Dans une période d’embrasement des conflits, un aspect saillant des relations internationales et de la stratégie sécuritaire globale plane au-dessus du Moyen-Orient, ombrageant la stabilité de toute la région : l’arme nucléaire.
Le Moyen-Orient, comme à l’accoutumée, est une région en pleine ébullition où l’équilibre régional semble à tout instant sur le point de défaillir. Palestine et Liban de manière accrue depuis le 7 octobre 2023, golfe Persique et mer Rouge avec les Houthis dorénavant, Syrie avec la chute de Bachar el-Assad le 8 décembre 2024 et la prise de la capitale par le groupe armé djihadiste Hayat Tahrir al-Cham : cette zone est tiraillée de turbulences politiques, de crises multiformes et de recours à la force armée.
Des États moyen-orientaux ont l’arme nucléaire, sont en passe de l’avoir ou projettent de l’obtenir plus ou moins activement, sous couvert d’un programme nucléaire civil ou non. L’Iran occupe évidemment une place de choix dans ce tableau, son programme nucléaire déclaré civil étant considéré comme militaire par une partie de la communauté internationale. S’y trouvent également Israël, n’ayant jamais infirmé ou confirmé détenir l’arme atomique, mais également d’autres États plus ou moins à la périphérie de la région. Se pose alors la question de la situation nucléaire actuelle au Moyen-Orient, avec une interrogation corollaire : l’arme nucléaire va-t-elle faire basculer le si fragile équilibre sécuritaire de la région ?
L’Iran : un programme nucléaire sous pression internationale
L’évocation du dossier nucléaire au Moyen-Orient amène par réflexe pavlovien à l’Iran, depuis les révélations en aout 2002 des sites de recherche nucléaires iraniens cachés dans les villes d’Arak et de Natanz, avec le spectre d’un programme non pas civil mais militaire pour de nombreuses chancelleries, américaine en tête de proue. Le programme nucléaire iranien remonte en réalité aux années 1950, où le shah d’Iran recherche la technologie atomique, avec justement le soutien des États-Unis mais aussi de la France, alors active vendeuse de réacteurs nucléaires dans le monde. Les recherches n’aboutissent pas avant la Révolution islamique de 1979, qui impose un arrêt de la plupart des stratégies décidées par le dernier shah d’Iran, nucléaire en tête. Une fatwa (avis juridique par une autorité religieuse sur un point précis) est même prononcée en aout 2003 par le guide suprême Ali Khamenei, déclarant l’arme atomique haram (c’est-à-dire contraire à la religion musulmane), du fait du caractère non discriminatoire de cette arme entre les civils et les combattants.
La découverte par la scène internationale des activités nucléaires iraniennes coïncide alors avec les accusations américaines de détention d’armes de destruction massive par l’Iraqien Saddam Hussein, et Washington est prompt à soupçonner Téhéran de chercher à obtenir l’arme atomique. Une longue période de tensions, négociations et menaces réciproques s’ouvre alors, pour se clore le 14 juillet 2015 avec l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPOA), signé par l’Allemagne, l’Iran, l’Union européenne et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie). Cet accord prévoyait un contrôle strict des activités nucléaires iraniennes par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), assurant un versant uniquement civil aux recherches iraniennes, en contrepartie de la levée progressive des sanctions économiques pesant sur Téhéran. Malgré les onze rapports de l’AIEA attestant du strict respect par l’Iran du JCPOA, le président américain Donald Trump décide le 8 mai 2018 de quitter cet accord et de rétablir des sanctions contre l’Iran. Jusqu’à la mi-2019, l’Iran continuait de se conformer au JCPOA tout en exhortant les autres parties signataires à ramener les États-Unis à la table des négociations, sans succès. Téhéran s’est ensuite éloigné de ses engagements et poursuit depuis ses recherches nucléaires sans se préoccuper des inquiétudes des uns, accusations et menaces des autres.
