La fin de l’année 2024 a été marquée par la présentation de plusieurs nouveautés militaires chinoises, notamment trois avions dont on ne sait pas encore grand-chose, mais qui montrent à quel point les Chinois sont dynamiques et avancent rapidement. En comparaison, la seule innovation technique russe récente notable réside dans la présentation de nouvelles tuyères pour le Sukhoï Su-57. Comparaison n’est évidemment pas raison, mais plus le temps avance, plus on mesure le décalage technologique et industriel qui s’est creusé entre les deux pays, sachant qu’il y a trente ans, les Chinois achetaient leurs matériels militaires les plus modernes en Russie.
Dans le cadre de la grande restructuration géopolitique du monde concomitante à la guerre en Ukraine, la Russie s’est cherché des appuis et de nouveaux alliés pour lui permettre à la fois de maintenir son économie à flot, en écoulant les matières premières qui constituent la base des rentrées fiscales alimentant son budget et finançant donc la guerre, et de se reposer sur des soutiens politiques directs et indirects pour continuer ses opérations en Ukraine. Ayant toujours adopté une position ambiguë vis-à‑vis de la guerre en Ukraine, la Chine de Xi Jinping n’a jamais condamné fermement les opérations russes bien qu’elle ait à plusieurs reprises appelé les Russes à la modération (notamment lorsque ces derniers agitent la menace nucléaire) tout en insistant sur la nécessité de mettre un terme à ce conflit.
Coopération triangulaire
Les différents paquets de sanctions édictées à l’égard de la Russie depuis février 2022 ont comme objectif clair d’impacter l’économie russe ainsi que la capacité du pays à faire ses emplettes en matière de biens d’équipements et de technologies sur le marché international, en vue de restreindre le potentiel de son outil industriel tourné vers la production militaire. Or ces sanctions sont plus ou moins largement contournées grâce à l’aide provenant d’États peu regardants ainsi que d’États qui collaborent « sans trop se cacher » avec la Russie. Ces derniers permettent donc à la Russie de continuer à acquérir les biens dont elle a besoin pour poursuivre ses opérations militaires en Ukraine, le coût pour les Russes n’étant bien évidemment plus le même qu’avant février 2022. Outre les questions économiques, les lourdes pertes enregistrées par les forces armées russes soulèvent également la question du remplacement des équipements… ainsi que des soldats. Et c’est là que vont intervenir des « amis » pour le moins inattendus.
Alors que les échanges sino – russes en matière de coopération militaire se faisaient historiquement de l’URSS/Russie vers la Chine (depuis les années 1990, la Russie a constitué 77 % des importations de matériels par la Chine pour une valeur totale de 38,5 milliards de dollars), l’avance technologique et industrielle prise par les Chinois ces vingt dernières années leur permet de faire l’impasse sur l’assistance technique des Russes. Mieux, grâce à l’un de ces retournements dont l’histoire a le secret, ce sont maintenant les Chinois qui sont en mesure d’aider les Russes. En outre, par opportunisme politique et technique, la Corée du Nord est venue s’accrocher au tandem sino – russe pour servir également d’atelier de production permettant d’alimenter la Russie, dans un premier temps en consommables et équipements et plus récemment en soldats.
D’un point de vue historique, les standards techniques datant de l’époque soviétique adoptés par la Chine et à sa suite la Corée du Nord se révèlent être des plus utiles aux Russes, ceci concernant avant tout les obus d’artillerie de 122 et 152 mm ainsi que les roquettes de 300 mm qui sont utilisés par les trois pays. Ces consommables, utilisés massivement en Ukraine par l’artillerie russe et soumis à très forte demande, sont produits localement en Russie. Cette capacité de production est en outre renforcée par la production nord – coréenne ainsi que par les stocks de munitions pléthoriques disponibles, dont une partie a été expédiée en Russie. L’un des principaux facteurs limitant la capacité industrielle russe réside dans le manque de personnel qualifié disponible pour assurer les niveaux de production attendus pour couvrir les besoins. Or, de ce point de vue, les Nord – Coréens se révèlent des partenaires « parfaits » : la masse ouvrière disponible est importante et elle n’a concrètement aucun droit ou presque.
