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vendredi 21 mars 2025

Indonésie: vague de manifestations contre le président Prabowo

 

Les étudiants et les mouvements de citoyens critiquent aussi bien les coupes budgétaires du gouvernement indonésien que sa politique alimentaire et ses dérives autoritaires.

De nombreuses villes d’Indonésie sont depuis plusieurs semaines secouées par des manifestations de rues inédites dans ce pays depuis l’arrivée au pouvoir du président Prabowo Subianto. Un phénomène qui témoigne du profond mécontentement de la population envers les méthodes jugées autoritaires et prédatrices de son gouvernement.

Ces manifestations, ouvertement critiques à l’égard des cent premiers jours du mandat du président indonésien, arrivé au pouvoir le 20 octobre 2024, rassemblent de nombreuses associations d’étudiants, de même que des mouvements citoyens. Fait sans précédent dans l’archipel indonésien ces dernières années, elles ont essaimé dans presque toutes les principales villes.

Dans la ligne de mire des manifestations, qui ont commencé le 20 février, figurent les coupes budgétaires dans l’éducation et des politiques jugées répressives, de même que la gestion par Danantara, le fonds souverain créé par le nouveau gouvernement en octobre 2024 pour gérer les actifs des entreprises publiques.

C’est la révision de la loi sur les entreprises d’État, récemment adoptée, qui a cristallisé une vague d’inquiétude au sein de l’opinion publique. La nouvelle loi accorde une immunité juridique à Danantara ainsi qu’aux administrateurs des entreprises d’État. De quoi susciter des interrogations quant aux pouvoirs qui leur sont ainsi donnés et aux dérives possibles face aux dysfonctionnements récurrents de la bureaucratie.

« L’Indonésie sombre »

Nombreux sont ceux qui redoutent de voir leur pays répéter l’erreur de la Malaisie qui connut le scandale du fonds souverain 1MDB, dont l’impact a été majeur sur la santé fiscale du pays et la confiance des investisseurs.

Depuis maintenant plusieurs semaines, les étudiants envahissent les rues des villes indonésiennes avec pour slogan « Indonesia Gelap », « L’Indonésie sombre », pour dénoncer des mesures gouvernementales jugées comme un fardeau supplémentaire pour la population, en particulier pour les classes pauvres et moyennes.

Le hashtag #IndonesiaGelap est devenu viral sur les réseaux sociaux, une illustration d’un mécontentement social croissant. Luhut Binsar Panjaitan, président du Conseil économique national et ancien ministre des Affaires maritimes et des Investissements, a botté en touche le 19 février dernier en déclarant : « S’il en est pour dire que l’Indonésie est sombre, ce sont eux qui sombrent, pas l’Indonésie »

Cette non-réponse aux manifestants, exprimée à l’occasion du forum The Economics Insights 2025 à Jakarta, illustre pour certains une rhétorique du pouvoir typique des élites politiques indonésiennes : ne pas répondre aux critiques mais tenter de les retourner contre ceux qui les ont formulées.

Silence des autorités

Le quasi-silence des autorités a encouragé les manifestants à poursuivre leur mouvement. Les étudiants, représentés par l’Association des étudiants indonésiens à l’étranger, ont publié le 22 février un communiqué de presse très critique de l’action gouvernementale. Simultanément, un mouvement étudiant alternatif est né sous la forme d’une Alliance des étudiants indonésiens, créée à l’université de Columbia aux États-Unis, la Jong Columbia. Le mouvement fait tache d’huile avec la création d’une autre alliance d’étudiants indonésiens en Europe, Jong Europa.

Les manifestations ont également été provoquées par la décision du gouvernement de Prabowo d’affecter à d’autres domaines une part importante des fonds destinés au programme de repas gratuits dont bénéficiaient les budgets de l’éducation, de la santé et des infrastructures.

S’agissant de l’éducation, l’irritation est grande également du fait de restrictions supplémentaires apportées au budget du ministère de l’Enseignement supérieur, des Sciences et de la Technologie, qui se traduisent par un budget de l’éducation désormais inférieur à 20 % du budget de l’État contre autour de 21% sous le gouvernement de l’ancien président Jokowi (de son vrai nom Joko Widodo), prédécesseur du dirigeant actuel.

