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mardi 22 avril 2025

Renouveau de la dissuasion conventionnelle ? Du tir de l’Oreshnik et de ses conséquences

 

Non seulement la dimension aérobalistique prend une place de plus en plus importante dans les architectures stratégiques (1), mais encore le monde connaît une nouvelle étape conceptuelle dans le développement des dissuasions. Essai inédit d’ICBM chinois le 24 septembre dernier (2), tir russe d’un Oreshnik en Ukraine, proposition française d’un missile de moyenne portée : les lignes bougent.

Le tir, le 21 novembre 2024, d’un missile balistique de portée intermédiaire (IRBM) Oreshnik par la Russie constitue indubitablement une rupture. L’engin, doté de six charges multiples à guidage indépendant, qui n’étaient manifestement pas des charges explosives, a frappé la ville ukrainienne de Dnipro, sans qu’un ciblage particulier soit distinguable. Il s’agit là du premier usage militaire d’une arme de ce type – qui pourrait d’ailleurs, comme le DF‑26 chinois, avoir une double fonction, nucléaire et conventionnelle. Intervenant dans la foulée de l’emploi par l’Ukraine de missiles ATACMS (Army tactical missile system) contre des bases situées sur le territoire russe, finalement autorisé par Washington (3), cette frappe a indiscutablement une valeur déclaratoire.

Retour à la thématique du découplage

Elle marque un signalement stratégique à l’intention des États européens, et ce, d’une manière très particulière qui n’est pas sans rappeler les heures les plus tendues des années 1980. Durant la guerre froide, les IRBM soviétiques étaient essentiellement destinés à des actions contre l’Europe occidentale et, dans une moindre mesure, la Chine. La mise en service du SS‑20, en remplacement du SS‑5 jugé obsolète, avait impliqué la conception et le déploiement des Euromissiles – les Pershing II et LGM‑109 Gryphon – qui avaient non seulement créé des tensions dans les sociétés européennes, y compris instrumentalisées par l’URSS, mais aussi ravivé le débat autour d’un « découplage » entre les membres européens de l’OTAN et les États-Unis. La crainte était alors que les opérations nucléaires restent cantonnées au continent européen. La perspective de cet « Euroshima » était alors amplifiée par un glissement doctrinal américain opéré dans les années 1970 et centré sur la recherche de la victoire dans la guerre nucléaire, ainsi que par la notion d’un emploi graduel des feux nucléaires (4).

Justement, le tir russe se produit dans le contexte de la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine et peut être vu comme un signalement à l’intention de sa future administration. Il s’agirait ainsi de jouer sur la vision transactionnelle des relations internationales de Donald Trump, qui promettait de mettre un terme à la guerre d’Ukraine en trois jours en élevant les enjeux. Il s’agit peut-être aussi de relancer les débats sur le découplage, qui s’étaient terminés avec le démantèlement des SS‑20, Pershing II et autres LGM‑109 consécutif au traité INF (Intermediate nuclear forces)… devenu caduc. Toutefois, le tir du 21 novembre concerne un système qui n’est pas encore en service opérationnel. Le missile a ainsi fait l’objet d’un premier tir en conditions réelles, avec probablement peu d’engins parés pour une utilisation. Le programme lui-même reste nébuleux : si l’hypothèse d’une variante du RS‑26 Rubezh (SS‑X‑31) avec un étage en moins a été évoquée, elle reste à démontrer.

On note par ailleurs que le tir de l’Oreshnik intervient également quelques jours après l’inauguration officielle, le 13 novembre, de la base antimissile de Redzikowo, en Pologne – la base étant opérationnelle depuis juillet dernier –, et son intégration au système antimissile de l’OTAN. Cette base est la deuxième installation Aegis Ashore en Europe, après celle de Deveselu (Roumanie), avec 10 lanceurs verticaux pour des missiles SM‑3, et est perçue par la Russie comme une menace pour la crédibilité de sa dissuasion nucléaire. Il n’est toutefois pas certain qu’elle soit adaptée à l’interception de missiles russes, du fait de son positionnement trop à l’est pour protéger les capitales européennes – le dispositif otanien ayant été conçu dans l’optique d’une menace iranienne – et de l’évidente faiblesse de la salve défensive face à la masse d’ogives russes.