De manière intéressante, il semble que les deux fournisseurs se soient réparti le travail en matière d’aide apportée à la Russie : là où la Chine fournit une aide plus « discrète » (mais bien réelle) avec des composants électroniques, des composants pour drones, des capteurs et des composants pour les explosifs et les missiles (nitrocellulose notamment), la Corée du Nord prend en charge l’aspect plus « visible » avec la fourniture de munitions (obus de 122 et 152 mm), de véhicules d’artillerie (canons automoteurs M‑1989 Koksan (1) du calibre – inhabituel pour les Russes – de 170 mm), de missiles balistiques à courte portée (Hwasong‑11A/KN‑23) et enfin de soldats.
L’envoi de soldats nord – coréens, outre le matériel lourd, constitue une première pour le pays et est considéré comme une forme d’escalade par les alliés de l’Ukraine. Cette perception, qui est légitime et fondée, ne doit pas cacher le fait que les forces armées nord – coréennes manquent cruellement d’expérience au combat (les escarmouches, même violentes, avec la Corée du Sud ne peuvent pas être considérées comme des actions de guerre bien qu’elles s’en rapprochent). L’engagement des troupes en Ukraine sert donc de laboratoire d’expérimentation pour évaluer la qualité et l’efficacité des forces nord – coréennes. Et même si les premiers résultats apparents ne sont pas des plus probants, il est certain que les actions sont dûment enregistrées et analysées et que les changements rapides sur le champ de bataille moderne sont pris en compte et déboucheront sur de sérieuses modifications et adaptations des tactiques de combats nord – coréennes. Même si la Chine n’est pas engagée en « première » ligne aux côtés des Russes, le constat formulé est le même : les forces armées chinoises effectuent actuellement un saut quantitatif et qualitatif majeur avec la mise en service de matériels modernes et performants de facture nationale, mais elles pâtissent de leur manque d’expérience opérationnelle récente en matière de combat.
Gains mutuels
On l’a d’ailleurs vu avec la Russie depuis février 2022 : force plus que respectable et moderne, sur le papier tout du moins, elle s’est néanmoins magistralement embourbée face à un ennemi largement sous – estimé et beaucoup plus tenace qu’envisagé. Signe que l’on peut disposer d’un avantage significatif et certain au niveau de la force, mais ne pas maîtriser les finesses de l’art de la guerre ou avoir des services de renseignements qui n’ont pas effectué leur travail de manière efficace et utile. Il est d’ailleurs évident, à l’instar des autres nations, que les planificateurs de l’armée chinoise travaillent d’arrache – pied sur l’analyse et l’étude des actions russes (et des réponses apportées par les Ukrainiens) depuis février 2022 et en tireront les leçons dans le cadre de conflits futurs. Comme on a pu le voir, posséder des matériels modernes ne fait pas tout et une armée qui se veut efficace dans d’autres circonstances que des parades doit disposer d’une préparation opérationnelle élevée, ce qui n’était pas le cas des forces russes lors du lancement de la guerre en Ukraine. Les forces armées chinoises (et dans une moindre mesure nord – coréennes) travaillant sur le temps long, il est à parier que l’aide apportée aux Russes s’inscrit dans ce cadre : elle leur permet de tirer les leçons qui découlent des échecs (et adaptations) de l’armée russe pour adapter leurs propres forces et éviter les mêmes écueils dans un avenir plus ou moins lointain.
