Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, les mines antipersonnel ont fait un retour brutal dans les conflits, alors que le traité d’Ottawa signé en 1997 avait permis d’engager de nombreux pays dans le bannissement de ce type d’armes. Leur utilité militaire ou les évolutions technologiques risquent-elles de compromettre trois décennies d’efforts en faveur du droit humanitaire international ?
Le grand mouvement engagé par la communauté internationale pour éliminer les mines antipersonnel et les armes à sous – munitions a connu des progrès significatifs pendant un quart de siècle. L’adhésion aux deux conventions, d’Ottawa en 1999 et d’Oslo en 2008, est l’une des plus larges parmi les traités internationaux avec, respectivement, 164 et 112 pays. La stigmatisation internationale de ces armes n’avait cessé de se renforcer jusqu’à récemment. La dépollution et la destruction des stocks avaient progressé, même si le rythme de ce processus pouvait être considéré comme insuffisant pour conduire à la disparition de ces armes. L’usage à grande échelle des engins explosifs improvisés en Afghanistan, au Moyen – Orient et au Sahel était un phénomène de grande ampleur, mais il n’était que le fait de groupes non étatiques.
La guerre en Ukraine a totalement remis en question cette dynamique vertueuse du droit humanitaire. Depuis le début du conflit, la Russie emploie massivement des bombes à sous – munitions et l’Ukraine, pays non signataire de la convention d’Oslo, en a reçues. Et elle les utilise. Dans cette guerre de positions, le recours par l’armée russe aux mines antipersonnel est devenu massif et il existe des allégations d’emploi par l’armée ukrainienne – ce qui constituerait, pour l’Ukraine, une violation de la convention d’Ottawa qu’elle a signée, à la différence de la Russie.
Un progrès du droit humanitaire
La convention d’Ottawa a marqué une étape majeure vers l’élimination des mines antipersonnel, à la charnière du désarmement, du droit humanitaire et de l’aide au développement. Elle prévoit l’interdiction complète de l’emploi, de la production, du transfert et du stockage de toutes les mines antipersonnel. Elle impose également la destruction des stocks dans un délai de quatre ans et la dépollution des zones contaminées dans un délai de dix ans, éventuellement renouvelable. Enfin, elle inclut des dispositions en matière de coopération internationale et d’assistance aux victimes.
Vingt-cinq ans après la signature de cette convention, le bilan est globalement positif : 41 États ont cessé la production des mines, même si 12 en produisaient encore en 2023 (y compris l’Arménie). Le commerce des mines a été éliminé. Environ 55 millions de mines stockées ont été détruites et 94 pays ont achevé la destruction de leurs stocks, 69 en conservant uniquement pour la formation au déminage. Au-delà de sa portée juridique, la convention d’Ottawa a établi avec succès une norme morale sur l’interdiction des mines antipersonnel.
En dépit de ces succès, cette convention n’a jamais été ratifiée par les grands producteurs et détenteurs de mines antipersonnel et son universalisation s’est fortement ralentie au cours des cinq dernières années. Par ailleurs, sa mise en œuvre semble s’essouffler : 35 États ont déposé des demandes de prolongation des délais de dépollution, ce qui ne témoigne pas d’une volonté de mise en œuvre rapide.
Les armes à sous – munitions posent des problèmes similaires. Elles ont été prises en compte par la convention d’Oslo signée en 2008 par 108 États (123 à ce jour). Négociée sur le modèle de celle d’Ottawa, elle prévoit une interdiction complète de l’emploi, de la production, du transfert et du stockage de la plupart des armes à sous – munitions (1). Elle impose également la destruction des stocks dans un délai de huit ans et la dépollution des zones contaminées dans un délai de dix ans, incluant des dispositions pour la coopération internationale et l’assistance aux victimes.
