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mercredi 26 février 2025

L’alcool à Meknès, une « marchandise fantôme »

 

Dans le royaume, malgré la prégnance de l’islam, l’usage de l’alcool est un fait social à part entière. Ses espaces et ses utilisations sont issus d’une longue histoire générée à la fois par des influences extérieures et une évolution propre. La production, la circulation et la consommation de cette marchandise considérée comme haram (illicite) ont fait l’objet d’un encadrement législatif à destination des musulmans, d’abord sous le protectorat français (1912-1956), puis après l’indépendance. Plus largement, la « morale publique » réprouve l’alcool. Pourtant, il est produit, vendu et consommé par de nombreux Marocains, notamment à Meknès.

Avant la colonisation, Meknès était constituée de deux parties : la médina et le mellah (quartier juif). En 1917, le maréchal Hubert Lyautey (1854-1934) a décidé de construire un nouveau quartier réservé aux Européens (hamria) à distance de quelques kilomètres du centre ancien, pour loger les colons et accueillir l’administration et les commerces occidentaux. Cette ville nouvelle se caractérisait par un urbanisme et une architecture importés par le pouvoir français pour offrir un espace domestique correspondant à son modèle. La colonisation s’est accompagnée de la mise en place d’une spatialité française dans l’espace marocain. Cette ville nouvelle disposait de galeries marchandes et de commerces à l’européenne, d’hôtels, de bars et de magasins de vins et spiritueux réservés aux colons et interdits aux musulmans.

Une spatialisation de l’alcool

À Meknès, comme dans toutes les grandes cités marocaines, le développement de ces villes nouvelles s’est accompagné de celui des bars, dont la construction était légalement interdite depuis 1913 près des mosquées, excluant de fait les quartiers dits autochtones, où il y avait de nombreux lieux de prière. Le bar européen s’opposait alors au « café maure », qui ne vendait pas d’alcool ; ils constituaient deux espaces ségrégués, le premier regroupant une clientèle européenne, le second une clientèle marocaine.

La spatialisation de l’alcool et sa visibilisation sont ainsi liées à l’histoire de la présence occidentale. C’est avec la colonisation que se sont développés les lieux « publics » associés à l’alcool. Le colonialisme a révélé cette présence par la matérialisation des sites de vente et de consommation, par leur mise en public, et par l’installation de nouvelles formes de consommation, de commercialisation et de promotion des marchandises. Dans la ville nouvelle, les bars fonctionnaient « à l’occidentale », tels des espaces publics ouverts aux regards extérieurs ; les vitrines et les portes laissaient voir l’intérieur depuis la rue et les clients pouvaient boire de l’alcool en terrasse, alors que dans la médina, on en buvait caché. La localisation actuelle des espaces de commercialisation et de consommation résulte de cette histoire.

L’alcool, ses consommateurs et leurs pratiques ainsi que les lieux qui leur étaient réservés vont voir leur statut et leur organisation bouleversés par le passage de la ville coloniale à la ville postcoloniale, puis par l’arrivée au pouvoir, en 2011, du Parti de la justice et du développement (PJD), qualifié d’« islamiste ». Au lendemain de l’indépendance, en 1956, la ville nouvelle a perdu sa population européenne, qui a été remplacée par les catégories aisées de la population marocaine. Ces nouveaux résidents ont hérité d’un habitat, d’un cadre de vie et de structures architecturales exogènes. Ils ont été confrontés à un espace qui leur était étranger, celui des débits de boissons. Avec le départ des Français et la réappropriation de ces espaces (à la fois de la ville nouvelle et des bars) par les Marocains, ce modèle culturel français s’est heurté aux valeurs et à la spatialité propres à la société locale. La perception de ces établissements n’était plus la même. Un regard occidental sur l’alcool a laissé la place à une vision marocaine, qui était la plupart du temps orientée par la morale.