D’un point de vue purement juridique, la différence fondamentale entre l’aide fournie par la Corée du Nord à la Russie et l’aide chinoise réside dans la formalisation et l’officialisation du rapprochement entre les deux pays. La signature, le 18 juin 2024 (2), lors de la première visite du président russe en Corée du Nord en 24 ans, du « Treaty on Comprehensive Strategic Partnership between the Russian Federation and the Democratic People’s Republic of Korea (3) » marque une étape importante dans la relation entre les deux pays, puisque l’on se retrouve face à une alliance de facto (et de jure) entre deux pays qui sont soumis à un niveau très élevé de sanctions internationales, mais qui n’en continuent pas moins de représenter une menace potentielle pour une partie de la planète ; l’accent étant mis sur l’armée et la production militaire, et ce au détriment d’une grande partie de leurs populations respectives. Il est d’ailleurs à noter que la Corée du Nord étant historiquement soutenue par la Chine (servant de tampon entre celle-ci et la Corée du Sud), cette répartition des « tâches de soutien » entre les deux pays ne peut pas avoir été décidée sans disposer de l’aval direct de Pékin. À l’inverse, la Chine entretient une position ambivalente : elle ne condamne ni ne soutient ouvertement la Russie, mais lui permet de maintenir son économie à flot, tout en servant de porte d’entrée pour une partie des équipements inaccessibles sur le marché international.
L’assistance matérielle fournie par la Chine et la Corée du Nord (4) à la Russie s’assimile plus à un grand bal des hypocrites qu’à une « alliance » en bonne et due forme : en échange de la fourniture de consommables (obus, armes et… soldats (5)) dont les deux pays disposent en nombre et dont les Russes ont besoin pour poursuivre leur progression en Ukraine, les deux pays peuvent obtenir certaines technologies et/ou équipements manquants que la Russie leur offre sur un plateau. En outre, la Corée du Nord reçoit des hydrocarbures dont elle a cruellement besoin pour son système de génération d’électricité. L’aide reçue semble avoir fait sauter les anciennes réticences de la Russie, qui rechignait à leur vendre ses technologies les plus modernes, notamment par crainte de les retrouver à terme sur le marché à l’exportation (6).
Si, en politique, il n’y a pas plus d’amis que d’ennemis permanents, mais bien des intérêts permanents, on se retrouve ici dans un cas qui illustre parfaitement cette situation. Malgré son avance technologique, la Chine rencontre toujours des difficultés dans le développement de sous – marins nucléaires silencieux et modernes. La Russie est en mesure de lui apporter son assistance dans ce domaine, étant donné qu’il s’agit de l’un des derniers (avec celui des radars d’alerte avancée) dans lesquels les ingénieurs russes bénéficient toujours d’une expertise reconnue. La Corée du Nord devrait également profiter des apports technologiques liés aux missiles balistiques, dans le domaine de la miniaturisation nucléaire ainsi que dans le domaine des sous – marins. En outre, des rapports américains récents (7) indiquent que la Corée du Nord devrait recevoir un nombre non déterminé de MiG‑29 et de Su‑27 en provenance de Russie pour rééquiper sa force aérienne.
Certes, cette arrivée de sang « pas très neuf » ne va pas changer fondamentalement le visage de la force aérienne nord – coréenne, surtout face à son homologue du Sud de la péninsule qui est l’une des forces aériennes les plus modernes et les mieux équipées du monde. Néanmoins, l’arrivée d’appareils supplémentaires et très probablement de pièces de rechange ainsi que d’une capacité de révision des appareils en service va constituer un sérieux gain pour la Corée du Nord. On en arrive donc au danger fondamental que représente cette « alliance » qui n’en est pas une : en fournissant des biens et des équipements que l’on peut qualifier de « basiques » à des Russes qui en ont besoin, la Chine et la Corée du Nord vont progresser plus rapidement dans la modernisation de leurs armées grâce à l’assimilation de technologies russes qui leur permettront de gagner du temps et des capacités supplémentaires. Et avec la Chine qui lorgne de plus en plus ouvertement sur Taïwan (ainsi que sur une partie de la zone pacifique) et la Corée du Nord qui semble plus déterminée et imprévisible que jamais, l’incertitude dans laquelle se trouve cette zone, couplée à l’investiture d’un président américain encore plus instable que précédemment, mais qui se focalise avant tout sur la Chine en tant qu’ennemi (militaire et économique), fait que la situation dans cette partie du monde va inexorablement se détériorer.
