Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 25 mai 2025

Espions de Sa Majesté : comment Cambridge a-t-elle servi le KGB ?

 

Durant plusieurs décennies, cinq Britanniques issus de l’élite ont infiltré les plus hautes sphères de l’État pour le compte de l’URSS. Leurs actions ont fragilisé les alliances occidentales, révélé des failles systémiques au sein du renseignement et démontré que l’idéologie pouvait prévaloir sur la loyauté nationale.

Au cœur de la guerre froide, alors que les tensions entre l’Est et l’Ouest redéfinissent les équilibres mondiaux, les démocraties occidentales se découvrent vulnérables de l’intérieur. Au Royaume-Uni, une série de fuites d’informations sensibles révèle l’existence d’un réseau d’espions soviétiques infiltrés au plus haut niveau de l’État. Ces hommes ne viennent pas de l’ombre : ils sont issus de la meilleure éducation britannique, diplômés de Cambridge, insérés dans les cercles du pouvoir.

Ce groupe, aujourd’hui connu sous le nom de Cambridge Five, a transmis pendant des années des documents confidentiels au KGB, sapant la confiance des alliés et compromettant des opérations stratégiques. Leur parcours interroge : comment des intellectuels britanniques ont-ils pu, par conviction, trahir leur pays ? L’affaire met en lumière les angles morts des services de renseignement et les tensions entre loyauté sociale, idéologie politique et sécurité nationale.

Des intellectuels séduits par le communisme

Au début des années 1930, l’Université de Cambridge devient un terrain fertile pour les idées marxistes. Dans un contexte de crise économique mondiale, de montée des régimes fascistes en Europe et de désillusion envers les élites conservatrices, de nombreux étudiants britanniques remettent en question l’ordre établi. Le modèle soviétique, bien qu’autoritaire, est perçu comme une alternative progressiste au capitalisme. On accuse ce dernier d’avoir provoqué l’effondrement économique et l’inaction sociale. Pour une partie de la jeunesse intellectuelle britannique, le communisme apparaît comme un idéal de justice et d’égalité.

Parmi ces étudiants engagés figurent Harold « Kim » Philby, Donald Maclean, Guy Burgess, Anthony Blunt et John Cairncross. Ils sont tous issus de milieux privilégiés et formés dans les collèges les plus prestigieux. Et ils affichent une intelligence remarquable et un accès privilégié aux futurs centres de pouvoir. Ils fréquentent les cercles communistes universitaires et, pour certains, rejoignent le Parti communiste de Grande-Bretagne.

Le NKVD, service de renseignement soviétique, repère rapidement leur profil idéal : discrets, convaincus idéologiquement, ambitieux et promis à des postes clés dans l’administration britannique. Anthony Blunt, déjà recruté, joue un rôle décisif en recommandant ses camarades au réseau soviétique. Le recrutement se fait progressivement, dans le secret le plus absolu. Chacun reçoit une formation en espionnage et s’engage à infiltrer, à long terme, les institutions de l’État britannique.

Contrairement à une structure centralisée, les « Cambridge Five » ne fonctionnent pas comme une cellule hiérarchisée. Ils agissent séparément, sans toujours se coordonner. Leur efficacité repose alors justement sur cette autonomie apparente. Elle leur permet de gravir les échelons sans éveiller de soupçons.

Infiltration au sommet de l’État

Une fois intégrés dans les institutions britanniques, les membres du groupe de Cambridge entament une carrière fulgurante. Chacun dans des secteurs stratégiques de l’appareil d’État. Leur ascension est facilitée par leur origine sociale, leur éducation et les réseaux qu’ils entretiennent au sein de l’élite. Leur loyauté apparente à la Couronne masque une activité clandestine constante au service de l’Union soviétique.

Kim Philby rejoint le MI6 en 1940 grâce à l’appui de Guy Burgess. Il gravit rapidement les échelons, jusqu’à diriger la section anti-soviétique de l’agence. Une belle ironie. Il se trouve également chargé de la liaison avec la CIA et le FBI à Washington dans les années 1950. Cette position lui permet de saboter les opérations occidentales contre l’URSS et de transmettre des informations sensibles. Parmi elles, le projet VENONA. Il s’agit d’un programme américain de décryptage des communications soviétiques.