Depuis octobre 2023 et l’attention quasi exclusive de la scène internationale sur le conflit entre Israël et la Palestine (et le Liban à présent), le programme nucléaire iranien a confirmé ses avancées. Différents rapports et sources d’information du Moyen-Orient, d’Europe et d’Amérique indiquent que l’Iran disposerait désormais d’une capacité d’enrichissement de l’uranium à plus de 60 %. Du temps du JCPOA, l’Iran respectait la limite de 3,67 %. Le 28 février 2023, l’AIEA atteste avoir détecté des traces d’enrichissement jusqu’à 83,7 % (le taux nécessaire pour créer une bombe atomique se situe à 90 %), Téhéran arguant pour sa part de « fluctuations involontaires », sans qu’un tel taux soit détecté depuis. L’Iran perfectionne actuellement ses centrifugeuses, les modèles IR-6 et IR-9 continuant d’être déployés à Natanz et Fordo, et accroit ses stocks d’uranium.
L’AIEA tient quant à elle une posture vacillante sur le dossier nucléaire iranien. L’Agence fait face aux réticences iraniennes, si ce n’est au refus, pour envoyer ses enquêteurs au sein des structures nucléaires iraniennes. Rafael Grossi, directeur de l’AIEA, déclare le 3 juin 2024 que son agence a perdu « la continuité de connaissance » sur le programme nucléaire iranien du fait des empêchements rencontrés par ses agents en Iran. Il réalise pour autant de régulières visites en Iran, la dernière en date du 15 novembre 2024, afin de rencontrer le nouveau président iranien Massoud Pezeshkian. Le directeur de l’AIEA a déclaré que « l’espace pour la négociation et la diplomatie se rétrécit » et « qu’il est indispensable […] d’obtenir des résultats tangibles et visibles ».
L’Iran peut s’appuyer sur la coopération technologique de la Russie, celle-ci l’aidant dans le développement de réacteurs nucléaires civils, comme celui de Bushehr. L’enlisement de Moscou en Ukraine l’incite naturellement à resserrer les liens avec ses partenaires, et il parait improbable que la Russie cesse d’aider l’Iran dans ses recherches nucléaires. Pour autant, il serait malaisé de croire que le Kremlin apporte son concours à l’hypothétique recherche de l’arme nucléaire par l’Iran, afin de ne pas élargir d’autant plus le club des États nucléarisés, surtout au profit d’un État possédant autant d’intérêts convergents avec les siens (renforcement des BRICS+, opposition aux politiques américaines, assistance face aux sanctions économiques) que divergents (stratégies en Syrie, posture face à Israël, politiques régionales au Moyen-Orient).
Téhéran continuera vraisemblablement ses recherches nucléaires, pour maitriser la technologie civile selon ses déclarations depuis 2003. Face à l’argument inopérant avançant que l’Iran n’aurait pas besoin de la technologie nucléaire pour ses besoins énergétiques domestiques du fait de ses ressources pétrolières, doit être rappelée une réalité oubliée : l’Iran est un État importateur de pétrole raffiné, son industrie pétrolière étant sous sanctions américaines depuis 1979 et européennes depuis les années 2000, empêchant le renouvellement de ses infrastructures pour couvrir intégralement sa consommation nationale. Quant à la dualité de la technologie nucléaire — c’est-à-dire que la maitrise du nucléaire civil offre très aisément la possibilité d’avoir un nucléaire militaire —, il doit être rappelé que l’Iran est un État membre du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) de 1969, et qu’il serait en violation complète de ses engagements internationaux s’il mettait au point des armes nucléaires.
Vient alors un ultime axiome : si l’Iran acquérait l’arme nucléaire, d’autres États de la région voudraient aussi l’obtenir, ce qui entrainerait encore plus de prolifération nucléaire dans la région. Cette perception est erronée à deux égards : un État a déjà introduit l’arme nucléaire au Moyen-Orient, Israël, et d’autres États tentent déjà de l’acquérir.
Israël : la stratégie d’une puissance nucléaire non déclarée
La création de l’État d’Israël est concomitante à la recherche par celui-ci de l’arme atomique, considérée comme une assurance-vie dans un environnement régional immédiat et médiat perçu comme hostile. Il est considéré comme ayant des capacités militaires opérationnelles dès les années 1960, avec le concours d’autres États nucléarisés dont la France. L’aide française apportée à la construction du réacteur de Dimona en est un exemple saillant.
