La conclusion d’un accord de défense entre l’Égypte et la Somalie le 15 aout 2024 a déclenché une longue série de protestations ou d’acclamations sur les réseaux sociaux fournissant ainsi une image déformée des réactions assez vives des chancelleries de la région. Pour essayer d’en cerner la signification et les implications, il est important de revenir aux motivations initiales des signataires et aux buts qu’ils se donnent.
Cette nouvelle donne ne peut s’analyser à l’aune de rivalités bien connues sur le partage des eaux du Nil. Elle constitue un pas supplémentaire dans la disqualification d’un certain ordre régional établi depuis près de vingt-cinq ans et dans une tentative de tisser de nouvelles relations entre États de la grande région pour éconduire des puissances extérieures, manifester face à une diplomatie américaine — en déshérence dans cette zone — une disponibilité à jouer les intermédiaires indispensables ou plus simplement manifester une volonté de puissance à un moment où certains acteurs régionaux semblent en grande difficulté.
Il convient de prendre avec des pincettes les multiples accusations ou scénarios catastrophes qui n’ont cessé d’alimenter le débat public depuis quelques mois. La guerre que beaucoup augurent nécessite des moyens militaires et des financements qui font plutôt défaut aux protagonistes potentiels. Si plusieurs dirigeants de la région tiennent des propos martiaux, la situation intérieure de leurs États est suffisamment calamiteuse et leur trésorerie suffisamment précaire pour qu’on puisse pour l’heure en conclure qu‘il s’agit d’abord d’une guerre des mots, qui a certes sa propre efficacité mais qui ne devrait pas s’ajouter aux multiples conflits qui déchirent déjà la grande région.
À l’origine de cette crise : un mal nommé Memorandum of Understanding (1)
Lorsque, le 1er janvier 2024, ledit président du Somaliland, Muse Bihi Abdi, et le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, annonçaient la signature d’un Memorandum of Understanding (MoU), la surprise était totale. En effet, le premier arrivait de Djibouti où la rencontre avec le président somalien, Hassan Sheikh Mohamoud, et son homologue djiboutien, Ismaïl Omar Guelleh, s’était déroulée sans animosité particulière. Quant au second, il faisait face à une situation intérieure extrêmement difficile et semblait concentré sur ces dossiers sensibles.
Le texte du MoU n’a jamais été rendu public jusqu’à aujourd’hui. Les déclarations des deux dirigeants laissaient alors entendre qu’Addis-Abeba était disposée à reconnaitre le Somaliland comme État indépendant en échange d’une bande de 20 kilomètres de côtes louée pour une durée de cinquante ans et d’une garantie de libre passage pour des convois éthiopiens entre la frontière et cette zone où seraient construites des installations portuaires militaires et civiles.
On comprenait soudain le large sourire sur la face de ces dirigeants. Abiy Ahmed était dans une posture délicate au niveau intérieur. Après deux ans de guerre sanglante au Tigré, un accord avait été conclu à Pretoria en novembre 2022 et confirmé à Nairobi fin décembre 2022. Mais les hostilités n’avaient pas cessé, car les milices amharas et leurs alliés érythréens multipliaient les incidents qui avaient débouché sur de nouvelles confrontations importantes durant l’été 2023. Ces combats, qu’Abiy Ahmed annonçait brefs et gagnés d’avance, duraient et pesaient sur la capitale jusqu’à aujourd’hui. D’autres affrontements relevant d’une constellation de petits groupes armés issus ou se revendiquant du Front de libération oromo avaient lieu ailleurs en pays oromo.
Pour retrouver un ascendant dans le débat politique éthiopien, face également à une situation économique dégradée notamment à cause d’un endettement qui obligeait à des réformes impopulaires, Abiy Ahmed avait depuis le printemps 2023 multiplié les discours sur la nécessité historique pour son pays de retrouver un accès à la mer, un « droit » qu’on devait reconnaitre à l’Éthiopie historique.