Pour de nombreux Marocains, « montrer » l’alcool comme les colons le faisaient avant devenait socialement condamnable. On voyait alors émerger une norme officieuse. Les clients, musulmans, par leur appartenance culturelle, devenaient des transgresseurs si leurs pratiques étaient rendues publiques, alors que la loi ne leur interdisait pas de consommer sans excès. Au regard des normes officielles, les bars et les restaurants repris par des Marocains étaient en situation de transgression puisque leur clientèle était désormais pratiquement uniquement musulmane. Au regard des règles officieuses, l’organisation de l’espace et le système de référence des clients marocains se retrouvaient ainsi perturbés et ne pouvaient pas conserver leur mode de fonctionnement initial. Le social était en quelque sorte désencastré du spatial. Il fallait donc faire marcher de façon analogue l’espace géographique et l’espace social. Les lieux de consommation d’alcool ne pouvaient plus être publics et ouverts comme sous le protectorat, puisque ceux qui les utilisaient ne pouvaient plus exposer leurs pratiques à tous les membres de la société. Pour faire perdurer ces pratiques et les établissements qui les accueillaient, il était nécessaire de relier le social au spatial, de les réencastrer et de leur permettre de continuer à fonctionner en harmonie.

Pour respecter la norme officieuse, on a donc utilisé l’invisibilité. Il fallait faire fonctionner ces lieux publics comme des espaces intimes en obstruant leurs ouvertures. L’invisibilisation leur a permis de protéger du regard extérieur collectif un groupe social, un monde devenu à part. Une spatialité propre à la société française a laissé place à une spatialité propre à la société marocaine. Pour répondre à cette nouvelle logique endogène de l’espace, on a procédé à une sorte d’hybridation des espaces (ni publics ni privés) aboutissant à une « marocanisation » du paysage urbain. De la décolonisation à nos jours, la ville ­nouvelle est passée d’une logique exogène de ségrégation (qui renvoyait à des mécanismes de répartition spatiale des individus selon leur origine) à une logique endogène de séparation (qui consistait en une division fonctionnelle entre des espaces, générant des sphères distinctes pour une même population). S’en est suivie une séparation spatiale des réalités sociales qui n’existait pas autrefois sous cette forme dans la société marocaine.

Il semble néanmoins que cette invisibilisation des espaces et des pratiques n’ait pas été brutale et qu’elle ne soit pas intervenue immédiatement après le départ des Français. De nombreuses personnes soulignent en effet qu’il était possible de consommer dans les bars à la vue de tous après la décolonisation, y compris dans les années 1970, que l’invisibilisation s’est faite progressivement, et qu’elle s’est accentuée avec la montée en puissance du PJD, qui a utilisé l’alcool comme un outil pour développer ses idées et son discours.

Un outil de stratégie politique

La politique menée par le PJD s’inscrivait dans une stratégie plus large qui consistait à réislamiser la société, en s’appuyant d’abord sur des couches populaires, qui solliciteraient ensuite des réformes et une législation plus rigoureuse et contraignante en matière religieuse pour une meilleure adéquation entre les valeurs islamiques et les lois promulguées dans le pays. Le PJD a exprimé des principes éthiques en appelant à la moralisation de la vie publique. Il a cherché à acquérir le pouvoir pour instaurer la « loi de Dieu », le faisant apparaître comme un « entrepreneur de morale » (1). L’alcool faisait ainsi partie de son jeu politique et de sa croisade pour la réforme des mœurs. C’est un instrument qu’il intégrait dans son discours et ses stratégies d’accès au gouvernement.

Le PJD se préoccupait donc du contenu des lois en la matière qui ne le satisfaisait pas, car, à ses yeux, il n’était pas suffisamment sévère et il laissait perdurer des pratiques et des comportements sociaux qui le choquaient. Pour le parti, ces lois incarnaient le « mal » et étaient en rupture avec sa conception de l’islam. Il désirait avant tout qu’elles soient réformées et durcies et se présentait comme le seul acteur politique capable de mener à bien ce changement. Ainsi, avant même son accession au pouvoir, le PJD avait introduit le sujet de l’alcool à la Chambre des représentants, où il a fait son entrée en 1997 avec neuf députés sur 395. En juin 1998 et en novembre 1999, il y demandait l’interdiction totale de la vente et de la consommation d’alcool aux musulmans, l’application de peines sévères en cas de transgression, et la délimitation des secteurs de vente aux seules zones touristiques, questions qui ne furent finalement pas débattues. Cette « croisade » permettait au PJD d’asseoir sa stratégie en la fondant dans une morale islamique immuable et en défendant une moralisation de la vie publique et privée. Il se présentait et se pensait comme le seul acteur politique chargé de cette « mission sacrée ».

