Si l’industrie de défense française surfe depuis quelques années sur les « moments Rafale », elle pourrait bien, dans la prochaine décennie, être aussi – et surtout ? – portée par les prochaines commandes à l’exportation de sous-marins conçus par Naval Group. Au cours des dernières années, l’industriel français a en effet considérablement modernisé – et élargi – son offre en matière de sous-marins conventionnels.
Au cours de la guerre froide, la France a réussi à développer une filière industrielle dédiée à la conception de sous-marins répondant avant tout à ses besoins nationaux, dans un premier temps avec des sous-marins à propulsion conventionnelle, puis avec des SNA et SNLE à propulsion nucléaire. Cette expertise a permis aux chantiers navals français d’exporter une quinzaine de sous-marins légers de type Daphné à partir de la fin des années 1960, puis une dizaine de bâtiments de la classe Agosta dès la fin de la décennie suivante. L’Espagne ayant fabriqué sous licence ces deux générations de sous-marins conventionnels, c’est avec une certaine logique que les entreprises française DCN (aujourd’hui Naval Group) et espagnole Bazán (aujourd’hui Navantia) se sont associées dans les années 1990 pour commercialiser et construire conjointement une nouvelle classe de sous-marins, le Scorpène, destiné à casser le quasi-monopole du Type‑209 allemand sur le marché export. À la fin des années 2000, le bilan commercial est plutôt bon. Le Scorpène s’est vendu au Chili et à la Malaisie (deux exemplaires chacun), puis en Inde (six) et au Brésil (quatre), bien souvent avec un assemblage ou une fabrication sur place.
Traverser la crise
Mais, malgré la réussite commerciale, la coopération franco-espagnole est un échec, puisque Navantia utilisera les transferts de technologies du programme Scorpène pour commercialiser (et produire) un modèle concurrent, le S‑80. À la fin des années 2000, le divorce entre Navantia et DCNS est consommé, et le Scorpène devient un produit purement français. Malheureusement, ces vingt dernières années ont aussi été émaillées de revers commerciaux pour le Scorpène qui se retrouve désormais confronté à la nouvelle génération des sous-marins allemands, les Type‑212 et Type‑214, qui se sont successivement imposés au Portugal, au Pakistan, à Singapour ou encore en Norvège.
Naval Group tente dès lors de s’orienter dans deux directions. D’une part, l’industriel envisage de commercialiser des sous-marins côtiers plus petits et plus abordables, destinés à séduire de nouveaux entrants sur le marché des sous-marins, notamment en Asie et au Moyen-Orient. La firme française va ainsi dévoiler plusieurs concepts de bâtiments de moins de 1 000 t, comme le SMX‑23 (en 2006), l’Andrasta (2008) ou le SMX‑26 (2012). D’autre part, pour répondre aux besoins des puissances sous-marines historiques qui se retrouvent confrontées à l’émergence de la menace chinoise puis au renouveau de la menace russe, Naval Group dévoile lors d’Euronaval 2014 un nouveau concept de sous-marin conventionnel de très grandes dimensions, le SMX Ocean. Directement dérivé des SNA Barracuda en cours de construction pour la Marine nationale (classe Suffren), ce « concept ship » d’environ 5 000 t servira de base au Shortfin Barracuda sélectionné quelques mois plus tard par la marine australienne. Mais alors que le Shortfin Barracuda devait marquer son retour en force sur le marché international des sous-marins, avec pas moins de 12 sous-marins à construire pour Canberra, l’annulation du contrat en 2021 pour des motifs politiques est un véritable coup dur pour Naval Group et l’ensemble de la filière.
Le retour en force de Naval Group
Toutefois, même s’il s’agit très clairement d’un coup dur pour Naval Group, cette annulation de contrat ne signera pas la fin des ambitions françaises sur le marché export, bien au contraire. Depuis 2023, Naval Group a en effet déjà remporté trois campagnes export significatives. Des exportations qui concernent aussi bien la famille Scorpène que la famille Barracuda.
Après une première série de six sous-marins Scorpène construits localement sous la désignation de classe Kalvari, l’Inde a signé en juillet 2023 un protocole d’accord pour trois bâtiments supplémentaires à construire au chantier de Mazagon, à Mumbai. Les négociations sont encore en cours afin de déterminer la configuration exacte de ces nouveaux sous-marins, mais ils devraient comprendre au moins 60 % de composants locaux, notamment un nouveau système de combat fourni par la firme indienne Bharat Electronics. Un tel transfert d’expertise pourrait d’ailleurs renforcer le positionnement de Naval Group dans le cadre du programme P75i, qui vise à fournir une nouvelle génération de sous-marins à l’Indian Navy.
