La présence chinoise en Amérique Latine, y compris en Amérique centrale, connaît ces dernières années une progression saisissante qui illustre les progrès fulgurants de l’influence politique et économique de la République Populaire de Chine dans ce qui était autrefois considéré comme « l’arrière-cour » des Etats-Unis.
Sitôt confirmé par le Sénat, le nouveau Secrétaire d’Etat Marco Rubio prenait l’avion pour une tournée régionale ces petites Républiques d’Amérique centrale, autrefois appelées « bananières », le « backyard » nord-américain.
Si ce qualificatif est un peu passé de mode, l’Isthme de Panama, terrain des rivalités avec les puissances européennes (France et surtout Grande-Bretagne au mitan du XIXème siècle) est, cent-soixante ans plus tard, l’objet d’une concurrence féroce entre les Etats-Unis et la Chine.
Le 20 janvier, date de son investiture, le 47è président des Etats-Unis Donald Trump fait comme s’il découvrait que depuis la rétrocession de Hong-Kong par les Britanniques à la Chine en 1997, c’est une entreprise chinoise, Hutchison, qui opère deux des cinq ports aux deux extrémités du Canal de Panama, Balboa et Cristobal, ainsi que la voie ferrée qui traverse l’isthme.
C’était une entreprise Anglo-hongkongaise qui remporta l’appel d’offre privatisant la gestion portuaire (reconduit en 2021 pour une nouvelle période de 25 ans). La rétrocession en fit une entreprise nettement moins britannique et beaucoup plus sous influence du Parti communiste chinois (PCC). L’actionnaire majoritaire, Li Ka-Shing et son fils Victor Li, l’actuel PDG, sont proches depuis longtemps du président chinois Xi Jinping, avant même qu’il n’accède au pouvoir suprême en 2012.
Mais d’un autre côté, un autre de ces ports, le CCT – pour Colon Containers Terminal – est exploité par l’entreprise Evergreen, ce géant du transport maritime international basé lui à… Taïwan !
Le Canal de Panama a vu passer 373 000 navires de 1998 à 2024, dont la majorité (52%) allait vers ou provenaient de ports des Etats-Unis. Les trois-quarts des marchandises transitant par le canal (76%) étaient destinés ou provenaient du marché nord-américain.
Le fait que la République Populaire de Chine (RPC) ait été l’origine ou la destination de ces marchandises n’est pas nouveau et ne lui permet pas pour autant de contrôler le canal.
La compétition entre les « deux Chines »
De fait, les petits pays qui composent l’Amérique Centrale ont longtemps été en première ligne dans la concurrence entre Pékin et Taipei. Les régimes militaires, instaurés avec l’appui des Etats-Unis avant ou après l’après-deuxième guerre mondiale, avaient clairement choisi leur camp tout au long de la guerre froide : celui du Guomindang, le parti nationaliste au pouvoir à Pékin jusqu’à ce qui l’en soit chassé par le PCC en 1949, et ne juraient que par Taipei.
Le voyage historique de Richard Nixon à Pékin en 1972 et la reconnaissance de la Chine communiste qui s’ensuivit n’eurent strictement aucune incidence sur les relations des pays Centraméricains avec la Chine continentale, superbement ignorée.
Il fallut attendre 2007 pour que le Costa Rica, sous la pression de l’entreprise américaine Intel pour l’installation d’une usine de microprocesseurs, franchisse le pas de la reconnaissance diplomatique de la RPC facilitant le commerce entre les deux pays. Il faut rappeler que Taipei arrosait généreusement les petits Etats centraméricains en échange du maintien de leurs relations diplomatiques, notamment avec des conditions discrétionnaires fort intéressantes pour le chef d’Etat en place.
A la fin des années 1980 et plus encore dans les années 1990, la crise économique et financière met en faillite la plupart des Etats centraméricains, qui n’ont d’issue que dans la guerre – pas vraiment civile – (Nicaragua, El Salvador, Guatémala), des dévaluations et une émigration massives (les mêmes, plus le Honduras) et la création de multiples zones franches, proches des aéroports pour ceux qui n’ont pas de port sur le littoral atlantique (El Salvador, Nicaragua) ou des ports (Puerto Cortés au Honduras, Puerto Santo Tomas au Guatemala).
Il s’agit avant tout d’attirer les investissements étrangers au titre d’une main d’œuvre non qualifiée bon marché et d’un accès libre au marché nord-américain, mis en place à partir de l’Administration Reagan, avec la Caribbean Basin Initiative. Beaucoup d’entreprises chinoises, établies à Taïwan en grande majorité, viennent s’installer dans ces zones franches.