Peu importait qu’aucune disposition du droit international n’offrît une telle possibilité aux pays enclavés. Peu importaient les offres de service faites par le port de Berbera et même le gouvernement à Mogadiscio d’allouer pour le commerce éthiopien de nouvelles installations portuaires construites ou rénovées par la Turquie ou la Chine. Peu importaient aussi les promesses faites au moment d’une réconciliation au sommet entre le président érythréen, Issayas Afewerki, et Abiy Ahmed durant l’été 2018, augurant une réouverture du port d’Assab modernisé grâce à des fonds émiratis.
Le but visé était de rassembler derrière le dirigeant éthiopien éclairé tous ses concitoyens nationalistes qui avaient vécu comme une double trahison le choix laissé à l’Érythrée de prendre son indépendance en 1993 et le refus d’occuper Assab avant la signature des accords d’Alger en décembre 2000. Admettons-le : cette rhétorique a plutôt bien fonctionné même s’il est vite apparu qu’experts et diplomates éthiopiens traitaient avec une plus grande retenue la notion d’intégrité territoriale de la Somalie et entrevoyaient les enjeux multiples d’une reconnaissance du Somaliland, décision si ambivalente pour l’Éthiopie qu’elle n’avait jamais été prise depuis 1991 malgré le caractère résolument amical des relations entre Hargeisa et Addis-Abeba.
Le problème pour Abiy Ahmed fut soudain de prendre la mesure des réserves émises par tous ses principaux partenaires internationaux, de la Chine aux États-Unis en passant par le Royaume-Uni, sans omettre l’Union européenne et la fureur nationaliste qu’une telle annonce déclenchait à Mogadiscio, dans un moment politique tout à fait particulier.
La démarche de Muse Bihi était plus rationnelle et montrait que, mis en grande difficulté au niveau interne, il était disposé à rebondir grâce à une initiative de ce type. En effet, le Somaliland de 2024 n’était plus exactement celui de la fin des années 1990, qui avait réussi à dépasser ses contradictions violentes, construire une paix civile sur l’ensemble du territoire et une gouvernance originale. Pour le dire comme un jeune chercheur allemand alors : le Somaliland n’était pas le modèle de construction de l’État que recherchait la communauté internationale, mais il était un modèle original de construction de la paix (2). Le problème en 2024 est que la paix s’est considérablement effritée.
Au risque d’être sans nuances, le Somaliland fait face depuis de trop longs mois à une crise démocratique : non seulement les élections depuis vingt ans ont conforté la domination du clan majoritaire de cette zone (les Isaaq) sur tous les autres, mais l’âpreté de la compétition politique a profondément divisé, au point de retarder la tenue d’élections et de voir la présidence recourir à tous les artifices possibles pour marginaliser son opposition politique. Ces tensions auraient peut-être pu être contenues car elles n’étaient pas fondamentalement nouvelles, mais elles ont été autrement plus vives et le président plus impérieux.
Hargeisa avait réagi avec une violence incompréhensible à des manifestations dans l’Est du pays, notamment à Laascaanood, capitale du clan Dhulbahante, en décembre 2022 et janvier 2023. Puis, de véritables affrontements armés avaient eu lieu dans la ville, provoquant le déplacement de dizaines de milliers de personnes et, finalement, confortant la volonté de rompre avec le Somaliland sans cependant rejoindre le Puntland voisin en estimant pouvoir constituer un État supplémentaire de la Fédération somalienne. Évidemment, ce rappel rétrospectif ne rend guère compte de la complexité des alliances à certains moments, des hésitations des uns ou des autres et des évidentes ambiguïtés des calculs faits à Hargeisa, Garowe et Mogadiscio.
Une façon de se rétablir pour Muse Bihi était d’obtenir la reconnaissance par l’Éthiopie qui, indubitablement, aurait été suivie par celle d’autres pays. Ainsi, le calcul était d’isoler ses opposants et de circonscrire la crise militaire à l’est du Somaliland à l’intérieur du seul Somaliland en présumant qu’Addis-Abeba lui viendrait en aide militairement face à une opposition armée considérée selon les moments comme téléguidée par le mouvement djihadiste Al-Shabaab ou les ennemis historiques du Somaliland, le Puntland et/ou le gouvernement fédéral à Mogadiscio.
