Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 4 mai 2025

Corée du Sud : présidentielle sous tension, quels enjeux pour la démocratie ?

 

Yoon Suk-yeol est destitué par la Cour constitutionnelle le 4 avril après avoir provoqué le chaos dans le pays en déclarant sans préavis la loi martiale. La Corée se prépare à une élection présidentielle anticipée en juin, mais reste secouée par une profonde instabilité.

La Cour constitutionnelle a destitué le président Yoon Suk-yeol dans une décision historique rendue le 4 avril dernier à l’unanimité. Selon cette décision, le chef de l’État « a nié la démocratie en déclarant la loi martiale pour résoudre une confrontation avec l’Assemblée nationale, ce qui a violé l’État de droit et les principes fondamentaux d’un État démocratique ». L’Assemblée nationale a salué la décision de la Cour, déclarant qu’il s’agissait d’ « une victoire du peuple, qui a triomphé de l’ennemi de la démocratie par les voies démocratiques ». Les procureurs ont inculpé Yoon, le 1er mai, pour obstruction à l’exercice de l’autorité exécutive, à la suite de son arrestation en janvier pour son rôle central dans l’insurrection.

Face à une crise politique majeure, les institutions de l’Assemblée nationale à la Cour constitutionnelle ont tenu bon, appliquant la Constitution avec fermeté. Dans la rue, des millions de citoyens ont manifesté pacifiquement, affirmant leur attachement aux valeurs démocratiques. Ce mouvement, salué comme une victoire de la démocratie sud-coréenne, a aussi révélé les failles du système politique, rappelant la nécessité de réformes de fond pour en garantir la stabilité.

Le favori des sondages est empêtré dans une série d’enquêtes judiciaires

À l’approche de l’élection présidentielle prévue pour le 3 juin, le monde politique sud-coréen est en pleine effervescence. Les deux plus grands partis, le Parti du Pouvoir du Peuple (PPP), de tendance conservatrice, et le Parti Démocrate (PD), de tendance libérale, s’activent pour lancer leur campagne. Après avoir commencé avec huit candidats, le PPP doit faire un choix final entre Kim Moon-soo, ancien ministre de l’Emploi et du Travail, et Han Dong-hoon, ex-président du PPP. Du côté du Parti Démocrate, Lee Jae-myung, déjà candidat lors de la dernière élection présidentielle, a été officiellement choisi après avoir battu deux autres candidats au cours des primaires.

Les divers sondages réalisés auprès des électeurs depuis la destitution montrent une tendance claire : le candidat du PPP, auquel appartenait l’ancien président destitué Yoon, peine à dépasser les 10 % d’intentions de vote, tandis que Lee Jae-myung du PD est en tête avec environ 40 % de soutien. Cependant, ce principal candidat de l’opposition est également en tête des sondages portant sur la question : « Qui ne devrait pas être président » avec 42,8 % des voix. Ce niveau élevé de méfiance est lié aux enquêtes judiciaires en cours et aux doutes sur sa moralité. Lee Jae-myung est actuellement poursuivi dans le cadre de cinq affaires comportant un total de onze chefs d’accusation, dont la violation de la loi électorale, la corruption de témoins et la corruption dans le cadre de projets immobiliers. Le procès concernant la violation de la loi électorale a fait l’objet d’un non-lieu par une cour d’appel en mars, mais la Cour suprême a annulé le 1er mai le jugement de la cour d’appel et ordonné un nouveau procès.

La controverse concernant Lee Jae-myung illustre le climat confus de l’élection présidentielle et soulève la question de la stabilité de la démocratie.

La société civile devient une force incontournable

La Corée du Sud a franchi un tournant démocratique majeur à la fin des années 1980, dans le sillage d’une vague mondiale de démocratisation accélérée par la fin de la guerre froide. Contrairement aux trajectoires occidentales, souvent marquées par une transition progressive du féodalisme vers la modernité, le pays a dû composer avec l’héritage lourd de la colonisation japonaise. Cette domination a freiné l’évolution autonome de ses structures sociales et politiques. Après l’indépendance, la Corée du Sud était restée marquée par le sous-développement et un régime autoritaire, une réalité partagée par de nombreux États postcoloniaux.

C’est dans ce contexte qu’un puissant mouvement civique a émergé dans les années 1980. Porté par une population déterminée à rompre avec l’autoritarisme militaire, ce mouvement a culminé avec le soulèvement de juin 1987. Face à la pression populaire, le régime a dû céder et engager des réformes démocratiques majeures, notamment l’établissement des droits politiques fondamentaux et l’adoption d’un système d’élection présidentielle directe.