Ceci principalement dans le secteur de la confection textile, les « maquiladoras » : les pièces de tissu arrivent toutes taillées d’Asie, il suffit d’opérateurs de machines à coudre pour les assembler, et de fixer une étiquette indiquant la provenance pour bénéficier de l’exportation en franchise sur le marché nord-américain.
Au début des années 2000, les pays d’Amérique centrale consolident le système avec la négociation d’un accord régional de libre-échange avec les Etats-Unis, qui culmine en 2004. De fait, le Central American Free-Trade Agreement (CAFTA, élargi par la suite en CAFTA-DR lorsque la République dominicaine rejoint le processus de négociation) ne fait que consolider un régime commercial qui avait fait ses preuves.
Le Salvador
Grâce aux enquêtes des magistrats et aux alternances politiques, on a fini par savoir que Taipei arrosait généreusement l’Alliance Républicaine Nationaliste ARENA, le parti d’extrême-droite au pouvoir à San Salvador. De 1989 à 2009, 20 millions de dollars ont été mis à disposition du parti, lui permettant de financer la campagne de son candidat à la présidence tous les 5 ans, acheter les voix de députés d’un petit parti susceptible d’appuyer tel ou tel projet de loi, et autres généreux subsides.
Le fait que Francisco Flores, Président du Salvador de 1999 à 2004, conserva pour lui-même l’essentiel de la subvention taïwanaise lui valut des poursuites judiciaires et une condamnation à de la prison ferme lorsque son parti perdit les élections de 2009 en faveur de l’ancienne guérilla du FMLN.
L’arrivée de la gauche au pouvoir ne changea pas grand-chose, car Taïwan continua à verser son subside annuel que le gouvernement de Mauricio Funes utilisa comme caisse noire pour ses ministres et hauts fonctionnaires. La subvention annuelle des 20 millions de dollars n’était toutefois plus jugée suffisante : à la fin de son mandat en 2014, Mauricio Funes fut accusé de corruption pour des centaines de millions de dollars et échappa à la justice en se réfugiant au Nicaragua voisin.
Son successeur, du même parti de l’ancienne guérilla, le FMLN, Salvador Sanchez Ceren (2014-2019), connut le même sort, mais avant de perdre les élections de 2019, décida de changer soudainement de camp : en août 2018, El Salvador établit brusquement des relations avec la République Populaire de Chine, au grand dam de l’administration Trump 1 qui dénonça les visées expansionnistes consistant à y construire une base navale.
Le nouveau Président, Nayib Bukele, accepta cette situation laissée par l’administration sortante, essentiellement parce que les liens avec Taïwan s’étaient considérablement délités et que la Chine continentale était devenue l’un des principaux partenaires commerciaux. Coutumière du fait, celle-ci sut gratifier le changement de bord de El Salvador en offrant une superbe Bibliothèque Nationale en plein cœur de la capitale.
Le cas du Nicaragua
Après le triomphe de la Révolution Sandiniste en 1979, le gouvernement dénouera le lien qui existait entre Taïwan et la dictature de Somoza pour établir en 1985 une relation politique avec Pékin, qui ne dépassera guère un niveau symbolique.
La défaite électorale de Daniel Ortega à l’élection présidentielle de 1990 permet au nouveau gouvernement libéral de Doña Violeta Barrios de Chamorro de revenir aux liens traditionnels avec Taipei, à la faveur sans doute du recours de nouveau aux généreux subsides pour le parti de gouvernement décrit précédemment avec El Salvador.
Lorsque Daniel Ortega revient aux affaires en 2007, il s’intéresse d’abord à capter à son profit la manne provenant de Taïwan au lieu de revenir à la relation bilatérale existante durant son premier mandat. Puis en 2012, il évoque en public un projet de canal interocéanique qui intéresse un groupe d’investisseurs chinois de Hong Kong, maintenant une ambigüité sur les liens avec Pékin. Le projet est approuvé à marche forcée, Ortega étant maître de tous les pouvoirs, législatif et judiciaire en sus de l’exécutif, par la loi 840 du 14 juin 2013, suivie de l’accord de concession signé avec le HKND Group, d’un certain Wang Jing inconnu de tout le monde ou presque.
Si ce n’est qu’il semble avoir fait fortune en 2009, en s’emparant du Groupe Xinwei, spécialisé dans les télécommunications et des « technologies » que la CIA identifie rapidement comme une entreprise liée au complexe militaro-industriel de l’Armée populaire de libération chinoise (APL).
Wang Jing a été approché par le fils du couple Ortega-Murillo, Laureano, et viendra une seule fois au Nicaragua pour lancer des études de faisabilité et d’impact environnemental dont la qualité laisse pour le moins à désirer. L’analyse de l’accord de concession est implacable : les investisseurs peuvent faire à peu près ce qui leur passe par la tête dans l’ensemble du territoire du Nicaragua, et les organisations de la société civile et le mouvement paysan, craignant des expropriations massives de terres, se mobilisent. Par chance pour le Nicaragua, l’affaire se dégonfle assez vite, le HKND Group souffre de pertes très élevées lors d’un krach de la bourse de Shanghai survenu en 2015, l’entreprise elle-même fait faillite et est expulsée de la bourse en 2021.