On le voit donc, le lancement des hostilités en Ukraine, outre le fait qu’il a mis en lumière les (très) nombreuses lacunes (militaires et industrielles) russes, modifie significativement le rapport du monde occidental à la guerre (besoin de se réarmer et de s’assumer), mais génère également un impact énorme de l’autre côté du globe avec cette reconfiguration des « alliances », même si, en ce qui concerne la Russie et la Chine, il s’agit plus d’une convergence d’intérêts dans un monde multipolaire en cours de reconfiguration que d’une alliance. À l’inverse, la signature du traité entre la Corée du Nord et la Russie fait passer leur relation à un niveau « supérieur » avec en outre une clause d’assistance mutuelle : toute attaque sur l’un des deux pays entraînera un soutien de la part de l’autre. On peut donc se demander ce qu’il en sera dans l’hypothèse d’une guerre entre les deux Corées. La Russie interviendra-t‑elle malgré toutes les conséquences qu’une telle intervention entraînerait ? Le conflit tournerait-il à une guerre atomique, la Russie et la Corée du Nord étant toutes deux détentrices de ce type d’armements, à l’inverse de la Corée du Sud ? Bref, beaucoup de questions qui découlent d’un contexte international hautement volatil.
En fin de compte, la fourniture d’équipements par les Chinois et les Nord – Coréens, outre le fait qu’elle prolonge et aide significativement la capacité des Russes à se battre en Ukraine tout en affaiblissant d’autant le pays attaqué (et donc améliorant la position des Russes dans le cadre de futures et toujours hypothétiques négociations), permet surtout de renforcer (in)directement et durablement les deux pays asiatiques… tout en les entraînant sur un chemin de plus en plus incertain. Gageons que leurs dirigeants respectifs ont effectué un rapide calcul coûts/bénéfices dont ils estiment certainement pouvoir ressortir gagnants pour un investissement de base qui est minimal, le risque de sanctions internationales, qui est bien réel, notamment sur les biens à double usage fournis par la Chine, ayant des conséquences considérées comme étant inférieures au gain d’efficacité militaire attendu.
Sans préjuger de l’avenir (qui le peut ?) et au vu du démarrage « en force » de l’année 2025, notamment avec les déclarations polémiques de Donald Trump au sujet du Groenland et du Canada, alors qu’il n’était même pas encore en poste, il est néanmoins plausible que le destin à long terme des deux Corées et celui de Taïwan soient en train de se jouer quelque part dans une tranchée ukrainienne avec des soldats russes appuyés par des homologues nord – coréens et déployant des drones de conception chinoise. Personne n’a rien à gagner dans la situation actuelle et il n’est pas certain, c’est un doux euphémisme, qu’au moment de lancer son « opération militaire spéciale » de trois jours qui s’est transformée en guerre de trois ans, le président russe ait pu présager de ses implications à si grande échelle et de ses conséquences tragiques, et ce de chaque côté du globe.
Notes
(1) L’envoi de MLRS KN-09 et KN-25 a été annoncé, mais manifestement ne s’est pas encore (?) concrétisé et/ou pas de manière documentée.
(2) Ratifié par la Russie le 9 novembre et par la Corée du Nord le 11 novembre, il est entré en vigueur le 4 décembre 2024.
(3) Texte complet disponible ici : http://kcna.kp/en/article/q/6a4ae9a744af8ecdfa6678c5f1eda29c.kcmsf
(4) Par extension, le raisonnement peut également s’appliquer (dans une moindre mesure) à l’Iran.
(5) Désolé pour le cynisme dans le propos, mais les soldats nord-coréens sont considérés (presque) de la même manière que les soldats russes : comme des consommables que l’on peut « facilement » remplacer.
(6) Cette inquiétude est pour le moins concrète puisque les Chinois sont devenus des concurrents pour les Russes sur le lucratif marché des exportations.
(7) Thomas Newdick, « Russia Giving North Korea MiG-29s and Su-27s Isn’t That Straightforward », The War Zone, 10 décembre 2024 (https://www.twz.com/air/russia-giving-north-korea-mig-29s-and-su-27s-isnt-that-straightforward).
Benjamin Gravisse