La société civile a joué un rôle déterminant dans la facilitation de ces transformations, marquant ainsi une étape importante dans l’évolution démocratique de la Corée du Sud. Elle a contribué à l’approfondissement des pratiques démocratiques en facilitant une participation plus large des différentes classes et couches sociales.

Elle a évolué grâce à l’émergence de nouveaux acteurs, l’arrivée de nouvelles technologies de communication innovantes et le renouvellement des formes culturelles d’expression politique. Historiquement mobilisée contre les régimes autoritaires, la société civile joue désormais un rôle plus proactif dans la redéfinition des valeurs démocratiques. Elle est devenue une force incontournable qui offre un espace pour exprimer le mécontentement vis-à-vis des institutions politiques. Elle cherche à réduire le fossé entre les structures formelles de la démocratie et les réalités quotidiennes des citoyens en promouvant les actions directes et expressives.

Ce phénomène trouve un écho évident dans l’histoire des destitutions présidentielles en Corée du Sud. Le pays a connu plusieurs procédures de destitution de présidents en exercice, chacune accompagnée d’une mobilisation citoyenne d’envergure. Ces événements ont mis en lumière l’importance grandissante de la société civile dans le processus démocratique, un phénomène qui s’inscrit dans la dynamique des mouvements de la « place publique ».

En 2004, lors de la tentative de destitution du président Roh Moo-hyun initiée par l’opposition pour violation du « devoir de neutralité politique », des citoyens de tout le pays ont pris part à des veillées aux chandelles, en scandant « non à la destitution ». La Cour constitutionnelle a finalement rejeté la procédure initiée par l’opposition, estimant que les actions de Roh ne justifiaient pas sa destitution.

En 2016, c’est la présidente Park Geun-hye qui est visée, après des révélations de corruption et d’abus de pouvoir. Des millions de citoyens se sont de nouveau mobilisés à travers le pays, en participant à des « rassemblements aux chandelles ». Ces derniers attirèrent un total estimé à 15,8 millions de participants. Ce soutien massif a conduit à une procédure officielle de destitution. En mars 2017 la Cour constitutionnelle a rendu un verdict unanime en faveur de la destitution de Park, marquant, en cela, un tournant historique. Pour la première fois en Corée du Sud, un président en exercice a été démis de ses fonctions par voie de destitution. Un acte qui illustre la force et l’impact d’une société civile plus que jamais impliquée dans la protection des valeurs démocratiques.

Dans l’affaire Yoon, qui a finalement conduit à la troisième procédure de destitution, les rassemblements citoyens ont joué un rôle important. Ils ont réuni en moyenne un million de participants réclamant la destitution du président. Ces manifestations se caractérisent notamment par une forte présence de jeunes et intègrent des éléments de la culture populaire – musique K-pop, ambiance de concert, et bâtons d’encouragement de type idole – une nouvelle tendance qui redéfinit l’esthétique et les pratiques de la protestation politique. Cette fusion de l’expression culturelle et de l’activisme civique met en évidence l’évolution de l’engagement démocratique en Corée du Sud. L’aspiration à une démocratie plus participative où les citoyens font activement valoir leurs droits a contribué à la mise en accusation d’un président en exercice.

Un clivage politique destructeur

La destitution réussie d’un président est le signe d’une démocratie politisée et fonctionnelle, mais elle montre également que les problèmes sont trop importants pour être résolus par le système politique normal. Plus la destitution est discutée et débattue, plus l’ordre politique est chaotique et instable. En d’autres termes, il y a un décalage entre le sens de la démocratie des citoyens et la règle du pouvoir politique établi.

Le rôle des citoyens est d’écarter du pouvoir les gouvernements corrompus, alors que celui du pouvoir politique est d’assurer la continuité de l’action gouvernementale. Ceci pose deux problèmes : la séparation de l’État et de la société civile, et l’incapacité des partis politiques à représenter les citoyens. C’est ainsi que se dessine le « clivage » de la politique coréenne, où le pouvoir est disputé par les deux principaux partis : le Parti du Pouvoir du Peuple (PPP), de tendance conservatrice, et le Parti Démocrate (PD), de tendance libérale.

La structure politique de la Corée du Sud, avec un pouvoir concentré entre les mains du président et un système politique bipartisan, se caractérise par une confrontation constante. La combinaison entre un système électoral à majorité simple et un poids du régionalisme a renforcé les rivalités entre les deux principaux partis, conduisant à une polarisation émotionnelle. Les électeurs développent un fort sentiment d’unité avec le parti qu’ils soutiennent et une forte hostilité envers l’opposition. La société sud-coréenne évolue vers une polarisation politique complexe et enracinée, avec des fissures sociales et des conflits régionaux et idéologiques qui restent intacts malgré la démocratisation.

