginie), aux États-Unis, pourraient revenir aux alliés européens. Dans le cadre de cette structure de commandement adaptée, l’état-major interarmées de Norfolk pourrait utilement être relocalisé au Royaume – Uni, pour couvrir l’Atlantique nord et le Grand Nord à partir d’un site géographiquement plus proche (5). En parallèle, la 2e Flotte de l’US Navy basée à Norfolk pourrait devenir un commandement naval expéditionnaire allié.

L’Europe est à un tournant. Il pourrait être salutaire. Les pistes proposées ci-dessus offrent une panoplie de perspectives et de propositions à même de donner une assise opérationnelle forte aux ambitions et aux besoins portés par la France et par ses partenaires dans le contexte stratégique mouvant dans lequel se trouve l’Europe aujourd’hui.

Notes

(1) Diego Ruiz Palmer, « “Air shielding” : le bouclier aérien de l’OTAN », Air Fan, no 497, février-mars 2025.

(2) Benjamin Gravisse, « Yasen-M : le renouveau de la flotte d’attaque sous-marine russe », Défense & Sécurité Internationale, no 159, mai-juin 2022.

(3) Les missiles SS-N-30 et SSC-8 représentent des développements des missiles de croisière soviétiques SS-N-21 Samson et SSC-X-4 Slingshot des années 1980. Ils illustrent la capacité technique de l’industrie de défense russe à maintenir en place, sur des décennies, des équipes d’ingénieurs de haut vol, notamment dans le vaste domaine des missiles qui, dans la pensée militaire soviétique et russe, sont les « armes-miracle » par excellence, du fait de leur réactivité, de leur vitesse, de leur portée et, de plus en plus, de leur précision.

(4) Dans les années 1980, seuls les missiles balistiques tactiques soviétiques SS-21 Scarab et SS-23 Spider avaient une capacité conventionnelle, en complément de leur capacité de frappe nucléaire. Aujourd’hui, la quasi-totalité des missiles balistiques et de croisière non stratégiques russes ont cette double capacité, avec une précision plus élevée.

(5) Après la fin de la guerre froide, la base aérienne de RAF High Wycombe a accueilli, entre 1994 et 2000, l’état-major interarmées des Forces alliées du nord-ouest de l’Europe (AFNORTHWEST).

Diego Ruiz Palmer

areion24.news