Une réaction outrée dont les accents nationalistes ne peuvent occulter d’autres calculs
Il apparut rapidement qu’Abiy Ahmed et Muse Bihi n’avaient guère entrevu les réactions hostiles qu’un tel accord engendrerait dans la population et les autorités politiques somaliennes ainsi que les fortes réserves dans la communauté internationale.
Cette dernière, en effet, malgré l’énorme sympathie dont bénéficiait le Somaliland, était confrontée à la lettre du droit international qui ne pouvait souscrire à une telle démarche, mais aussi à des conflits concrets où une déclaration d’indépendance n’était pas acceptable. Pour citer trois cas qui alimentaient l’actualité de l’année 2024 : les conflits en République démocratique du Congo, la guerre en Ukraine et ses territoires « libérés » depuis 2014, le conflit israélo-palestinien et le devenir des territoires occupés grignotés jour après jour depuis 1967.
Les réactions du côté somalien ne relevaient pas des mêmes préoccupations. Au Somaliland, le MoU était compris par certains, notamment dans la région d’Awdal — non Isaaq — comme la volonté de Muse Bihi d’obtenir l’indépendance en « vendant » leurs terres à un pays voisin qui reste jusqu’à aujourd’hui l’ennemi historique, quelquefois même qualifié de « chrétien ». Ainsi le clan majoritaire dans cette région, Gadabuursi, s’est-il divisé sur cette question, une majorité restant attachée au Somaliland et une minorité active se montrant tout à fait rétive à tout compromis sur le MoU. Les partis d’opposition ont bien vu le calcul fait par Muse Bihi et ont exigé, sans résultat jusqu’à maintenant, d’avoir accès au texte et de pouvoir en débattre au Parlement, puisque telle devrait être la règle dans un Somaliland démocratique.
Ailleurs, les réactions ont été hostiles sans surprise et sans véritable nuance, au point de rappeler que la Somalie s’était défendue (en fait elle avait attaqué) en 1977 contre les ambitions éthiopiennes et qu’elle n’avait été battue que par l’intervention des forces russes et cubaines.
Le gouvernement somalien à Mogadiscio n’avait guère de choix initialement et comprit l’intérêt de jouer une carte nationaliste (ou chauviniste selon certains) pour se préserver de certaines critiques et miner une opposition bruyante mais versatile. En effet, les dirigeants actuels étaient tous au fait que la véritable construction d’Al-Shabaab s’était faite après l’occupation militaire éthiopienne débutée en décembre 2006 ; ce n’était pas la radicalisation salafiste ou djihadiste qui avait permis la transformation d’un groupuscule extrémiste en mouvement armé contrôlant l’essentiel du centre-sud de la Somalie en 2010, c’était le nationalisme somalien.
Pour éviter une répétition de ce moment, le gouvernement devait donc faire flèche de tout bois et maintenir ce discours nationaliste dans toute sa rigueur. Cette posture traduisait sans doute très sincèrement les vues personnelles des dirigeants de Mogadiscio mais ne nuisait pas non plus à des intérêts plus immédiats qu’on peut rapidement rappeler.
Cette posture nationaliste permettait d’abord de revendiquer la pleine souveraineté politique par rapport à l’Éthiopie dont des troupes étaient présentes en Somalie soit au titre de l’ATMIS (3), soit par un accord bilatéral, mais également par rapport à l’Union africaine au moment où se négociait une force continentale censée prendre la relève de l’ATMIS. Addis-Abeba avait clairement manqué de clairvoyance en estimant que sa présence militaire en Somalie était de droit simplement à cause de son statut et des « sacrifices faits ». Mogadiscio n’allait pas manquer de le rappeler sur tous les tons. Ce rappel de la souveraineté nationale valait aussi pour les grands partenaires occidentaux déjà mis en alerte par l’expulsion du représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies, Nicholas Haysom, le 1er janvier 2019.
