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vendredi 2 mai 2025

Face aux tarifs américains, quelles solutions pour les entreprises asiatiques ?

 

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier 2025, une vague de hausses tarifaires a été lancée contre la Chine, déclenchant de facto une nouvelle guerre commerciale entre les deux puissances rivales. Le taux des droits de douane américains sur les importations chinoises a grimpé coup sur coup, atteignant jusqu’à 245 % sur certains produits. Quelles conséquences pour les entreprises chinoises et leurs clients souvent occidentaux et quelles solutions de repli pour les entreprises directement touchées ?

Tout commence début février 2025, lorsque Washington annonce une première hausse de 10 % sur les importations chinoises. Moins d’un mois plus tard, une nouvelle augmentation de 10 % frappe la Chine, portant le taux cumulé à 20 %. Mais c’est en avril que la situation s’enflamme véritablement. Le 2 avril, le Président Trump décrète le Liberation Day, « jour de la libération » de l’Amérique. Il y annonce des tarifs douaniers sur la quasi-totalité des pays du globe et fait bondir les tarifs sur la Chine de 34 % jusqu’à 54 %. Puis, en réaction à des contre-mesures chinoises, son administration applique plusieurs hausses successives et brutales, faisant passer les droits à 125 %, puis à 145 % dès le lendemain. Enfin, le 17 avril, un document officiel confirme que certains produits chinois sont désormais frappés par des tarifs de 245 %, marquant l’un des pics les plus élevés jamais enregistrés dans des relations commerciales bilatérales.

La Chine ne pouvait pas rester sans réagir face à ce matraquage tarifaire. Dès le 4 avril, elle annonçait une taxe de 34 % sur toutes les importations américaines puis, peu après, portée à 84 %, puis à 125 %. Pékin a également suspendu ses exportations de certains minéraux critiques utilisés dans les secteurs de l’automobile, de la défense, de l’aérospatial et des semi-conducteurs. En parallèle, elle inscrit 18 entreprises américaines sur une liste de restrictions commerciales et dépose une plainte auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), considérant que les nouveaux droits de douane américains enfreignent les règles du commerce international.

L’objectif du 47ème président américain était de forcer les Chinois à des concessions afin de rétablir une balance commerciale plus équilibrée, accroître la lutte contre l’exportation de la drogue de synthèse fentanyl ou encore parvenir à une restructuration américaine de TikTok. Pour l’instant, force est de constater qu’il essuie un échec. Bien qu’il annonce le 22 avril être en conversation quotidienne avec l’administration chinoise, la Chine rétorque sèchement par la voix du porte-parole du ministère du Commerce He Yadong : « toute affirmation concernant des progrès dans les négociations commerciales entre la Chine et les États-Unis est aussi vaine que d’essayer de saisir le vent et ne repose sur aucun fondement factuel. »

Pour le Parti communiste chinois, tenir tête aux États-Unis devient un véritable enjeu de légitimité. Défiante et pour bien marquer les esprits tant à l’intérieur de la Chine qu’à l’extérieur, la diplomatie chinoise publie le 11 avril sur X une déclaration attribuée à Mao : « L’Amérique n’est qu’un tigre de papier. Ne vous laissez pas abuser par son bluff, un coup d’épingle et il éclate ».

Mais qu’est-ce qu’un tarif douanier ?

Un tarif douanier est un droit ou une taxe perçue par l’administration douanière d’un pays importateur sur des biens physiques entrant sur son territoire. Ce tarif est généralement exprimé en pourcentage sur la valeur de la marchandise. Cette valeur correspond le plus souvent au prix d’achat déclaré par l’importateur, coût-assurance-fret inclus. Ces règles sont établies par l’OMC.

Illustrons cela par l’exemple. Lorsqu’une entreprise française fabrique ses produits en Chine et à destination du marché américain, plusieurs transactions commerciales s’opèrent. Tout d’abord elle achète le produit fini à l’usine chinoise qui l’a fabriqué. Le coût d’achat à l’usine est calculé sur le coût des composants du produit, le coût de son assemblage et de sa qualification ainsi que la marge appliquée par l’usine. Une fois cette transaction commerciale opérée, l’entreprise française devient propriétaire de son produit. L’étape d’après est de vendre ce produit à l’importateur américain et de lui envoyer le produit par fret. Une facture commerciale est donc préparée entre l’exportateur et l’importateur. Arrivé à la frontière américaine, le produit est inspecté par les douanes. L’importateur déclare alors aux douanes la valeur du produit sur la base d’une facture commerciale signée avec l’exportateur. Les douanes vont calculer le tarif douanier dont l’entreprise importatrice devra s’acquitter pour dédouaner le produit et lui permettre d’entrer sur le territoire américain. Typiquement, pour un tensiomètre, le nouveau tarif en vigueur de 145% sera appliqué. Ainsi, un tensiomètre acheté 40 dollars à son usine en Chine sera soumis à un tarif douanier de 58 dollars. Une fois le produit dédouané, il peut être mis en vente à un prix à la discrétion du distributeur. S’il n’y avait pas de tarif douanier, le produit serait typiquement mis en vente autour de 120 dollars. Mais si l’importateur doit s’acquitter de 58 dollars de dédouanement, cette somme risque de se répercuter sur le prix de vente du produit qui grimpera à près de 180 dollars.