Les organisations étudiantes dénoncent un programme de repas gratuits désormais insuffisant pour prévenir le danger de l’utilisation de produits transformés moins chers mais dangereux pour la santé. Cette inquiétude dépasse d’ailleurs le seul monde étudiant. D’autres organisations s’alarment du programme gouvernemental de l’alimentation qui, selon elles, comporte des risques graves de santé publique. Elles questionnent la totalité de la gestion de l’approvisionnement alimentaire du pays et remettent en question l’intention prêtée au gouvernement de vouloir modifier les modes et les habitudes de consommation, les contrôles de qualité, les critères et les codes de santé publique.

Ces enjeux du programme du président Prabowo sont mis en lumière dans un texte de l’anthropologue sino-française Sophia Chao pour qui les changements en cours du régime alimentaire en Papua, la partie indonésienne de la Nouvelle-Guinée, renvoient souvent à la façon dont la colonisation et les logiques d’extraction affectent les façons dont la société peut accéder à la nourriture et la consommer.

Sécurité alimentaire

Le programme de repas gratuits peut alors être vu comme une continuation de ce même geste, où des produits de cultures industrielles tels que le riz et le blé, remplacent les aliments locaux, plus nutritifs et culturellement appropriés. Cela signifie, pour ces organisations, que la politique alimentaire du président Prabowo n’est pas seulement une question de sécurité alimentaire mais aussi un dispositif de contrôle de l’économie et de la société: il s’agit de façonner la conscience des populations en se concentrant sur des options alimentaires favorisant certaines industries au détriment des traditions culturelles locales.

L’observation du programme « food estate » (Merauke Integrated Food and Energy Estate) à Merauke en Papouasie du Sud nous permet aussi d’analyser ce que Santos Perez appelle le « gastrocolonialism », à travers lequel le gouvernement convertit des terres agricoles traditionnelles en monocultures dans le but de soutenir la sécurité alimentaire nationale par une production de masse destinée à la consommation intérieure et aux exportations.

La politique alimentaire du gouvernement du président Prabowo ne se résume pas à une question de sécurité nutritionnelle car elle façonne aussi l’économie et la société en orientant les choix alimentaires vers des produits qui servent certains intérêts industriels et politiques. C’est ainsi que le 26 février, des milliers d’élèves de dizaines d’écoles de la région de Deiyai en Papouasie centrale ont organisé une « longue marche » de protestation contre ce nouveau programme de nutrition.

Les manifestants critiquent également les coupes budgétaires qui visent notamment à supprimer pour 18,8 milliards de dollars de coûts jugés inutiles, tels que les dépenses cérémonielles et les déplacements professionnels au sein de l’administration.

Ces coupes budgétaires ont, selon certaines organisations, des conséquences structurelles susceptibles d’entraver la performance d’institutions clés en Indonésie et d’entraîner de nombreux licenciements dans la fonction publique.

Les handicapés perdants

Parmi elles, la Commission nationale aux personnes handicapées serait l’une des institutions les plus affectées. Son budget initial de 335 000 dollars a été réduit dans le projet de budget à 30 000 dollars pour financer les programmes et les opérations de secrétariat, en dehors des salaires des employés. Les grands perdants seront donc les personnes handicapées qui se sont longtemps battues pour l’accès aux infrastructures et aux services publics et qui sont victimes de discrimination. Les activistes du Mouvement des droits des personnes handicapées estiment que la politique gouvernementale aura pour conséquence de les marginaliser encore davantage.

Contre toute attente en Indonésie où un tel phénomène est rare, les projets budgétaires gouvernementaux ont déclenché une campagne devenue virale sur les réseaux sociaux avec le hashtag #Kaburajadulu (Barrez-vous) qui a provoqué d’intenses critiques de la part des élites gouvernementales.

Bahlil Lahadalia, nouveau président du Parti Golkar (parti fondé par le régime autoritaire de Soeharto) et ministre de l’Énergie et des Ressources minérales, a ainsi déclaré le 14 février à Jakarta : « Si vous envisagez de partir à l’étranger, je doute de votre patriotisme ». Des propos qui ont suscité la colère au sein de la diaspora indonésienne travaillant à l’étranger de même que dans le monde ouvrier dans le pays. Les représentants de ce dernier ont accusé le ministre de refuser d’aborder des questions telles que les emplois à temps partiel, les inégalités sociales, des salaires minimums indigents et la qualité de vie dans le monde ouvrier.