Cette attitude avait aussi des effets politiques en interne. D’une part, la mise en avant de la « confrontation diplomatique » avec l’Éthiopie permettait de mettre entre parenthèses l’analyse des raisons du demi-échec que constituait l’offensive contre Al-Shabaab débutée en juillet 2022 mais marquant le pas depuis de longs mois. D’autre part, elle fragilisait l’opposition politique, notamment les précédents dirigeants Mohamed Abdullahi Mohamed, dit Farmaajo, toujours disposé à jouer de cette carte nationaliste, et Sharif Sheikh Ahmed, inquiet des tournants autoritaires de l’actuel président.
Sans doute, ce dernier espérait que cet élan nationaliste permettrait d’aplanir les tensions entre États fédérés et le gouvernement central à Mogadiscio et de mettre en œuvre un calendrier électoral national. Rien de tel ne s’est produit, bien au contraire. En effet, les liens tissés par l’Éthiopie avec certains présidents des États fédérés et la protection que ses troupes leur assurent ont contribué à une détérioration majeure des relations entre dirigeants de la Fédération somalienne avec la crainte que les réelles avancées en 2022 et 2023 ne s’évaporent dans une autonomisation plus grande des régions par rapport à Mogadiscio, faisant faire à la Somalie un saut en arrière de près de 30 ans.
Personne n’avait escompté à Mogadiscio et Hargeisa que le MoU constituerait une véritable aubaine pour Laascaanood et tous ceux du clan Dhulbahante désireux de créer une nouvelle entité fédérale. En érigeant le MoU comme un véritable casus belli, le gouvernement somalien est aujourd’hui dans l’obligation absolue d’aider la dissidence de l’Est somalilandais (ou de l’Ouest puntlandais) qui, logiquement, devrait accéder au statut d’État fédéré avant la fin de l’année 2024. Contrairement à ce qui est dit à Hargeisa, l’officialisation de cette entité va compliquer les équilibres politiques régionaux pour Hassan Sheikh.
Émirats arabes unis, Turquie et Égypte au centre du jeu
Si un net consensus international a rapidement pris corps en faveur de l’intégrité territoriale somalienne, et donc du gouvernement fédéral, au nom d’une lecture consensuelle du droit international, trois pays de la grande région vont jouer un rôle majeur dans la dynamique politique qui a suivi l’annonce de la signature du MoU.
Les Émirats arabes unis (EAU) sont les premiers pris à partie par Mogadiscio qui accuse Abou Dhabi soit d’avoir patronné l’accord soit de le soutenir, d’autant que la discrétion émiratie sur cette question reste surprenante (4). L’accusation n’est pas sans fondement. Mais, comme dans d’autres situations, on peine à comprendre pourquoi Mohammed ben Zayed al-Nahyane a fait un choix aussi couteux et contestable à plusieurs égards.
D’une part, Abiy Ahmed et Muse Bihi sont très clairement redevables aux EAU à différents titres. Le premier n’aurait jamais gagné la guerre au Tigré sans l’aide militaire émiratie, qui n’a certes pas été gratuite, et il doit aussi reconnaitre à Abou Dhabi un rôle éminent dans le sauvetage in extremis face aux difficultés de change et au paiement de sa dette. De l’autre, Muse Bihi sait que la réfection et la modernisation du port de Berbera ne sont pas des vains mots grâce à un effort financier substantiel de la part des EAU. De plus, ces derniers ont également investi dans une réfection de la route qui va de Berbera au poste-frontière de Tog Wajaale, comprenant notamment la construction de ponts permanents.
Berbera a donc tous les atouts pour devenir un grand port d’importation et/ou d’exportation pour l’Éthiopie qui, pourtant, a refusé de devenir un de ses actionnaires et n’a guère montré d’intérêt jusqu’à aujourd’hui pour cette alternative à Djibouti, qui fonctionne bien mais se révèle couteuse (un peu plus de 1,2 milliard de dollars par an) pour un régime éthiopien toujours au bord de la crise budgétaire.