Ces tarifs douaniers exorbitants entraînent donc une réaction en chaîne aux multiples conséquences. La première est l’augmentation du prix du produit pour le consommateur américain générateur de l’inflation. La seconde est la réduction des quantités de produits exportés vers les USA dû à la contraction du marché, conséquence directe de l’inflation. La troisième est la réduction de la demande auprès des usines chinoises, afin d’ajuster la production à la demande en berne. Ainsi les victimes des tarifs sont nombreuses : les consommateurs américains, les usines chinoises qui perdent des commandes, les entreprises, notamment américaines, qui produisent en Chine pour vendre aux Etats-Unis, ou encore les compagnies de fret comme le français CMA CGM.

Quelles solutions pour les entreprises ?

Face aux tarifs douaniers confiscatoires, les entreprises n’ont pas d’autres choix que de s’adapter. Elles s’empressent dès lors de trouver des solutions à court terme pour maintenir tant bien que mal leur chiffre d’affaires. Il leur faut également trouver des solutions à plus long terme afin de réduire les risques liés à l’imprévisibilité de la nouvelle administration américaine.

La première réponse immédiate est l’augmentation des prix de vente des produits soumis aux tarifs et à destination du marché américain. Déjà, LG Electronics a annoncé étudier l’augmentation des prix sur certaines gammes de produits tels que ses machines à laver. Chez Amazon, Target ou Best-by les produits électroniques tels que les batteries et câbles de connectique d’Anker verront leurs prix augmenter. Le Japonais Nintendo a d’abord annoncé se réserver le droit d’augmenter le prix de vente de la Switch 2, dont les précommandes ont commencé le 24 avril, pour finalement la maintenir à son prix initial tout en augmentant le prix de ses accessoires. Même le mythique IPhone de la marque à la pomme était sur le point de voir son prix grimper s’il n’avait été sauvé in extremis par une exemption tarifaire finalement décidée le 11 avril par l’administration américaine.

Une autre solution est le recours aux entrepôts de type Customs Bonded Warehouse. Ces entrepôts sont un lieu agréé par l’administration douanière où des marchandises importées peuvent être stockées sans paiement immédiat des droits de douane et taxes. Le paiement intervient seulement lorsque les marchandises quittent l’entrepôt pour être mises sur le marché national. Cela permet aux importateurs de retarder le paiement des droits et éventuellement d’accumuler du stock sur le territoire américain en attendant un éventuel revirement à la baisse des droits de douanes américains.

Une solution plus ambitieuse est la réorganisation de la production afin de produire la marchandise dans des pays soumis à des tarifs moindres. Ainsi le Financial Times affirme qu’Apple travaille avec Foxconn et le groupe indien Tata pour que, d’ici 2026, l’ensemble des 60 millions de ses smartphones à destination des États-Unis soient fabriqués en Inde plutôt qu’en Chine. En visite à la Foire de Canton, le plus grand salon commercial de Chine et l’un des plus importants du monde, j’ai eu l’opportunité de m’entretenir avec nombre d’usines chinoises directement frappées par la guerre commerciale. Ainsi l’entreprise Zestbo, spécialiste de la fabrication de cafetière, m’explique que dans les jours qui ont suivi le Liberation Day, une délégation s’est envolée pour les Philippines pour y investir dans une usine et y délocaliser une partie de la production. La clé est d’organiser la chaîne d’approvisionnement des composants de manière à ce que le produit puisse obtenir un certificat d’origine non chinois et ainsi échapper aux tarifs douaniers les plus sévères. Les conditions d’obtention du certificat d’origine dépendent d’un pays à l’autre et des accords bilatéraux entre pays exportateur et importateur. Par exemple, un produit exporté du Vietnam pour les États-Unis doit avoir 35% de sa valeur d’origine vietnamienne afin d’obtenir le certificat d’origine vietnamien.

