La cartouche SS109, en calibre 5,56 × 45 mm OTAN, est un pilier de l’interopérabilité de l’Alliance depuis le début des années 1980, période à laquelle la plupart des pays membres l’ont adoptée en masse. La décision récente de l’armée américaine de changer son calibre de base pour adopter le 6,8 × 51 mm vient chambouler cette standardisation.
La décision d’homogénéiser les équipements et armements des pays membres de l’OTAN, via les STANAG, a pour but d’accroître l’interopérabilité des armées et de faciliter la logistique, tout en renforçant les différentes bases industrielles de défense. Elle a aussi contribué à une culture opérationnelle commune, facilitant les opérations multinationales, fluidifiant la communication et les échanges interalliés. Le fusil XM‑7, et avec lui la mitrailleuse XM‑250, tous deux proposés par Sig Sauer en réponse au programme Next generation squad weapon (NGSW) et adoptés par l’US Army en 2022, marquent une rupture brutale avec les précédentes générations d’armes légères d’infanterie utilisées par les armées américaines : ces deux nouvelles armes ne seront pas chambrées en 5,56 mm OTAN, mais en 6,8 × 51 mm.
Ce changement va marquer aussi une rupture avec le reste de l’OTAN qui continuera à s’approvisionner en 5,56 mm, du moins tant que ces pays ne feront pas le choix de de ce nouveau calibre. Le poids politique des Américains, à la fois au sein de l’OTAN et sur la scène internationale, est tel qu’ils peuvent se permettre de faire cavalier seul avec un nouveau calibre, au risque d’être en décalage avec leurs alliés. Cependant, de manière assez évidente, ce défaut d’interopérabilité vulnérabilise plus le reste de l’Alliance que les Américains, étant donné la densité de leur industrie et de leur logistique. Ce constat étant posé, quelles sont les conséquences concrètes d’une rupture de standard ? Dans un second temps, le nouveau calibre américain va-t‑il devenir un calibre OTAN ?
Un décalage difficilement évitable
En 2016, la France a lancé auprès de Heckler & Koch l’acquisition de l’Arme individuelle future (AIF), un HK416 chambré en 5,56 mm OTAN, alors que le FAMAS approchait les 40 années de service. Avec le basculement américain opéré six ans plus tard, on peut être tenté de penser que le HK416 ne nous emmènera pas jusqu’en 2050 et que le gâchis d’argent public nous guette. Ce qui vaut également pour plusieurs autres pays membres de l’Alliance ayant investi récemment dans des programmes d’armement similaires.
En réalité, le décalage entre les États-Unis et le reste de l’OTAN est inévitable : aucune transition de cette échelle n’aurait pu se faire d’un seul mouvement, avec 32 pays troquant de concert leurs anciens fusils pour de nouveaux. Et en tant que superpuissance militaire et industrielle, aucun autre pays que les États-Unis n’aurait pu opérer un changement aussi lourd au sein de l’Alliance et espérer être suivi par les autres États membres. D’autre part, l’expertise américaine en matière d’opérations et la vivacité de son industrie de défense dans le domaine des Armes légères d’infanterie (ALI) connaissent peu de pairs, et ce changement de calibre découle d’une évolution réelle des menaces sur le terrain, notamment le besoin de pouvoir perforer les gilets pare-balles récents. Dans ce contexte, il était donc couru d’avance que le progrès provoquerait de nouveaux besoins et que les États-Unis seraient les précurseurs de cette rupture technologique.
Le risque présenté par cette phase de transition que l’OTAN a commencé à traverser est celui d’une perte partielle de l’interopérabilité chère à l’organisation : un soldat américain ne pourra plus échanger ses munitions avec ceux des autres pays membres, du moins pour un temps.
Le 6,8 mm, nouveau calibre OTAN ?
Les Américains, avec le pragmatisme qu’on leur connaît, sont partis de la menace pour ensuite définir la munition, et enfin créer la plateforme : le XM‑7 concernant le fusil, et la XM‑250 pour la mitrailleuse légère. Le changement de calibre de l’arme de service commune à tous les militaires d’une armée est probablement l’un des plus compliqués à entreprendre, non seulement parce qu’il implique le plus grand nombre d’armes et des stocks de munitions importants ayant une très longue durée de vie.
Comparativement, la dernière fois que les Américains ont changé de calibre pour leurs ALI remonte à la guerre du Vietnam avec l’introduction du M‑16 en 5,56 mm, en remplacement du M‑14 en 7,62 mm OTAN. Mais ce dernier calibre était utilisé par d’autres systèmes d’armes tels que les mitrailleuses légères M‑60 et rotatives M‑134 Minigun, les fusils de sniping Remington M‑40 et M‑700 et le futur M‑21, permettant une transition en douceur, car les stocks de munitions en 7,62 mm ne devenaient pas obsolètes.