En mars 2024, malgré d’intenses pressions politiques exercées par les lobbyistes pro-Damen notamment, c’est au tour des Pays-Bas de sélectionner Naval Group et son partenaire local Royal IHC pour fournir quatre bâtiments océaniques Blacksword Barracuda (classe Orka). Plus compact que les SNA français, le Blacksword Barracuda mesurera tout de même 82 m de long pour 3 300 t de déplacement (contre 99 m et 5 300 t pour la classe Suffren), ce qui en fera le plus gros sous-marin conventionnel en Europe. Bien que les volumes des compartiments avant soient similaires sur les classes Suffren et Orka, cette dernière profitera d’un redesign interne pour densifier son armement, avec six tubes lance-torpilles au lieu de quatre, et 30 armes lourdes au lieu de 24. Le mode de propulsion des sous-marins néerlandais sera cependant basé sur une toute nouvelle génération de batteries lithium-ion qui offrent plus de compacité, plus d’autonomie, plus de fiabilité et de souplesse d’emploi. Par rapport aux modules AIP (Air Independent Propulsion) proposés par la concurrence allemande, suédoise ou espagnole, les batteries Li-ion offrent surtout une plus grande mobilité tactique, en permettant notamment de se déplacer très rapidement sur de grandes distances. La classe Orka affichera ainsi d’excellentes performances océaniques, comme les Suffren, mais disposera aussi d’une configuration plus optimisée pour des évolutions dans des eaux peu profondes, avec une hélice conventionnelle plutôt qu’une pompe-hélice, des barres de plongée situées sur le kiosque, et un revêtement de tuiles anéchoïques.
Enfin, en avril dernier, l’Indonésie a signé un contrat avec Naval Group et l’industriel local PT PAL pour la fourniture de deux Scorpène Evolved, une nouvelle étiquette commerciale qui désigne en réalité un Scorpène conventionnel, mais qui aurait été doté de la même technologie de batteries Li-ion que les Blacksword Barracuda néerlandais.
Vers de nouveaux contrats ?
Bien entendu, comme l’affaire australienne l’a bien démontré, rien n’est jamais garanti dans ce genre de contrats, même lorsque les premiers acomptes ont été versés. Néanmoins, le groupe français a résolument le vent en poupe sur ce segment de marché. Et les choses pourraient bien ne pas s’arrêter là. Ce sont une dizaine d’autres prospects qui sont ou pourraient être démarchés par Naval Group dans les prochains mois et années.
Initialement, Naval Group était pressenti pour fournir deux Scorpène à la Roumanie, mais après la quasi-destruction de la flotte russe en mer Noire, les priorités roumaines semblent désormais s’orienter vers d’autres pans de la défense. Dès lors, du côté européen, c’est sur le marché polonais que Naval Group tente de se positionner avec un Scorpène doté de missiles de croisière et, probablement, de batteries Li-ion. Mais le constructeur français doit ici affronter pas moins d’une dizaine de concurrents européens et asiatiques, notamment des industriels allemands, suédois et surtout coréens, déjà extrêmement bien positionnés auprès de Varsovie. Un véritable défi, donc.
Heureusement, d’autres prospects se sont récemment multipliés un peu partout dans le monde. D’une part, à l’instar de ce qui a été fait en Inde, Naval Group souhaiterait remporter quelques contrats supplémentaires auprès de marines opérant déjà des sous-marins Scorpène, notamment le Brésil, la Malaisie et le Chili, même si de tels contrats buteraient certainement sur de grosses contraintes financières, du moins à court terme. On notera cependant que les difficultés économiques n’ont pas empêché l’Argentine d’annoncer sa volonté d’acquérir prochainement deux ou trois nouveaux sous-marins, en précisant que le Scorpène, probablement en version Evolved, avait la nette préférence de l’amirauté. Une posture qui n’est pas sans rappeler celle des Philippines, qui ont également annoncé leur préférence pour l’achat de deux Scorpène, sans signature de contrat pour l’instant. Plus prospectifs pour le moment, le Pérou et la Colombie pourraient également s’intéresser au Scorpène, même s’il faudra ici aussi composer avec une concurrence féroce, notamment de la part des constructeurs allemands et coréens.
Longtemps hésitant, Naval Group pourrait aussi tenter de renouveler l’aventure dans un pré carré anglo-saxon en concourant pour la fourniture de 12 sous-marins conventionnels au Canada. Sur le papier, un bâtiment de la famille Barracuda pourrait parfaitement répondre aux besoins d’Ottawa, d’autant plus que Naval Group sait très bien accompagner ses clients dans le développement de leurs outils industriels pour une construction locale. Il s’agirait cependant là d’un contrat énorme, qui courrait sur une très longue période, et soumis à d’intenses pressions politiques.
À plus court terme, la gamme Barracuda semble aussi intéresser l’Égypte, qui doit remplacer une partie de sa flotte et a déjà notifié son intérêt pour le nouveau sous-marin français. De manière générale, il convient d’ailleurs de surveiller de près la région MENA (Moyen-Orient, Afrique du Nord), et notamment les velléités de nouveaux entrants dans le club des opérateurs de flottes sous-marines, comme le Maroc et l’Arabie saoudite. Ces deux pays semblent regarder de près les propositions françaises et pourraient bien opter pour le Scorpène Evolved s’ils devaient se lancer pour de bon…
Yannick Smaldore