Le PJD a remporté les élections législatives du 25 novembre 2011 (107 sièges sur 395) ; une fois au pouvoir, il a mis en œuvre une politique vis-à-vis de l’alcool éloignée du contenu de ses discours électoralistes : augmentation répétée des taxes sur l’alcool, interdiction des publicités sur l’alcool dans l’espace public, diminution du nombre de licences accordées pour l’ouverture de bars, réduction des horaires d’ouverture des bars, des boîtes de nuit et des épiceries vendant de l’alcool, et, après s’y être opposé, mise en place de contrôles par alcootests sur les routes marocaines.

La politique antialcoolique de l’État est donc restée limitée. Les gouvernements qui se sont succédé, y compris ceux dirigés par le PJD, ne sont pas parvenus à interdire purement et simplement toute vente d’alcool aux musulmans et à éradiquer la consommation. Cela s’explique notamment par le poids économique de ce secteur, aussi bien en termes de revenus pour l’État que d’emplois dans les secteurs de la production, de la distribution et de la consommation de cette marchandise.

Les modifications des espaces et des usages de l’alcool ne résultent donc pas d’une obligation législative ou politique, mais elles sont le fait des acteurs de l’alcool eux-mêmes qui ont ressenti la pression sociale, religieuse et politique croissante et qui se sont adaptés pour être le moins visibles possible.

Cacher cette marchandise que l’on ne saurait voir

La lente modification de la place de l’alcool dans la société depuis la décolonisation a abouti à une claustration des espaces de consommation d’alcool et à une invisibilisation des pratiques de distribution et de consommation de cette marchandise. En effet, dans les bars à alcool ou dans les restaurants en servant, on ne peut plus voir l’intérieur depuis la rue, car les vitrines sont opacifiées par un film plastique, ou sont obstruées à l’aide d’autres procédés. Par exemple, le bar est parfois muni de portes métalliques ou de larges portes en bois, de sas aménagés à l’entrée ; il peut également être obstrué par un rideau ou des fenêtres équipées de grilles à l’extérieur et d’épaisses tentures à l’intérieur (2).

Il est indispensable d’obstruer les ouvertures, car ces dernières permettraient aux personnes extérieures de voir les pratiques et les comportements à l’intérieur, des comportements qui sont contraires aux normes sociales. D’emblée, ces divers aménagements extérieurs de l’espace distinguent ces bâtiments des autres, puisque leur présence est encore accentuée par leur singularité. Mais ce que l’on doit masquer avant tout, c’est ce que l’on y fait. Le fait de consommer de l’alcool doit demeurer hors du champ visuel. Dans la même logique, il est interdit de consommer de l’alcool en terrasse, à la vue de tous (excepté pour les touristes étrangers). L’espace peut ainsi exister à condition de ne rien voir de ses usages ; l’alcool est devenu une « marchandise fantôme » : présente mais invisible.

Ces aménagements permettent un éloignement des individus qui consomment de l’alcool de ceux qui n’en consomment pas. La question de la distance est donc centrale. Cette mise en scène de l’espace du bar montre le souci de rendre visibles et sensibles les limites du lieu. Le bar forme un espace distinct des autres espaces commerciaux, mais il a en fait été aménagé de la même façon que les espaces d’habitation qui se singularisent également par une claustration des espaces intérieurs pour protéger la vie intime. Dans ces derniers, que l’on se trouve dans la médina, un quartier résidentiel récent, la ville nouvelle ou un bidonville, les ouvertures extérieures sont soit inexistantes (médina), soit soigneusement obstruées selon les mêmes principes que dans les bars.