Dans le cas du 6,8 mm, c’est un peu différent, car les stocks de 5,56 mm devront être écoulés avant de retirer du service les armes concernées, sauf à être
revendus ou simplement donnés, comme c’est le cas avec l’aide à l’Ukraine. Ce qui a peut-être contribué à faciliter la décision du Pentagone alors que le remplacement de la carabine M‑4 a fait l’objet de différents programmes depuis 1986 et que les premiers tests opérationnels du calibre 6,8 mm remontent à 2004.
Quant à savoir si le nouveau calibre 6,8 × 51 mm peut ou va devenir le futur calibre de l’OTAN, il suffit d’observer les motivations américaines pour deviner la réponse : les recherches concernant un calibre plus puissant datent de l’Irak et de l’Afghanistan, deux conflits ayant eu lieu sur les deux terrains où le 5,56 mm montrait le plus ses limites : en combat urbain où les forces américaines ont fait face à des protections balistiques de plus en plus résistantes, et en montagne où les distances d’engagement sont les plus longues, appelant à une balistique mieux adaptée que celle du 5,56 mm. En Ukraine, les performances du 5,56 mm face aux protections balistiques portées par les soldats russes ont achevé d’entériner l’obsolescence de ce calibre sur les théâtres d’opérations du futur. Les opérations de contre-insurrection et les interventions en Afrique ou au Moyen-Orient ont cédé la place à la compétition entre grandes puissances, qui redéfinit ce que seront les cibles de demain.
Et les armées de l’OTAN, pour ne pas dire les armées occidentales dans leur ensemble, partageront les mêmes raisons de suivre le mouvement engagé par les Américains, faute de quoi elles se retrouveront dépassées et surclassées par leurs adversaires communs. Le changement de calibre est donc inéluctable à plus ou moins long terme, et la menace russe pourrait accélérer encore les choses.
Les défis qui attendent les États membres résident dans leur compréhension des capacités de la munition XM‑1186 choisie par le Pentagone, étroitement liées à son étui hybride en alliage de laiton et d’acier et dont le brevet est détenu par Sig Sauer. Cet étui particulier permet de contenir plus de poudre et offre 25 % de puissance supplémentaire, ce qui en fait ici un réel game changer et devient le point principal devant retenir notre attention et celle des décisionnaires.
Pour rappel, le 6,8 mm SPC testé en Afghanistan en 2005 avait été abandonné parce que sa balistique n’offrait pas la puissance désirée à longue portée, contrairement au 6,8 × 51 mm qui a donné toute satisfaction. Les besoins de l’US Army étaient non seulement de perforer les gilets pare-balles contemporains ou proches du NIJ level 4, mais aussi d’offrir une précision suffisante pour engager efficacement des cibles au-delà de 600 m.
Les challenges d’une transition générale
Les Américains ayant effectué le travail de recherche et développement nécessaire pour établir le cahier des charges des conflits actuels et futurs, ils pèsent de tout leur poids dans la balance et vont, en parallèle, inciter d’autres puissances militaires à les imiter. Hormis l’aspect financier, les armées de l’OTAN ont peu d’intérêt à faire un autre choix, car elles bénéficieront des mêmes avantages offerts par ce nouveau calibre.
D’un point de vue technique, il y a un impact sur l’entraînement des soldats et les contraintes dictées par les lois de la physique : une ogive plus lourde, propulsée avec une énergie supérieure afin d’obtenir un effet terminal plus puissant que le 5,56 mm va induire un fusil un peu plus imposant (notamment son boîtier, sa culasse, son canon) et plus lourd, de même que les chargeurs, qui seront plus lourds ou vont contenir chacun un nombre inférieur de munitions. Mais ces paramètres peuvent être contenus dans une enveloppe acceptable pour les engagés volontaires qui porteront ces armes, ce qui semble être le cas aux États-Unis : le XM‑7 pèse 3,8 kg à vide contre 2,88 kg pour le M‑4, et ses chargeurs passent à 20 coups contre 30 coups sur le M‑4. La dotation standard en déploiement était de 210 coups répartis en 7 chargeurs pour le fantassin armé d’un M‑4. Elle passe à 140 coups, toujours répartis sur 7 chargeurs avec le XM‑7 : le soldat embarque donc 70 cartouches de moins tout en portant 1,8 kg en plus. Si le Pentagone fait ce choix-là, c’est que l’infanterie estime s’y retrouver.
Enfin, la transition d’un système d’arme à un autre ne se fait jamais d’un coup : si un pays de l’OTAN vient de s’équiper en HK416, rien ne signifie que ces armes seront rendues inutiles dès le prochain engagement de ses troupes au seul prétexte que l’US Army est approvisionnée en 6,8 mm. Cette dernière va mettre dix ans à se faire livrer les 107 000 armes qu’elle a commandées et ce, uniquement à ses troupes de mêlée. À ce jour, l’US Marine Corps et l’USSOCOM ne lui ont pas concrètement emboîté le pas. Enfin, si la seule urgence est de maintenir l’interopérabilité de l’OTAN au combat, les autres pays membres peuvent se contenter d’en faire autant, tandis que les anciennes armes continueront de servir dans d’autres contextes jusqu’à ce qu’elles atteignent leur fin de vie.
Emmanuel Vivenot