Une réponse européenne… et avant tout française ?

À certains égards, la réponse européenne n’est pas inexistante. D’une part, l’European long range strike approach (ELSA), un programme déjà porté sur les fonts baptismaux par la France, l’Allemagne, l’Italie et la Pologne, a pour but de concevoir et de produire des missiles de croisière conventionnels à lancement terrestre d’une portée de 1 000 km en prenant comme base le SCALP Naval. La Suède et le Royaume-­Uni ont indiqué en octobre vouloir s’y joindre. L’approche était alors centrée sur la frappe conventionnelle dans une optique multidomaine (voir DSI hors-série no 99). Ce système est une arme d’emploi tirant parti des leçons de la guerre d’Ukraine, qui apparaît également adaptée aux logiques de lutte contre-­A2/AD (Anti-­access/Aera denial) et dont la mise en service renforcerait les armées européennes – et donc leur potentiel dissuasif. Il constitue aussi le pendant matériel aux systèmes à longue portée américains mis en œuvre par les Multidomain task-forces (5).

D’autre part, la révélation par Challenges d’une réflexion autour du développement d’un missile balistique conventionnel d’une portée supérieure à 1 000 km – mais qui n’a pas été précisée plus avant – est intéressante (6). L’annonce suit le tir russe et apparaît, au moins a priori, comme une réponse sur le plan déclaratoire, mais elle interpelle également, cette fois sur le plan opérationnel. Bien qu’il soit utilisable dans des scénarios multidomaines (multimilieux/multichamps), on peut s’interroger sur son usage dans un cadre de dissuasion conventionnelle qui laisserait augurer un glissement français vers une logique assimilable à la riposte graduée.

Cette dernière avait été refusée par la France, adepte d’une conception plus orthodoxe de la dissuasion où la protection des intérêts vitaux nationaux apparaissait comme plus crédible que l’établissement d’une dissuasion élargie. Mais le contexte politique européen a changé depuis les années 1990, et plus encore depuis février 2022 et, in fine, la perspective d’un désengagement européen des États-Unis. La question de l’extension du périmètre des intérêts vitaux aux alliés européens, plus ou moins régulièrement évoquée depuis les années 1990, refait ainsi surface et, dans une certaine mesure, des signes de demande de certaines capitales européennes sont visibles (7). Mais elle se heurte à la rigidité conceptuelle de la dissuasion et au délicat problème de l’éventuelle mise en danger de Paris pour sauver Vilnius.

L’hypothèse d’un missile balistique à charge conventionnelle peut ainsi être lue comme une tentative de trouver un juste milieu évitant le « tout ou rien nucléaire ». Si elle se concrétisait, elle laisserait envisager, paradoxalement, une « riposte graduée à la française », laquelle existe, d’une certaine manière, déjà en germe. Le retour dans l’organisation militaire intégrée de l’OTAN puis le recentrage à l’est avec des déploiements sur le terrain témoignent de la recherche d’un effet dissuasif dans un cadre où la dissuasion, relation sociale avant d’être matérielle, est une fonction stratégique en France. Il faut y ajouter que les actions de subversion, de sabotage et de « cybotage » – la « guerre hybride – imposent des réactions qui ne peuvent pas être nucléaires (8). Dès lors, l’action stratégique face à l’adversaire étatique probable ne se situe en fait jamais dans un « tout ou rien nucléaire ». La vertu d’un système défensif consiste, là comme ailleurs, à disposer d’une certaine liberté d’action.