On a non seulement invisibilisé l’espace des bars, mais on a également invibilisé les pratiques d’achat et de consommation d’alcool dans les épiceries. On y rencontre les mêmes logiques de fonctionnement. L’achat et la vente d’alcool obéissent à des règles particulières. Le vendeur fait le nécessaire pour que sa marchandise sorte de son magasin sans être vue par les personnes présentes dans la rue. Il protège son client qui, du fait de sa religion, ne se sent pas autorisé à consommer et à transporter de l’alcool, et il se protège lui-même, puisqu’il n’a pas le droit de vendre à des musulmans. Par exemple, quand la personne achète une bouteille ou une cannette de bière, le vendeur enroule celle-ci dans une feuille de journal et la place dans un sac opaque pour être transportée à l’abri des regards.

Certains clients apportent parfois une petite bouteille d’eau minérale vide. Ils transvasent alors la mahia (eau-de-vie de figue) achetée dans cette dernière, et ressortent de la boutique avec cet alcool blanc semblable à de l’eau dans son nouveau contenant, indétectable au regard. Dans ce cas, il n’y a pas besoin de journal ni de sac plastique occultant, et l’acheteur peut boire dans la rue, en public.

Ces mécanismes concernent également la livraison. Les distributeurs livrent toujours leurs marchandises aux bars et aux restaurants par camion. Quand il s’agit de boissons non alcoolisées, les véhicules sont débâchés : on peut donc voir les caisses empilées entre les ridelles du camion, depuis la rue. Quand ils livrent des boissons alcoolisées, c’est l’inverse : des bâches masquent les marchandises transportées tout en ne laissant personne dupe sur le contenu. Ces mécanismes se vérifient jusqu’au domicile des consommateurs, ces derniers prenant soin de bien envelopper les bouteilles vides dans une feuille de journal avant de les jeter à la poubelle. Il ne faut donc pas être vu en train de boire, ou on ne doit pas signifier aux autres que l’on va boire en affichant la marchandise ou l’acte de consommer. On transgresse quand on manifeste le non-respect de la norme, quand on montre que l’on ne respecte pas la norme.

Un ordre social spécifique et… sous surveillance

Les pratiques d’invisibilisation des usages de l’alcool opérées par ces consommateurs ou ces distributeurs, alors que la loi ne leur interdit pas de consommer sans excès ou de vendre de l’alcool, montrent la force des normes sociales et religieuses par rapport aux normes juridiques. Normes officielles et officieuses cohabitent et permettent aux consommateurs d’alcool et à ceux qui le commercialisent de construire un rapport à l’ordre politique et social original et propre à leurs pratiques, témoignant à la fois de formes de contestation des normes officielles et d’intériorisation d’autres normes officieuses partagées socialement.

Ces mécanismes révèlent enfin l’omniprésence de la surveillance et d’un souci de la préservation d’une réputation. Les usagers de l’alcool sont les premiers à savoir que leur réputation est en jeu dans la mesure où ils la jouent régulièrement dans ces espaces fermés. Ils n’ont donc pas d’autre choix que d’invisibiliser leurs pratiques jusqu’au sein de leur domicile, leur réputation étant sans cesse en question et posant le problème de la conformité aux représentations du groupe social environnant. C’est le seul compromis possible qui permette de concilier l’usage de cette « marchandise fantôme », les représentations du groupe social, et la réputation individuelle (qui engage également celle de la famille). Chacun est obligé de s’y tenir, au risque d’être marginalisé. 

Notes

(1) Howard S. Becker, Outsiders : Études de sociologie de la déviance, Métailié, 1985.

(2) Philippe Chaudat, « Cachez ce buveur que je ne saurais voir ! Entre visibilité et invisibilité, la spatialisation du monde des bars à Meknès (Maroc) », in Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, no 151, juillet-septembre 2022, p. 199-216.


Philippe Chaudat

areion24.news