Moins de 13 ans après l’entrée en vigueur de la convention d’Oslo, il est trop tôt pour tirer un premier bilan. Le rythme de son universalisation est modéré et la ratification ou l’adhésion régulière de nouveaux États, souvent peu concernés, ne se poursuit que très lentement. Comme pour la convention d’Ottawa, la plupart des grands États producteurs et détenteurs de stocks (qui posséderaient 95 % des stocks) ont jusqu’à présent refusé de rejoindre la convention. La stigmatisation de ces armes avait néanmoins fait reculer leur emploi de manière très significative. Hélas, avec l’invasion de l’Ukraine, nous avons assisté à un emploi massif par la Russie. De son côté, l’Ukraine a reçu des livraisons de bombes à sous – munitions américaines à partir de juillet 2023.
Le retour des mines sur les champs de bataille
Depuis 2022, la question des mines fait de nouveau les gros titres de la presse. La régression sur le droit humanitaire international dans ce domaine est un cas d’école, à n’en pas douter. La mesure du phénomène en termes de pollution reste à évaluer objectivement, mais le complet changement de direction après trois décennies de progrès est une triste réalité.
L’affirmation répétée par le gouvernement ukrainien que le pays était le plus miné au monde mérite d’être confirmée au-delà de l’ampleur certaine des minages effectués par la Russie, d’autant que l’Ukraine n’est pas un État exemplaire historiquement dans ce domaine. Human Right Watch et l’ICBL-CMC (2) ont accusé l’Ukraine d’avoir utilisé des mines antipersonnel à Izium, ce qui est qualifié de plus grave violation de la convention depuis 1997.
L’Ukraine est, avec la Grèce, également sur la sellette pour ne pas respecter ses obligations de destruction des stocks, et ce depuis bien avant le conflit. Si nous pouvons comprendre que cet objectif ne soit pas la priorité aujourd’hui pour l’Ukraine, beaucoup de questions se posent sur la localisation des stocks et un possible emploi, parfois d’ailleurs par les troupes russes contrôlant une partie de ces stocks en territoire occupé.
Si les mines antipersonnel sont particulièrement visibles dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine, ce théâtre n’est pas le seul à être concerné. Le Mine Advisory Group a rapporté qu’en Azerbaïdjan, depuis la fin des hostilités en novembre 2020, 269 personnes avaient été tuées ou blessées. La guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie et la reconquête du Haut – Karabagh ont permis aux forces azerbaïdjanaises de découvrir environ un million de mines laissées par l’Arménie, qui a été identifiée comme pays producteur par le Landmine Monitor (ICBL-CMC), publication faisant autorité dans le monde du déminage. Le recours à ce type d’armes n’a donc pas totalement disparu et certains s’appuient sur des évolutions militaires ou technologiques pour tenter de justifier le non – respect des conventions.
Un possible retour en arrière ?
Depuis des années, la convention d’Ottawa a bénéficié, pour son universalisation, d’un consensus sur le faible intérêt militaire de l’usage des mines. Il était admis que les mines étaient, par rapport à leurs inconvénients humanitaires, d’une efficacité limitée pour arrêter une armée et qu’elles intéressaient surtout les guérillas pour contrôler leur territoire, éventuellement pour faire fuir les paysans afin de développer des cultures de drogue.
Le contre-exemple ukrainien a montré l’efficacité de l’usage massif des mines pour bloquer les troupes russes, notamment après l’échec de la contre – offensive au printemps 2023. On a pu aussi observer un usage offensif des mines. Celles-ci ne sont pas seulement posées de manière défensive pour protéger des lignes, mais projetées à longue distance derrière les lignes ennemies pour gêner l’approvisionnement ou la retraite des troupes adverses. Il est donc à craindre que beaucoup d’armées qui, dans de nombreux pays, s’opposent à la ratification de la convention en tirent argument pour ne pas adhérer à cette norme internationale qui semblait devoir finir par s’imposer très largement.
En juillet 2024, le Parlement lituanien a ainsi approuvé le retrait de son pays de la convention d’Oslo. Le gouvernement a justifié cette décision par le fait que les armes à sous – munitions étaient nécessaires à la défense nationale face à la menace russe. Au-delà des risques induits pour les populations, en particulier après le conflit, il a considéré que la guerre en Ukraine avait prouvé leur utilité. Le ministre de la Défense Laurynas Kasciunas a souligné : « Si nous ne disposons pas de ces munitions et ne pouvons pas former notre personnel, nous limiterons nos capacités défensives et réduirons l’efficacité de la dissuasion. » Cependant, la disproportion du rapport de forces avec la Russie peut-elle justifier le recours à une arme dont les dégâts collatéraux sont pourtant avérés depuis longtemps ?
