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mercredi 9 avril 2025

Mission française en mer Rouge : quand les intérêts économiques se heurtent aux enjeux politiques

 

Déployée du 12 janvier au 4 avril 2024, la frégate multimissions Alsace a pris part aux opérations en mer Rouge et dans le golfe d’Aden du 20 janvier au 30 mars. Envoyée pour protéger les intérêts économiques français dans la région, elle a apporté un soutien à l’opération « Prosperity Guardian » (« Gardien de la prospérité ») regroupant une coalition menée par les États-Unis pour garantir la liberté de navigation face aux attaques houthistes, avant de rejoindre la mission européenne « Aspides » dès son lancement le 19 février.

En 2008, l’Union européenne (UE) avait déclenché « Atalanta » dans cette zone maritime pour protéger le trafic commercial de la piraterie somalienne. Si l’objectif d’« ­Aspides » reste la protection du trafic, cette mission diffère par la violence à laquelle sont confrontées les forces déployées et par l’absence de consensus international dans la lutte contre les actions perturbatrices des houthistes du Yémen.

Une menace militaire dangereuse et inédite

Pour les marins qui ont protégé depuis 2008 cette route commerciale parmi les plus empruntées au monde, cette menace est plus dangereuse. Dès son arrivée sur le théâtre, l’Alsace a été confrontée à la vision impressionnante du pétrolier ­Marlin Luanda dévoré par des flammes de plusieurs dizaines de mètres de haut à la suite d’une frappe par un missile balistique. Pendant plus de 70 jours, l’équipage a constaté les dommages causés par les houthistes sur d’autres navires traversant la région, tel le True Confidence, dont trois marins ont été tués et quatre blessés, ou le Rubymar, qui a fini par couler, arrachant probablement sur son passage un câble sous-marin et privant ainsi d’Internet une partie de l’Afrique et de la péninsule Arabique.

Durant son déploiement, l’Alsace a été confrontée à deux types d’attaques : missiles balistiques et drones suicides. Les premiers sont des armes de guerre capables de frapper leur cible à grande vitesse à des centaines de kilomètres. Même si ces armements restent relativement imprécis et complexes à tirer sur des cibles mobiles, le sud de la mer Rouge forme un entonnoir où il existe peu d’espace pour manœuvrer, imposant aux navires des trajets prévisibles, trajets qui sont parfois disponibles presque en temps réel sur Internet lorsque les cargos décident de ne pas stopper leur balise AIS (1). La géographie et les émissions AIS des navires offrent ainsi des opportunités de ciblage au groupe yéménite, qui emploie également des drones suicides volant au ras des flots dans les zones fréquentées afin de les faire exploser sur les bateaux croisés.

Outre leur dangerosité, ces armes fonctionnent à l’aveugle. Juste avant de se faire intercepter par l’hélicoptère de l’Alsace le 20 mars 2024, un drone a frôlé à quelques mètres un boutre de pêche yéménite avant de passer au ras du pont d’un vraquier qui ne répondait pourtant pas aux critères de ciblage des houthistes. Enfin, le processus même de ciblage demeure incertain : le True Confidence avait bien appartenu à une société britannique, mais il transportait des bus vers Djeddah (Arabie saoudite) en pleine période de ramadan, probablement pour des pèlerins de La Mecque. En mars, le Huang Pu, pétrolier chinois ex-­britannique, a été frappé par un missile balistique, démontrant qu’aucune nation n’est à l’abri d’une attaque.

Adaptation tactique

Face à ces menaces, plusieurs types d’approches. Les Américains déploient une capacité de frappe air-air et air-sol quasi permanente grâce à leur porte-avions, dont les chasseurs sont prêts à engager à tout moment drones ou batteries de missiles le long de la côte. L’opération « Aspides » se concentre sur l’escorte de convois et les patrouilles destinées à comprendre les méthodes de ciblage des houthistes. L’Alsace a combiné ces deux missions d’escorte et de patrouille au cours desquelles elle a été confrontée à des drones et à des missiles assaillants mis en œuvre depuis la terre. Face à ces modes d’action inhabituels, l’équipage a dû s’adapter en optimisant l’emploi de ses senseurs, mais également ses procédures de tir et les réglages de ses armes. Il a ainsi réussi à intercepter un drone avec son hélicoptère armé d’une simple mitrailleuse de 7,62 millimètres, deux drones au canon de 76 millimètres et des missiles balistiques avec des missiles Aster 30, trois premières pour la Marine nationale française.