Les guerres commerciales passées et présentes entre la Chine et les États-Unis ont enclenché une considérable réorganisation des chaînes de valeurs, notamment en Asie du Sud-Est. Cette stratégie de diversification est parfois appelée la stratégie China Plus One. L’objectif est de maintenir une partie significative des opérations en Chine tout en évitant la dépendance exclusive en se diversifiant dans des pays tiers tels que l’Inde, la Malaisie, la Thaïlande, le Vietnam ou encore le Mexique. Le Vietnam a su profiter de cette opportunité. Ainsi la valeur des exportations vietnamienne d’électronique a atteint 72,6 milliards de dollars en 2024, soit une augmentation de 26,6 % comparé à 2023. Le secteur de la production et de la fabrication a globalement augmenté de près de 10% en 2024. Mais le Vietnam est pris en étau entre les deux puissances rivales. D’un côté le pays cherche à négocier un accord commercial avec l’administration Trump afin de se libérer du joug des 46% de tarif douanier qui le menace. De l’autre côté, le président Chinois Xi Jinping en visite à Hanoi à la mi-avril a appelé le Vietnam à étendre considérablement ses accords commerciaux avec la Chine et prévient que des représailles attendent les pays qui chercheraient à trouver des accords avec les Américains au détriment des intérêts chinois.

Pour échapper aux tarifs américains, le plus sûr est encore de produire aux États-Unis. Le vœu le plus cher du président Trump. Plusieurs grands fabricants, tels Foxconn et Pegatron, ont annoncé des investissements massifs dans des usines américaines pour sécuriser leur accès au marché sans surcoût tarifaire. Foxconn possède déjà une cinquantaine de sites industriels sur le territoire américain et y emploie 5 000 personnes. Cependant, cette solution reste largement inaccessible pour la majorité des entreprises. Le coût de construction, d’équipement et d’exploitation d’une usine aux États-Unis est nettement plus élevé que dans les pays asiatiques. De plus, de nombreuses entreprises n’ont ni les volumes de production, ni les marges financières nécessaires pour justifier un investissement industriel aussi lourd. Enfin, certaines chaînes d’approvisionnement critiques comme les composants électroniques, pièces mécaniques, matières premières restent profondément ancrées en Asie, rendant une relocalisation totale non seulement coûteuse mais aussi techniquement très complexe.

Lors d’un entretien avec Fortune Magazine en 2017, le PDG d’Apple Tim Cook explique : « Il y a une confusion sur la Chine. La croyance populaire est que les entreprises viennent produire en Chine pour profiter de la main d’œuvre bon marché. La réalité c’est que cela fait de nombreuses années que la Chine n’est plus la destination privilégiée pour trouver de la main d’œuvre bon marché. En vérité, la raison est le niveau d’expertise et la concentration de diverses compétences. Pour fabriquer nos produits nous avons besoin d’outillages très avancés. La conception de ces outillages ainsi que l’usage de nos matières requièrent une précision de pointe. L’expertise en outillages est très avancée en Chine. Aux États-Unis, si vous regroupez tous ses spécialistes, je ne suis pas sûr que vous pourriez remplir cette pièce. En Chine vous remplissez plusieurs stades de football ». Bien qu’ancienne, cette citation reste encore largement d’actualité.

Enfin, les tarifs pharaoniques encouragent les pratiques d’évasion tarifaires souvent frauduleuses. Ainsi déjà depuis le premier mandat de Donald Trump et sa première guerre commerciale, nous constatons la démultiplication d’échoppes offrants divers services de logistique et de dédouanement. L’une de ces techniques d’évasion tarifaires est le double invoicing (double facturation) dont il existe deux variantes. La première consiste en un accord préalable entre l’importateur et l’exportateur autour de l’émission de deux factures commerciales. La première est véridique et sera utilisée pour régler la transaction financière entre les deux parties. La seconde est mensongère et sous-estime sciemment la valeur de la marchandise. C’est cette deuxième facture qui sera déclarée aux douanes américaines et servira de base au calcul des tarifs douaniers. La seconde variante de cette technique consiste à diviser la transaction entre l’importateur et l’exportateur en deux factures. La première facture sera sous-estimée et décrira le coût de revient de la marchandise. Elle sera utilisée pour le dédouanement. La seconde est surestimée et maquillée derrière un service générique comme « marketing » et ne sera pas soumise aux douanes. Ce type de pratique donne du fil à retordre aux douanes américaines, l’Immigration and Customs Enforcement (ICE), qui pour l’instant échappent aux coupes du fameux Department of Government Efficiency (DOGE) du milliardaire Elon Musk. Ces pratiques d’évasion sont cependant risquées, d’autant que les douanes américaines sont réputées pour leur intransigeance et leur minutie. Ainsi il n’est pas rare de devoir procurer aux douanes le détail de la composition du produit importée, aussi appelé Bills Of Material (BOM), ainsi que l’historique des factures passées pour prouver son juste prix. Les douanes peuvent aller jusqu’à désassembler un exemplaire de marchandise pour vérifier à l’intérieur les références indiquées dans la BOM.