Depuis, Israël a cultivé une ambiguïté stratégique, c’est-à-dire ni l’infirmation ni la confirmation de la détention d’armes nucléaires. D’un point de vue juridique d’abord, Israël n’étant pas partie au TNP ou tenu par un autre engagement juridique international contraignant sur les armes nucléaires, il ne viole pas le droit international en la matière. D’un point de vue factuel ensuite, il est communément avéré qu’Israël détient l’arme nucléaire avec quelques centaines d’ogives. Quant à la doctrine d’usage des armes nucléaires israéliennes finalement, un mail privé de septembre 2016 envoyé par Colin Powell, ancien secrétaire d’État américain, et révélé par WikiLeaks, indique qu’Israël disposait alors de « 200 bombes nucléaires, toutes tournées vers Téhéran ». Les missiles balistiques Jericho III, capables d’atteindre des cibles à plus de 5 500 kilomètres, et les sous-marins de classe Dolphin équipés pour des frappes stratégiques depuis la mer rendent cette dissuasion crédible, particulièrement contre l’Iran. Les États-Unis se montrent officiellement silencieux sur le dossier nucléaire israélien, mais leur soutien politique et stratégique global conforte Tel-Aviv dans sa posture.
La doctrine nucléaire israélienne doit être complétée par la mention de l’« option Samson ». Cette dernière est au cœur de la stratégie nucléaire de l’État hébreu et implique que celui-ci utiliserait ses armes nucléaires « en dernier recours » contre un État l’ayant envahi et/ou massivement attaqué. Si l’Iran obtenait l’arme nucléaire, alors un équilibre de la menace nucléaire devrait théoriquement être instauré. Israël est donc farouchement opposé au programme nucléaire iranien, même considéré dans son seul versant civil. Cependant, Israël qui n’a pas hésité depuis le 7 octobre 2023 à massivement utiliser la force en Palestine, au Liban et en Syrie, s’est montré particulièrement précautionneux dans les frappes aériennes vers l’Iran. Cette décision reflète potentiellement une certaine prudence dans la stratégie israélienne, cherchant tout de même à contrôler l’escalade de la conflictualité. Attaquer des sites nucléaires aurait impliqué une réponse iranienne massive aux conséquences difficilement imaginables.
Les dynamiques nucléaires au Moyen-Orient : entre prolifération et rivalités
La question nucléaire n’irradie pas seulement l’Iran et Israël, puisque d’autres États de la région ont également accru leurs recherches nucléaires ces dernières années, sans attirer la même opposition internationale. Les Émirats arabes unis (EAU) sont ainsi devenus le premier pays arabe à exploiter une centrale nucléaire civile en 2020 à Barakah, sur la côte du golfe Persique, construite avec l’aide de la Corée du Sud. Cette centrale nucléaire produit déjà de l’électricité sous la supervision de l’AIEA et dans le cadre d’accords bilatéraux transparents, comme celui signé avec les États-Unis. Les EAU ont donc déjà un programme nucléaire civil avancé, avec l’aide approfondie de ses partenaires américains et européens, dont la France avec la tenue du E-Fusion, événement réunissant les acteurs français et émiriens du secteur nucléaire.
D’autres États se sont aussi lancés dans la course à l’atome, à l’image de l’Arabie saoudite. Elle a manifesté un intérêt explicite pour des capacités nucléaires militaires, indiquant que si l’Iran développait l’arme nucléaire, elle en ferait de même. La monarchie wahhabite a signé des accords avec la Chine pour des infrastructures liées à l’enrichissement d’uranium, notamment pour la construction de son futur premier réacteur nucléaire, et a intensifié sa coopération avec des partenaires occidentaux, malgré l’absence de garanties claires sur un usage exclusivement civil. Riyad affirme que maitriser l’énergie nucléaire civile fait partie de son programme « Vision 2030 », avec le projet de construire 16 réacteurs nucléaires civils pour un cout avoisinant les 80 milliards de dollars.
L’Égypte ne possède pas les mêmes leviers financiers que les EAU ou l’Arabie saoudite mais prétend aussi à l’énergie nucléaire, et ce, depuis la présidence de Gamal Abdel Nasser. Une avancée majeure a été réalisée en 2015 : le pays signe un accord avec la société russe Rosatom pour la construction de la première centrale nucléaire civile à El-Dabaa, située à 130 kilomètres au nord-ouest du Caire, sur la côte méditerranéenne.