L’étude des frères Lopez Baltodano conclue d’ailleurs « que la Chine peut voir dans un projet de canal situé dans la sphère d’influence immédiate des Etats-Unis un élément qui pourrait servir à négocier des positions dans sa propre zone d’influence », et font explicitement référence à Taïwan.
Dans ce registre, un rapprochement s’impose avec le projet de canal à travers l’Isthme de Kra, en Thaïlande, promu dans ces années-là (2012-13) par la RPC, qui suscite l’opposition des Américains ainsi que des militaires thaïlandais jusqu’à leur coup d’Etat en 2014. Il reste que l’intérêt stratégique pour la Chine d’un tel projet est infiniment plus grand qu’un canal au Nicaragua, puisqu’il permettrait d’éviter le détroit de Malacca, seul point de passage de la Mer de Chine du Sud vers l’Océan Indien.
Côté nicaraguayen, Ortega se rallie officiellement à la politique d’une seule Chine en 2021, rompant toutes relations avec Taïwan.
Au Panama : l’effritement des promesses des BRI
Le Panama avait réussi, tout comme le Nicaragua, à maintenir des relations simultanées avec les « deux Chines », la RPC, disposant des bénéfices d’une vraie reconnaissance diplomatique tandis que Taïwan devait se satisfaire d’un bureau de représentation commerciale.
Si Panama se vante d’avoir été le premier pays centraméricain à souscrire, en 2017, au programme pharaonique des Nouvelles Routes de la Soie, il pourra aussi arguer du fait qu’il est le premier à en sortir, sous la pression des Etats-Unis, inaugurant ce que Tabita Rosendal appelle joliment le « BRI-xit », inspiré de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.
Reste que le Panama viendrait juste derrière le Pérou en termes de concentration des intérêts chinois en Amérique Latine, avec 40 entreprises présentes dans le pays, mais évidemment surtout dans les zones franches qui sont essentiellement des centres de redistribution des marchandises à l’échelle du continent nord et sud-américain, ainsi par exemple pour l’entreprise de télécommunications Huawei.
Le gigantesque projet d’élargissement du Canal de Panama, dont les travaux avaient duré 10 ans, s’était achevé en 2016 et le tirage au sort avait favorisé le porte-conteneurs Andronikos, de l’armateur chinois COSCO. En juin 2017, survenait l’annonce surprise de la reconnaissance du principe d’une seule Chine. En décembre 2018, le président Xi Jinping faisait lui-même escale à Panama lors d’une tournée latino-américaine. C’est aussi en 2017 que commencent les travaux d’aménagement du port de l’île Margarita, dans la zone libre de Colon, estimés en un milliard de dollars apportés par le consortium chinois Landbridge, avec la construction du Panama-Colon Containers Port (PCCP).
Les projets se succèdent à une vitesse effrénée pour des montants colossaux : 4 milliards de dollars pour une ligne de TGV reliant Panama et David, un milliard pour une centrale électrique au gaz, un terminal pour les navires de croisière à l’entrée pacifique du Canal, un centre de conférences, un nouveau bâtiment pour l’ambassade de Chine et enfin 1,4 milliard de dollars pour un quatrième pont traversant le canal.
En dehors de ce dernier projet, récemment relancé, le terminal de l’île Margarita et l’absurde TGV ont été abandonnés, ainsi que l’idée d’un accord bilatéral de libre-échange. C’est un projet minier, mené par First Quantum Minerals (FQM), une soi-disante entreprise canadienne, en réalité filiale de la Jiangxi Copper Co Ltd., qui a provoqué un rejet massif de la population et des institutions panaméennes. La Cour Suprême du Panama a rejeté, en novembre 2023, ce méga-projet d’une mine de cuivre à ciel ouvert, comme contraire à la Constitution.
Autant Taïwan avait explicitement accepté le traité proclamant la neutralité du canal, l’un des deux traités signés en 1977 par Jimmy Carter et le Général Omar Torrijos, en souscrivant un addendum déposé au siège de l’Organisation des Etats Américains (OEA) à Washington, dont elle était observatrice à l’époque, autant la RPC évite soigneusement de se prononcer sur ce délicat sujet, depuis qu’elle l’a remplacé dans son statut d’observateur extrarégional.
Bénéficier d’un port à chaque bout permet évidemment une surveillance constante des navires empruntant le canal, notamment des flottes militaires. De fait, c’est l’un des rares endroits au monde où l’on peut observer un sous-marin nécessairement émergé, quels que soient son mode de propulsion et sa nationalité.