L’OMC, une organisation faible dont les règles sont bafouées

Rappelons que l’OMC, qui regroupe aujourd’hui plus de 160 pays membres dont la Chine et les États-Unis, a pour mission de réguler le commerce international et résoudre les différends commerciaux entre les États. Pour cela, elle s’appuie sur un ensemble de règles juridiques contraignantes, négociées par ses membres, visant à garantir un commerce prévisible, transparent et non discriminatoire. L’un de ses principes fondamentaux est la clause de la nation la plus favorisée (NPF), en vertu de laquelle un pays ne peut pas imposer à un autre membre des droits de douane plus élevés qu’à ses partenaires commerciaux les plus favorisés, sauf exception comme des accords régionaux négociés entre quelques pays membres.

Les hausses tarifaires unilatérales appliquées par les États-Unis contre la Chine (et inversement) vont à l’encontre de ces principes. En l’absence d’un mandat de l’OMC ou d’un accord bilatéral, l’imposition de droits de douane punitifs, ciblant un seul pays, est généralement considérée comme illégale au regard des règles de l’OMC. De plus, le recours massif à des sanctions commerciales pour des motifs politiques ou géostratégiques (et non pour des infractions avérées aux règles commerciales) compromet l’autorité de l’OMC, qui peine depuis quelques années à faire appliquer ses décisions. En effet, depuis plusieurs années, l’Organisation mondiale du commerce traverse une crise profonde qui remet en cause son efficacité et sa légitimité.

Cette crise se manifeste à plusieurs niveaux. A commencer par le blocage de son organe d’appel. Le cœur du système de règlement des différends de l’OMC repose sur un mécanisme en deux étapes : un panel examine l’affaire, puis un organe d’appel peut être saisi en seconde instance. Or, depuis fin 2019, cet organe est paralysé, faute de juges. En effet, les États-Unis, sous l’administration Trump, ont systématiquement bloqué la nomination de nouveaux juges, estimant que l’organe d’appel dépassait ses compétences, créait du « droit » au-delà des textes et ne servait pas les intérêts américains. Cette paralysie signifie qu’un pays peut faire appel d’une décision pour geler indéfiniment son exécution, vidant de sa substance le mécanisme de règlement des différends.

A cela s’ajoute la difficulté de réformer l’OMC. En effet, l’institution fonctionne sur la base du consensus entre tous ses membres, ce qui rend toute réforme structurelle extrêmement difficile. Des sujets cruciaux comme les subventions industrielles, les entreprises publiques (notamment en Chine) ou le commerce numérique restent bloqués, faute d’accord global.

Enfin de plus en plus de grandes puissances, dont la Chine, les États-Unis, ou l’Inde, privilégient des accords bilatéraux ou régionaux au détriment du multilatéralisme promu par l’OMC. Ces accords échappent souvent aux règles strictes de l’organisation et permettent aux pays de négocier des conditions plus favorables, en contournant les contraintes imposées par le droit commercial multilatéral. En crise de crédibilité, le gendarme commercial est en passe de devenir un acteur très symbolique.

L’ère de l’après mondialisation ?

Après la guerre commerciale du premier mandat de Trump, puis la crise COVID et la prise de conscience des dépendances étrangères, cette seconde guerre commerciale pourrait bien être le dernier clou dans le cercueil de l’ère de la mondialisation décomplexée.

Face à une administration américaine résolument isolationniste, la Chine continue de préparer son économie au découplage avec les États-Unis. En parallèle, elle cherche à développer de nouveaux partenariats. La sinologue Alice Ekman décrit la division du monde perçue par la Chine : d’un côté la superpuissance américaine, le grand rival, de l’autre les pays du sud dans lesquels elle investit massivement, et enfin une zone grise dont l’Europe fait partie et dont un rapprochement pourrait permettre de fracturer l’occident et isoler davantage le rival américain.

Alice Ekman rappelle que dans ce contexte, la Chine est engagée dans une offensive de charme auprès des Européens profitant des tensions transatlantiques. Par exemple lorsque l’administration Biden enclenche le Inflation Reduction Act aux conséquences néfastes pour les européens ou lors de l’épisode du traité tripartite AUKUS entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume Uni sur la livraison à Canberra de sous-marins à propulsion nucléaire. La guerre en Ukraine complique cette équation tant les intérêts entre l’Union Européenne et le couple sino-russe sont divergents.

Pierre-Arnaud Donnet

asialyst.com