Les milieux des sociologues en Indonésie voient dans ces manifestations et le phénomène #Kaburajadulu l’illustration d’une fatigue croissante ainsi que l’expression d’un malaise de plus en plus apparent vis-à-vis de la vie professionnelle au sein de la génération actuelle. Alors que jusqu’à une période récente, nombre d’employés et d’ouvriers s’estimaient heureux du seul fait de percevoir un salaire, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

S’accroît également le sentiment, comme l’illustre le phénomène #Kaburajadulu, que les autorités ne perçoivent pas cette insatisfaction montante et que le fossé se creuse entre la population et le gouvernement. Pour ce dernier, le bien-être des travailleurs n’est plus mesuré que par la croissance du PIB.

Lois problématiques

Mais plus encore, les manifestants demandent également la révision de lois jugées problématiques, comme celle sur l’industrie minière et celle concernant le bureau du procureur. Ils insistent en outre sur une accélération de l’adoption de lois défendant les intérêts du peuple telles qu’un texte sur les populations traditionnelles et un autre sur la confiscation des biens. Des revendications qui résultent du nombre croissant de conflits liés au foncier coutumier observés au cours de la dernière décennie et qui ont entraîné la criminalisation des peuples autochtones.

L’Alliance des peuples autochtones de l’archipel (AMAN), l’une des ONG qui défendent les peuples indigènes d’Indonésie depuis le régime de Soeharto, note que jusqu’en 2024, plus de 2,8 millions d’hectares de territoires coutumiers ont été saisis par l’État et les entreprises, avec 121 cas de saisie et 140 communautés affectées.

Lors d’un entretien mené par l’auteur de ces lignes, Jhonthoni Tarihoran, président d’AMAN Tano Batak, la branche de l’organisation en pays batak dans le nord de Sumatra, a déclaré que sur les quelque 218 000 hectares de territoire coutumier dans cette zone, 27 000 hectares faisaient désormais partie de la concession de PT Topa Pulp Lestari.

Sorbatua Siallagan, un chef de la communauté autochtone de Dolok Parmonangan, criminalisé en 2024 à la suite d’allégations d’intrusion et d’incendie volontaire de terres appartenant à l’entreprise, a quant à lui déclaré à l’auteur de ces lignes : « Ce que nous défendons, c’est la terre que nos ancêtres ont héritée il y a plusieurs décennies. C’est pourquoi nous nous opposerons à toute consolidation du pouvoir entre les entreprises et l’État. Donc, si le tribunal me condamne à un jour de détention, je ferai appel. Si les entreprises ou l’État prennent 1 cm de ma terre, je continuerai à me battre. »

Protection des peuples autochtones

Les chercheurs et les ONG affirment cependant que la racine du problème des terres coutumières provient de la contradiction entre les revendications foncières légales des entreprises et les intérêts légitimes des peuples traditionnels. Pour cette raison, ces derniers ont besoin d’une protection juridique plus forte. Un projet de loi sur les peuples autochtones permettrait d’espérer résoudre cette contradiction. Même si le projet a été proposé et discuté durant la période 2014-2019 et approuvé lors d’une session législative en 2020, la loi n’a pas encore été adoptée. C’est pourquoi les communautés autochtones, qui protègent traditionnellement les écosystèmes naturels depuis des siècles, restent en danger face à l’industrialisation et aux activités criminelles, comme le braconnage, l’exploitation forestière illégale et l’extraction minière.

Jusqu’ici, considérant que Prabowo mène une politique qui favorise l’armée et l’oligarchie, et que l’ancien président Joko Widodo a introduit le népotisme dans le gouvernement de Prabowo en plaçant son fils Gibran comme vice-président, les manifestants affirment leur opposition à toute ingérence de l’armée dans la vie politique. Ils exigent également l’annulation des transferts d’actifs au fonds souverain Danantara, censé gérer plus de 900 milliards de dollars pour des investissements dans les énergies renouvelables et les technologies avancées, mais jugé à haut risque de mauvaise gouvernance, de corruption et d’entrave à l’amélioration des services publics.

Quoique Prabowo parle de méritocratie, il ne fait guère de doute, aux yeux de ses adversaires, que son objectif est de maintenir sa domination de manière invisible. La façon dont il réagira dans les prochains mois à cette montée des oppositions déterminera son legs en tant que dirigeant de l’Indonésie.

Dimas Sibarani

asialyst.com