Pourtant, Mohammed ben Zayed ne peut ignorer que le MoU ouvrirait la voie non seulement à la construction d’une base militaire, mais aussi d’un port commercial qui de facto serait en concurrence avec Berbera. Certes, les autorités émiraties peuvent penser qu’il faudra du temps avant que l’Éthiopie ne soit capable d’engager de tels travaux et que la patience chinoise a déjà été mise à rude épreuve dans la renégociation de la dette souveraine. Mais les investissements liés à Berbera sont de l’ordre d’un demi-milliard de dollars, ce qui devrait inciter à y regarder à deux fois.
Une autre explication, sans doute complémentaire, doit être mentionnée et tient aux relations de moins en moins chaleureuses entre Abou Dhabi et Mogadiscio, une dégradation que l’assassinat de quatre officiers émiratis en février 2024 a sans doute accélérée. Depuis de longues années, les EAU entretiennent des relations cordiales avec les présidents du Somaliland, du Puntland et du Jubaland et ceux-ci n’ont rien fait pour améliorer les relations entre Hassan Sheikh et Mohammed ben Zayed, bien au contraire. Le silence ou l’appui discret au MoU peut donc être analysé comme un message de mécontentement vis-à-vis de Mogadiscio qui n’a pas brillé par son habileté diplomatique après le 1er janvier 2024. Les événements ont vite rappelé que le groupe dirigeant à Mogadiscio avait historiquement partie liée avec une faction des Frères musulmans somaliens (Damul Jadiid, « Sang neuf »), qui avait toujours cultivé des relations chaleureuses avec le Qatar et la Turquie.
En effet, dans les semaines qui suivaient la signature du MoU, le gouvernement somalien accusait à mi-mots Abou Dhabi d’avoir orchestré le MoU (l’auteur n’en connait aucune preuve), et de changer d’allié dans un moment difficile pour Mogadiscio. Ceci explique sans doute pourquoi, sans faire la moindre ouverture aux EAU, Hassan Sheikh a rapidement conclu un accord de défense avec la Turquie qui prévoit le déploiement de bateaux de guerre dans toutes les eaux territoriales, mais également une intensification de la coopération économique, notamment au niveau de l’exploration et de l’exploitation de champs pétroliers offshore.
En février 2024, on a donc pu assister au vote par le Parlement somalien d’un accord de défense avec la Turquie dont pratiquement aucun parlementaire n’avait lu le texte : la ferveur nationaliste faisait oublier bien des règles basiques du droit commun. Quelques mois plus tard, en octobre, un bateau turc appareillé pour la recherche pétrolière faisait escale à Mogadiscio où les officiels se réjouissaient.
Du point de vue turc, cette séquence était inespérée. Hassan Sheikh est un admirateur du président Erdoğan et la Turquie n’a pas ménagé son soutien à Mogadiscio depuis 2011 sur le plan humanitaire, économique et sécuritaire (5). Même si toutes ces réalisations ont sans doute été indemnisées par le Qatar, Ankara joue avec discrétion un rôle essentiel de soutien à Mogadiscio et participe d’ailleurs à l’offensive contre le mouvement djihadiste somalien en formant des forces spéciales d’une efficacité reconnue (Gorgor) et en mettant à disposition des drones et des techniciens pour former le personnel somalien au cours de la bataille.
La signature d’un accord similaire avec l’Égypte au mois d’aout doit se comprendre d’abord comme une alliance des « vaincus ». En effet, Ankara entretient d’excellentes relations avec l’Éthiopie et les EAU. La Turquie est un important investisseur en Éthiopie, qui a également profité de ses technologies militaires au moment de la guerre contre le Tigré (6). Aussi, la médiation d’Ankara dans le différend portuaire entre Addis-Abeba et Mogadiscio n’a posé aucun problème. Une première session début juillet a échoué mais les diplomates turcs se sont employés dans les semaines suivantes à rapprocher les points de vue, au point d’annoncer que la seconde réunion aurait lieu le 11 aout et non le 1er septembre comme cela avait été annoncé.