Au Guatémala et dans l’ensemble de la région
Le Guatémala est le seul pays d’Amérique Centrale à maintenir la reconnaissance diplomatique de la République de Chine (Taïwan aujourd’hui), ceci depuis sa fondation et leur reconnaissance mutuelle en 1912 ! Il ne semble pas y avoir de raison particulière à cela.
Si la diplomatie guatémaltèque ne semble pas envisager à court ou moyen terme de couper les liens, faibles, avec Taïwan, cela n’empêche pas un commerce normal avec la Chine, avec un fort excédent en faveur de celle-ci. Simplement, il n’y a pas d’investissements ou de lignes de crédits des banques de la RPC.
Paradoxalement, c’est peut-être le Costa Rica, premier pays de la région à choisir la RPC contre Taïwan en 2007, qui en a le moins bénéficié. Le niveau de développement du pays est certes supérieur au reste de la région, et il réalise des projets de développement d’infrastructures de transports financés par des prêts concessionnels chinois : ainsi la route reliant la capitale, San José, au principal port sur l’océan Atlantique, Puerto Limón, est aménagée grâce à un prêt à long terme de 400 millions de dollars mis en œuvre par la China Harbour Engineering Company (CHEC), dont le respect des délais, des normes environnementales et l’absence de corruption des fonctionnaires nationaux n’est pas une caractéristique reconnue, bien au contraire.
Le Honduras est le dernier en date à avoir rompu avec Taipei pour reconnaître la RPC début 2023. En dehors d’un voyage de la présidente Xiomara Castro, on est bien en peine de savoir quels miroirs aux alouettes ont déployé les responsables politiques chinois pour la convaincre.
L’Isthme centraméricain et la problématique migratoire
En définitive, l’urgence politique pour les Etats-Unis et l’Administration Trump 2 est d’affronter l’immigration sur leur marge sud et non pas d’affronter la Chine dans son « arrière-cour », où Taïwan a perdu l’essentiel de ses appuis et où la RPC a ancré sa présence politique et économique, mais où la primauté nord-américaine n’est pas pour autant actuellement menacée.
Tout autant que le Canal de Panama, est important pour les Etats-Unis le bouchon, le « Tapón » du Darién, déterminant pour contrôler en amont les flux migratoires, et tout spécialement ceux qui proviennent du Venezuela, d’Haïti et de Cuba. Trump 2 a appris la leçon de Trump 1 : la construction d’un mur le long du Rio Grande, quelle qu’en soit la hauteur ou le pays qui le finance, est loin d’être suffisant pour stopper les flux. Il faut remettre en place le bouchon qui voit passer, par dizaines de milliers, des migrants provenant des Etats faillis de l’Amérique du Sud et des Caraïbes, puis convaincre les petits Etats centraméricains de reprendre des milliers d’émigrants clandestins. Les « déporter », selon le terme nord-américain, doit se faire de façon suffisamment massive et violente pour assurer un minimum de dissuasion.
Le Panama et le Costa Rica ne connaissent guère l’émigration, mais les deux pays n’ont pas voulu ou pu stopper le flux migratoire passant par le Darién. Le calcul de l’administration Trump 2 est probablement qu’il faut faire peur à l’Etat panaméen, en menaçant sa principale activité économique, le canal, pour qu’il se résolve à resserrer le bouchon.
Nayib Bukele, le Président salvadorien, n’a pas hésité à proposer à Marco Rubio d’héberger dans sa gigantesque prison de 40 000 places, tous les délinquants latinos dont les Etats-Unis souhaitaient purger leurs prisons en échange de frais d’hébergements modiques, à discuter entre les deux pays. Pour sa part, le Président du Guatémala, Bernardo Arévalo, a fait preuve de bonne volonté pour accueillir les migrants illégaux qui seraient « déportés » des Etats-Unis, et n’a pas écarté l’idée de servir de pays tiers pour en héberger d’autres nationalités.
Ainsi, la critique de l’omniprésence chinoise et la préoccupation nord-américaine pour la sécurité du Canal a servi de levier pour prendre à la gorge le gouvernement panaméen sur le rebouchage du Darién, tandis que plusieurs autres pays sont allés à la rencontre des souhaits de l’Administration Trump 2 en matière d’accueil des immigrants illégaux. Le seul pays véritablement à problèmes, le Nicaragua, perçu par Rubio et l’Administration Trump 2 comme faisant partie de « l’Axe du mal » avec Cuba et le Venezuela, est à la fois trafiquant de migrants et fricote avec la Chine sur un projet de canal concurrent de Panama, mais bien hypothétique…
Hubiquitus