Lors de la vingtième élection présidentielle, en mars 2022, de nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre des candidats des deux principaux partis. Alors que Yoon Suk-yeol (PPP) et Lee Jae-myung (PD) dominaient les sondages, leur parcours a été entaché de polémiques sur leurs qualifications et leur intégrité. Selon un sondage, chacun des principaux candidats affichait un taux de popularité d’environ 30 %, alors que la population leur étant défavorable oscillait entre 60 et 70 %. Ce climat de méfiance généralisée a valu à l’élection le surnom d’« élection des candidats antipathiques » ou encore de « choix du moindre mal ». Alors que le système électoral permet au gagnant de remporter toutes les institutions, il reste difficile de voter pour un candidat de la troisième voie. L’environnement politique pousse la plupart des électeurs à se rallier aux deux premiers candidats, même s’ils ne soutiennent ni l’un ni l’autre.

Dans ce contexte très anxiogène, l’élection présidentielle a connu un taux de participation élevé avec 77,1 %. Yoon Suk-yeol a obtenu 48,56 % des voix, alors que Lee Jae-myung en a obtenu 47,83 %, soit l’écart le plus faible entre deux candidats dans l’histoire de l’élection. Malgré leur aversion pour les deux candidats, les électeurs se sont fortement mobilisés. Une autre donnée importante est celle du score cumulé des deux candidats qui s’est élevé à 96,39 % des voix, montrant, à la fois l’importante polarisation politique du pays et l’esprit démocratique des citoyens.

Un nouveau candidat pourrait rebattre les cartes

L’enquête du Bureau national des statistiques (BNS), menée du 28 au 30 avril auprès de 1 000 hommes et femmes âgés de 18 ans et plus, a montré que le Parti Démocrate recueille 39 % des voix, suivi par le PPP, avec 34 %. Les autres tiers partis sont le Parti de l’innovation intérieure (6 %), le Parti de la réforme (3 %) et le Parti progressiste (1 %). Dix-sept pour cent des électeurs n’avaient pas de préférence pour un parti ou étaient indécis. Ces tendances sont révélatrices d’une polarisation sur des lignes bipartisanes très ancrées.

Toutefois, un nouveau joueur vient d’entrer dans ce jeu politique. Le Premier ministre par intérim, Han Deok-soo, a démissionné de ses fonctions de président par intérim et de premier ministre le 1er mai, déclarant qu’il souhaitait « assumer de plus grandes responsabilités et surmonter la crise à laquelle nous sommes confrontés ». Il a également officialisé sa candidature à l’élection présidentielle, affirmant que si la politique des extrêmes n’est pas abandonnée et qu’un cadre de coopération n’est pas mis en place, les divisions et les conflits ne feront que s’aggraver, quel que soit le dirigeant au pouvoir. Han Deok-soo était classé deuxième derrière Lee Jae-myung dans les sondages présidentiels avant même qu’il n’annonce sa candidature. Dans le dernier sondage du BNS, Lee Jae-myung est arrivé en tête des sondages avec 42 %, suivi de Han Deok-soo avec 13 %.

L’image « centre-droit » de Han Deok-soo est citée comme un avantage concurrentiel. Il a été premier ministre sous le gouvernement libéral de Roh Moo-hyun, puis sous le gouvernement conservateur de Yoon Suk-yeol. Autrement dit, il a été premier ministre à la fois sous des gouvernements conservateurs et libéraux, et sa flexibilité et son absence d’orientation idéologique sont considérées comme une force. Cela reflète l’opinion des citoyens qui sont fatigués de la polarisation politique.

Le PPP a toujours manifesté son souhait de se rapprocher de Han Deok-soo. D’autre part, Lee Nak-yeon, qui a été premier ministre du gouvernement libéral de Moon Jae-in, a évoqué la possibilité d’un dialogue avec Han Deok-soo. Lee Nak-yeon était membre du Parti démocrate, mais en raison du système douteux des primaires du PD lors de la dernière élection présidentielle, il n’a pas été sélectionné comme candidat à la présidence et a quitté le PD. Han Deok-soo pourrait profiter des ennuis judiciaires de Lee Jae-myung pour briser la polarisation politique actuelle.

Dans ce climat très incertain, l’électorat coréen apparaît profondément désorienté. Une question revient avec persistance : comment faire vivre une démocratie fondée sur le dialogue, le compromis et la coexistence dans le système politique actuel ? La méfiance envers les élites et les risques d’autojustification du pouvoir nourrissent le malaise. La fin de la procédure de destitution ne signifie pas que la démocratie sud-coréenne a été restaurée. Le déroulement de l’élection présidentielle sera déterminant pour savoir si la polarisation qui a précédé et suivi la procédure de destitution reste incontournable.

Jiyu Choi

asialyst.com