En fait, la délégation éthiopienne n’entendait nullement négocier, mais voulait obtenir une réunion en face à face pour convaincre la communauté internationale que les choses avançaient et que Mogadiscio était disposé à transiger sans perdre la face. Cette technique de non-négociation est exactement ce qui avait été fait lors des rencontres entre délégations égyptienne et éthiopienne à propos du partage des eaux du Nil et du Grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD) : il fallait donner l’impression de négocier alors que rien ne se passait (et que les travaux s’achevaient et que le remplissage s’effectuait). L’Égypte, trop sûre d’elle-même, s’était retrouvée isolée au point que le scénario d’une réponse agressive aujourd’hui est improbable compte tenu des conséquences désastreuses d’une attaque du barrage en Éthiopie et au Soudan.
L’accord conclu par Hassan Sheikh souffre des mêmes faiblesses que son prédécesseur : il a été négocié très rapidement et le texte n’a sans doute été finalisé qu’après l’annonce d’une nouvelle alliance. On peut craindre que le Parlement somalien ait à ratifier un accord de défense sans en connaitre le texte exact. Du point de vue de Mogadiscio, le pas fait vers l’Égypte manifeste une volonté d’internationaliser cette crise en obtenant un soutien des pays arabes tout en faisant miroiter une présence militaire égyptienne à la frontière éthiopienne, qu’il faut mettre en regard de la coopération égyptienne avec le Sud-Soudan et l’Érythrée.
Pourtant, derrière les déclarations des uns et des autres, il y a des questions qui méritent des réponses plus argumentées (7). L’économie égyptienne est au plus mal, au point de célébrer les investissements émiratis (et sans doute saoudiens dans le proche avenir). Une guerre est chère : elle supposerait le déploiement de troupes sur des sols étrangers, des lignes logistiques onéreuses et une capacité militaire qui a fait défaut au Caire lors de sa participation à la guerre au Yémen comme l’attestent les remarques acerbes des officiels saoudiens à ce sujet. Si l’on peut être sceptique sur l’efficacité des opérations militaires menées par les troupes éthiopiennes dans le cadre de l’AMISOM ou de l’ATMIS, on doit l’être tout autant sur les capacités égyptiennes à mener de grandes batailles contre les djihadistes ou à bousculer les forces éthiopiennes sur leur flanc sud.
L’idée entretenue par la presse internationale et quelques experts que la motivation égyptienne est due au GERD ne parait pas convaincante, ou d’une validité limitée, compte tenu de l’avancement dans la mise en œuvre du barrage : il faudrait un incident majeur en Égypte pour imaginer une opération militaire qui n’a rien d’évident (8). L’intense polémique déclenchée par cet accord de défense aura mis en lumière deux tendances incontestables : d’une part la volonté explicite d’Abiy Ahmed de conserver des moyens de pression sur le gouvernement somalien en mobilisant ses affidés, qu’ils soient des chefs coutumiers comme dans les régions de Bakool et de Gedo ou des dirigeants politiques comme le président du Puntland ; d’autre part la résonance entre crise (interne) du fédéralisme et interventionnisme extérieur n’a jamais été aussi clairement démontrée.
Perspectives
Il y a une autre façon de considérer cette guerre de mots et de postures dont on pourrait penser qu’elle n’aurait jamais dû prendre forme, qui est de réfléchir au devenir de la région, consciente d’un affaissement considérable des intérêts occidentaux en dépit des inquiétudes mentionnées sur la sécurité de la mer Rouge ou des conséquences du conflit à Gaza (et au Liban) sur les pays du Golfe (9).
Tous les protagonistes de cette crise ont en effet mesuré l’effritement puis l’effondrement de l’intérêt occidental dans la région : la guerre au Tigré hier, celle contre les milices amharas aujourd’hui, la destruction du Soudan, l’incapacité à réguler les relations entre Mogadiscio et Hargeisa, comme la continuation de la crise au Yémen sans aucune avancée politique, tout signale une incapacité des États occidentaux à réagir à temps pour éviter des affrontements prévisibles. On n’évoquera pas ici l’Union africaine, moribonde.