L’autre mission consistait à comprendre la méthode de ciblage houthiste afin de développer des parades lors des escortes de convois : manœuvres de déception, évolutions cinématiques, choix des routes et des horaires… La spécificité de cette région réside dans les différents passages obligés pour la circulation maritime (détroit de Bab el-Mandeb, hauts fonds, îles Hanish) et l’exiguïté du sud de la mer Rouge, qui donnent un avantage aux houthistes pour pister leurs cibles. Malgré tout, l’Alsace a réussi à accompagner en sécurité 19 navires de commerce confiés par le MICA Center de Brest (2) ou par l’état-major d’« Aspides ».

Après plus de 70 jours passés dans cette zone, plusieurs enseignements semblent se dessiner. Avant tout, les multiples moyens de communication et de positionnement dont disposent les navires de commerce pour assurer leur sécurité et optimiser leur trajet ainsi que les dispositifs de séparation du trafic et les routes recommandées les rendent prévisibles donc vulnérables à des attaques. L’utilisation de ces outils mérite d’être réévaluée en fonction du contexte sécuritaire des zones traversées. Néanmoins, les houthistes ont également réussi à retrouver des navires loin dans le golfe d’Aden, malgré la mise en silence de tous leurs moyens de communication. Cette performance peut laisser supposer l’appui de puissances étrangères ayant des moyens importants. À ce titre, l’annonce par le média d’État russe RIA Novosti d’un essai de missile balistique hypersonique houthiste, le 15 mars 2024, soulève des interrogations. 

Quels équilibres régionaux ?

La part géopolitique dans laquelle s’inscrivent les actions de déstabilisation des houthistes constitue le dernier enseignement de cette mission. En 2008, au déclenchement des opérations de lutte contre la piraterie, les conséquences économiques d’un ralentissement du trafic maritime dans la région avaient suffi à obtenir un large consensus et une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies autorisant les bâtiments de guerre à opérer dans les eaux territoriales somaliennes. Malgré une baisse de plus de 60 % du trafic maritime empruntant le canal de Suez, impactant l’économie régionale, une augmentation durable du coût du transport maritime et un isolement des nations de la mer Rouge, aucun consensus n’a été trouvé pour déclencher une opération internationale encadrée par une résolution onusienne. L’Égypte, pourtant touchée directement par cette crise, n’engage aucun moyen militaire. La Chine, qui a fortement investi dans ce pays, et pour qui le transport maritime est d’importance vitale, n’a pas condamné l’intervention des houthistes, préférant critiquer l’action « déstabilisatrice » américaine. Enfin, les monarchies du Golfe limitent les missions militaires conduites depuis leur sol. Cette prudence montre la complexité des équilibres régionaux dépassant les seuls intérêts économiques.

La participation de l’Alsace aux opérations en mer Rouge met en lumière plusieurs tendances qui se combinent. D’abord, l’élévation du niveau de violence en mer, où les groupes armés et les pays n’hésitent plus à faire usage de la force, y compris contre des navires de combat occidentaux. Ensuite, la remise en cause généralisée de la liberté de navigation, menaçant le modèle économique de la mondialisation fondé pour une part très importante sur la maritimisation. En contribuant à la sûreté maritime de la région de la mer Rouge, l’action de Marine nationale française s’inscrit au ­niveau stratégique.

Notes

(1) AIS est l’acronyme d’« Automatic Identification System » ; il s’agit d’une balise qui transmet en permanence les positions et la vitesse des navires, ainsi que leur identité et leur destination par VHF.

(2) Maritime Information Cooperation and Awareness Center : centre créé en 2016 pour favoriser l’échange d’informations et la coopération afin de faire face aux menaces au sein du monde maritime.

Capitaine de vaisseau (CV) Jérôme Henry

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