La Turquie n’est pas en reste. Outre le fait de déjà héberger des armes nucléaires (américaines, du fait de l’OTAN) sur son territoire, Ankara cherche aussi depuis les années 1950 à maitriser l’énergie nucléaire. Recep Tayyip Erdoğan a marqué une relance significative du programme, l’objectif affiché étant d’assurer la sécurité énergétique du pays, fortement dépendant des importations de gaz naturel, en particulier de Russie et d’Iran. En 2010, la Turquie a ainsi signé un accord avec Rosatom pour construire la première centrale nucléaire turque à Akkuyu, dans la province de Mersin. Le projet comprend quatre réacteurs de type VVER-1200, pour une capacité totale de 4 800 mégawatts. Rosatom finance le projet dans le cadre d’un modèle « Build-own-operate », ce qui signifie que la Russie sera propriétaire et exploitera la centrale pendant 49 ans. La construction du premier réacteur a commencé en 2018, et sa mise en service est prévue pour 2025, malgré le fait que le projet ait rencontré des critiques, Akkuyu étant situé près d’une zone sismique active.
Il apparait ainsi que ces quatre États maitrisent déjà ou sont en passe de maitriser l’énergie nucléaire dans le cadre de programmes civils. Bien qu’étant tous membres du TNP et ne recherchant pas officiellement l’arme atomique, la dualité de la technologie nucléaire autant que les aspirations politiques de ces acteurs-clés du Moyen-Orient font légitimement naitre un risque de prolifération dans la région. Vient alors un dernier État nucléarisé devant être mentionné. Bien que ne faisant pas partie du Moyen-Orient, il en est voisin et son influence politique s’y ancre complètement : le Pakistan.
Islamabad cherche à maitriser l’énergie nucléaire dès les années 1950, et construit son premier réacteur de recherche PARR-1 en 1965 avec un soutien américain. La défaite militaire en 1971 face à l’Inde, entrainant la naissance du Bangladesh, convainc le Pakistan de développer un programme nucléaire, autant que de ne pas faire partie du TNP : l’Inde n’en faisant pas partie, se contraindre juridiquement créerait un déséquilibre stratégique inacceptable. Le Pakistan accélère alors son programme, notamment avec l’action d’Abdul Qadeer Khan, considéré comme le père du programme nucléaire pakistanais. En 1998, le Pakistan procède à des essais nucléaires à Chagai, en réponse aux essais indiens de Pokhran-II, et confirme son statut de puissance nucléaire. Islamabad posséderait environ 165 ogives nucléaires pouvant être délivrées par des missiles balistiques (notamment Shaheen et Gauri) et de croisière (Babur et Ra’ad, offrant des options de frappe précise) ainsi que par des chasseurs F-16 et F-17. Sa doctrine nucléaire est principalement orientée vers sa rivale et voisine, l’Inde, et implique une posture de « First use », c’est-à-dire qu’il n’exclut pas une frappe nucléaire préemptive en cas de menace existentielle. Le Pakistan a par ailleurs été impliqué dans des activités de prolifération via le réseau clandestin d’Abdul Qadeer Khan, ce dernier ayant vendu des technologies nucléaires à la Corée du Nord, l’Iran et la Libye.
Il est enfin nécessaire d’inclure le Pakistan dans l’équation nucléaire moyen-orientale. Celui-ci se trouve effectivement à la lisière de cette région tout en étant impliqué politiquement dans celle-ci : Islamabad est tant un partenaire militaire clé pour l’Arabie saoudite qu’un potentiel rival pour l’Iran. Le Pakistan soutient en effet grandement l’Afghanistan taliban ainsi que les mouvements séparatistes dans la région iranienne du Sistan-Baloutchistan, partageant une frontière immédiate avec le Pakistan. Le facteur pakistanais serait donc lui aussi explicatif d’une volonté iranienne de maitriser l’énergie nucléaire puisque son environnement tant occidental (avec Tel-Aviv) qu’oriental (avec Islamabad) est marqué du sceau de l’arme atomique.
La course à l’atome dans le reste de la région vient confirmer un constat flagrant : le Moyen-Orient ne sera certainement jamais exempt de l’arme atomique.
Kevan Gafaïti