On est en fait dans une période de transition : internationalement, l’ancienne hégémonie déjà contestée s’est effondrée et l’Éthiopie ne joue plus le rôle d’État pivot que lui a assigné la diplomatie occidentale depuis deux décennies. Les candidats pour la remplacer ne manquent pas, d’autant que le résultat des élections américaines laisse augurer à la fois un désintérêt plus grand pour la Corne et une volonté de sous-traiter ces questions à un État qui pourrait démontrer sa capacité à jouer ce rôle.
Dans un tel cadre, la posture des EAU ne doit plus s’analyser en fonction du seul MoU, mais doit prendre en compte son jeu plus compliqué qu’on ne le dit en Libye, au Tchad et au Soudan. Ainsi, Abou Dhabi non seulement veut mettre ses hommes au pouvoir dans les pays de la région mais également apparaitre comme l’intermédiaire indispensable pour évoquer des dynamiques régionales tant pour les Occidentaux que pour les Chinois et même les Russes, aux dépens notamment de l’Arabie saoudite.
La Turquie et l’Égypte, en intervenant au côté du gouvernement somalien, défendent leurs intérêts propres mais manifestent aussi une indépendance vis-à-vis des EAU, comme pour signifier que l’ampleur des investissements réalisés ces trois dernières années ne peut en aucun cas guider des choix de politique régionale, d’autant que ces pays ont aussi montré leur importance sur l’échiquier international.
La Turquie, membre mal-aimé de l’OTAN, n’en est pas moins indispensable pour échanger prisonniers ukrainiens et russes, sans parler de la mer Noire. L’Égypte est apparue incontournable sur la crise à Gaza mais joue une partition sur le Soudan qui aujourd’hui suscite une écoute particulière de Washington et de Riyad.
Dans cette compétition qui fait flèche de tout bois, les tabous ont sauté et les moyens mobilisés n’ont cure des implications pour les populations. Au contraire, la guerre des mots risque à chaque instant de se muer en un affrontement militaire réel, sans espoir d’une quelconque résolution de la moindre question. Bienvenue dans le nouveau monde !
Repères
Notes
(1) Africa confidential, « Why Abiy and Muse signed a ‘memorendum of Misunderstanding’ », vol. 65, n°1, 18 janvier 2024 (https://rebrand.ly/fc67xmz).
(2) Dominik Balthasar, « On the (In)Compatibility of Peace-Building and State-Making: Evidence from Somaliland », The Journal of Development Studies, Vol. 55, no 4 (https://rebrand.ly/922a89).
(3) Mission de transition de l’Union africaine en Somalie qui devrait être remplacée à compter du 1er janvier 2025 par la Mission d’appui et de stabilisation de l’Union africaine en Somalie (AUSSOM).
(4) Africa confidential, « Abiy Ahmed’s sovereignty deal with Muse Abdi risks more regional turmoil », vol. 65, n°14, 27 juin 2024 (https://rebrand.ly/vs3uc4v).
(5) Frederico Donelli, « Somalia and Turkey are becoming firm allies – what’s behind this strategy », The Conversation, 16 octobre 2024 (https://rebrand.ly/mx3oakk).
(6) Ibrahim Mulushewa Eshete, « Türkiye Multilateral Relationship: The Case of East Africa, IGAD and EAAC », Insight Turkey, été 2024, vol. 26, n°3 (https://rebrand.ly/re2h01t).
(7) Rosaleen Carroll, « Egypt, Somalia, Eritrea solidify regional alliance amid tensions with Ethiopia », Al-Monitor, 11 octobre 2024.
(8) Gerrit Kurtz, Stephan Roll, Tobias von Lossow, « Escalations risks in the Horn of Africa », SWP Comment, n°50, octobre 2024 (https://rebrand.ly/c0cjb4t).
(9) Une analyse différente de celle de la grande majorité des experts comme F. Donelli et G. Kurtz. Voir Africa confidential, « Middle powers line up behind Addis and Mogadishu », vol. 65, n°19, 19 septembre 2024 (https://rebrand.ly/jrezvvr).
Roland Marchal