En l’occurrence, un engin balistique de portée moyenne ou intermédiaire offre ainsi, en théorie, une option supplémentaire aux décideurs politiques, dans un cadre marqué par la volonté de repositionner la France comme « fournisseur de dissuasion » en Europe, alors que le retour de Donald Trump soulève la question de la neutralisation de la dissuasion otanienne – la fameuse « double clé » qui implique le feu vert de Washington. Ce calcul est-il compatible avec la dissuasion nucléaire ? Dans toute logique de graduation/riposte proportionnelle, la possibilité de la montée aux extrêmes – nucléaire en l’occurrence – existe. Mais, à tout le moins, le spectre d’un engagement nucléaire massif est éloigné. Cette logique ne va pas sans susciter d’interrogations. Comme pour la Russie avec son Oreshnik, un tel choix pose la toujours délicate question de la discrimination et d’une réponse nucléaire « accidentelle ». Et ce, qu’elle soit de bonne foi (le tir conventionnel est réellement confondu avec un tir nucléaire) ou non. La réponse nucléaire serait alors présentée comme « accidentelle », permettant de mettre la France au pied du mur d’un engagement de plus large ampleur.

De la question des moyens

Est-ce techniquement faisable ? La France dispose avec le M51 d’une expertise balistique évidente et de l’ensemble des briques technologiques nécessaires, notamment dans le domaine de la navigation. Le développement d’un missile balistique de portée moyenne ou intermédiaire – y compris doté de charges conventionnelles multiples – apparaît ainsi comme relativement aisé, mais encore faut-il que les lignes budgétaires nécessaires soient ouvertes. Or la Loi de programmation militaire actuelle laisse assez peu de liberté de manœuvre, dans un contexte où une partie des augmentations prévues – d’ailleurs regardées avec envie par Bercy – seront absorbées par l’inflation et d’indécision après le renversement du gouvernement.

La séquence actuelle ouvre néanmoins la porte à des possibilités de coopération, qui pourraient justement permettre de rectifier la position de la France sur l’échiquier européen en lui donnant un positionnement aux accents multilatéraux. On peut ainsi penser à une coopération avec Varsovie, ce qui ne serait pas sans donner un « coup d’accélérateur » à une relation sans doute trop longtemps délaissée et qui, d’un point de vue stratégique, ne peut se permettre de laisser de côté la Pologne, qui apparaît comme une puissance pivot en Europe. Et qui, en l’occurrence, a demandé le positionnement d’armes nucléaires américaines sur son sol et considère la frappe dans la profondeur, par missiles de croisière interposés, comme une nécessité de premier plan.

Notes

(1) Joseph Henrotin, « Les habits neufs de la dissuasion conventionnelle. Le changement de donne aérobalistique », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 99, décembre 2024-janvier 2025.

(2) Le tir était le premier essai d’ICBM (Intercontinental ballistic missile) chinois depuis 1980.

(3) Le général Guerassimov a entre-temps indiqué que le tir de l’Oreshnik était planifié de plus longue date. Difficile cependant de ne pas voir une coïncidence entre les évènements.

(4) Sur l’époque et ses débats, voir notamment Susan Colbourn, Euromissiles. The Nuclear Weapons That Nearly Destroyed NATO, Cornell University Press, Ithaca, 2022.

(5) Dont des déploiements sont par ailleurs prévus en Europe, avec des missiles Tomahawk, Dark Eagle et SM-6. Voir Joseph Henrotin, « Frappes à longue portée : impératif tactique ou ambitions démesurées ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 89, avril-mai 2023 ; Joseph Henrotin, « Enjeux doctrinaux de la concrétisation du multidomaine. Les évolutions au sein de l’US Army et des Marines », Défense & Sécurité Internationale, no 160, juillet-août 2022.

(6) Vincent Lamigeon, « Armement : la France envisage un nouveau missile balistique », Challenges, 27 novembre 2024.

(7) Voir notamment Tomaso Colizza, « La dimension nucléaire de la sécurité de l’UE », Défense & Sécurité Internationale, no 167, septembre-octobre 2023.

(8) Et ce, dès la guerre froide. Voir Laure Bardiès, « Âge nucléaire et stratégie indirecte », Défense & Sécurité Internationale, no 159, mai-juin 2022.

Joseph Henrotin

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