© Getty Image
John Cairncross, Anthony Blunt, Guy Burgess, Kim Philby, Donald Maclean. © Getty Image


Donald Maclean, quant à lui, entre au Foreign Office en 1935, affecté dans des postes diplomatiques de haut niveau. Il accède de fait à des documents ultra-secrets sur la stratégie nucléaire des Alliés et les négociations internationales. Il transmet notamment des informations sur la politique américaine en Europe et sur la coopération atomique avec le Royaume-Uni et le Canada.

Guy Burgess travaille d’abord pour la BBC, puis intègre le MI6, le Foreign Office, et enfin l’ambassade britannique à Washington. Son comportement fantasque, son alcoolisme notoire et sa vie privée dérangent. Mais ils ne l’empêchent pas sa progression. Il transmet des télégrammes diplomatiques, des documents militaires et des plans stratégiques.

Décodage et espionnage

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Anthony Blunt et John Cairncross accèdent à des informations parmi les plus sensibles de l’appareil britannique. Blunt est recruté par le MI5, le service de sécurité intérieure, où il travaille sur des opérations de contre-espionnage. Il a notamment accès à des informations classifiées concernant les réseaux d’espions nazis opérant en Grande-Bretagne et en Union soviétique, mais aussi aux résultats des décryptages produits par Bletchley Park, notamment les interceptions liées à Enigma, la machine de chiffrement allemande. Blunt transmet à Moscou une partie de ces données, révélant non seulement des identités d’agents mais aussi l’ampleur du renseignement britannique.

John Cairncross, quant à lui, est directement affecté à Bletchley Park, au sein de la section chargée de décrypter les communications militaires de la Wehrmacht. Il y traite les résultats du programme Ultra, nom de code pour les renseignements obtenus par la lecture des messages chiffrés allemands. Cairncross transmet aux Soviétiques des documents concernant les mouvements de troupes allemandes sur le front de l’Est. Ces données s’avèrent cruciales lors de la bataille de Koursk en 1943, en permettant à l’Armée rouge d’anticiper une offensive allemande. Bien que marginalisé au sein du cercle des Cambridge Five, Cairncross est sans doute celui qui causa le plus de dommages directs à l’effort de guerre allié.

Tous ont ainsi, pendant des années, alimenté les services soviétiques en documents confidentiels issus du cœur du système britannique. Leurs postes leur offrent un accès sans précédent à l’intimité des décisions stratégiques de l’Occident.

Un scandale étouffé par l’élite britannique

La découverte progressive de la trahison des Cambridge Five provoque une onde de choc au sein des services britanniques. Mais l’État choisit d’abord la discrétion. En 1951, la disparition soudaine de Guy Burgess et Donald Maclean vers l’Union soviétique suscite la panique. Les services secrets comprennent alors qu’une taupe au sein de l'appareil diplomatique a alerté les deux hommes. Très vite, les soupçons se portent sur Kim Philby.

Bien qu’interrogé à plusieurs reprises, Philby nie en bloc. Protégé par ses relations, et son statut d’ancien de Cambridge, il bénéficie d’un traitement clément. Le chef du MI6, Sir Stewart Menzies, refuse d’admettre qu’un homme de son rang ait pu trahir.

En 1963, acculé par de nouvelles preuves, Philby choisit de fuir à Moscou. Son départ confirme les soupçons. Mais elle permet surtout aux autorités britanniques d’éviter un procès public humiliant. Cette stratégie de discrétion est également appliquée à Anthony Blunt. En 1964, il avoue ses activités au MI5 lors d’un entretien confidentiel, en échange d’une immunité. Blunt garde son poste de conservateur des collections royales et son rôle auprès de la Cour. Cela jusqu’à ce que Margaret Thatcher rende l’affaire publique en 1979, provoquant un scandale politique majeur.

John Cairncross, lui aussi, est interrogé en 1964 et reconnaît ses activités d’espionnage. Comme Blunt, il n’est jamais inculpé. Il quitte la fonction publique et s’installe à l’étranger. Le traitement réservé à ces espions contraste avec celui infligé à d’autres agents moins bien nés, traduits en justice sans ménagement.

Le scandale des Cambridge Five continue de hanter la mémoire britannique. Aujourd’hui, des documents longtemps classifiés sont enfin accessibles, et une exposition organisée aux Archives nationales à Londres revient sur un siècle d’espionnage, levant le voile sur ces décennies d’aveuglement institutionnel.

Laurie Henry