Les mines constituent une arme des pauvres, facile à produire et à déployer pour bloquer un adversaire. Toutefois, les pays ayant le moins de moyens sont souvent aussi les premières victimes des suites du conflit, comme le montrent les exemples du Cambodge ou du Mozambique, car ils n’ont ni les ressources ni les moyens nécessaires pour déminer rapidement les territoires pollués. La partie orientale de l’Europe est de ce fait une source de préoccupation aujourd’hui, car ni la Russie ni l’Ukraine ne sont signataires de la convention d’Oslo, tout comme la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Pologne et la Roumanie.
En outre, s’est développée ces dernières années l’idée que la convention d’Ottawa était devenue obsolète en raison des évolutions technologiques. Arguant que les risques étaient associés à des matériels peu élaborés, certains acteurs mettent en avant que des systèmes plus performants pourraient être éliminés automatiquement après un délai donné ou détruits à distance. Déjà en 2020, le président Trump
avait annoncé l’éventuel recours aux mines dans des circonstances exceptionnelles alors que les États-Unis s’étaient jusqu’ici alignés sur la convention d’Ottawa (sans néanmoins la ratifier) – tout en se réservant la possibilité d’utiliser des mines dans la péninsule coréenne. Le président Biden avait souhaité poursuivre dans la voie ouverte par son prédécesseur avant d’y renoncer face à la mobilisation de la société civile.
Cette intention était justifiée par les performances de mines de nouvelle génération qui, selon le DoD, « ont la capacité de s’autodétruire ou de s’autodésactiver avec un niveau très élevé de certitude, de l’ordre de six pour un million (3) ». Les évolutions technologiques servent ainsi de légitimation au retour à des pratiques pourtant problématiques même pour les armées en opérations. La tentation est donc forte de remettre sur le marché de telles armes, sur lesquelles la recherche n’a sans doute pas cessé chez certains industriels.
Toutefois, le plus inquiétant est la justification de l’abandon ou de la non – adhésion aux conventions par une politique du pire : les commentateurs américains (4) ont notamment insisté sur le fait que si d’autres pays refusaient de rejoindre les conventions, cela leur donnait un avantage militaire indéniable. Au nom de la capacité de dissuasion, il faudrait non pas chercher à maîtriser les impacts de la guerre, mais au contraire ne jamais se contraindre.
Responsabilité des États
Si le débat sur les mines peut paraître marginal ou désuet à certains, il faut garder en tête que les mêmes arguments sont mis en avant pour empêcher toute régulation concernant l’usage militaire des armes autonomes ou de l’intelligence artificielle. La question de retour des mines est donc tout à fait au cœur de la manière dont les États envisagent de concevoir les règles de la guerre.
Le retour en force des mines démontre que la bataille pour une approche responsable des guerres, respectueuse du droit humanitaire international, doit être constante. Ce sont les principes mêmes de responsabilité qui sont en jeu. La manière dont un pays envisage de combattre en dit long sur les valeurs qui fondent son action non seulement à l’égard d’autres nations, mais aussi de ses propres soldats et citoyens. Il serait dangereux que certains pays semblent considérer que le droit humanitaire ne vaut qu’en temps de paix et que ses violations par l’ennemi justifieraient de l’écarter pour en venir à bout en temps de guerre.
Notes
(1) Sont exclues de la convention les armes contenant moins de 10 sous-munitions, si elles pèsent plus de 4 kg chacune et disposent d’un mécanisme d’autodésactivation et d’autodestruction.
(2) International Campaign to Ban Landmines – Cluster Munition Coalition.
(3) Jim Garamone, « Trump Administration Broadens Use of Landmines », DOD News, 3 février 2020.
(4) Par exemple, John Nagl et Daniel Rice, « NATO states should abandon treaty banning the use of cluster bombs », militarytimes.com, 10 août 2024.
Yves Marek
Renaud Bellais