Le très grand succès remporté par une émission de télé-réalité rassemblant des candidats de même sexe montre une profonde évolution des mentalités. Mais le Japon ne semble pas encore prêt à adopter des innovations législatives comme le mariage pour tous.
À la mi-décembre, Netflix Japan a annoncé le renouvellement pour une deuxième saison de The Boyfriend, première émission de télé-réalité japonaise de rencontres amoureuses entre candidats du même sexe. Restée six semaines consécutives dans le top 10 des audiences Netflix après son lancement le 9 juillet dernier, la première saison avait fait un carton. Est-ce là un signe d’espoir pour les droits LGBT+ dans l’un des derniers pays du G7 à ne pas avoir légalisé le mariage pour tous ? Pas sûr.
Le format est simple et bien rôdé au Japon depuis le succès de Terrace House, série de télé-réalité diffusée entre 2012 et 2019. L’intrigue : les rencontres et la vie commune d’un groupe de femmes et d’hommes invités à vivre sous un même toit dans une ambiance détendue. L’esprit : les participants évoluent dans un espace partagé très apaisé. Des animateurs de télévision connus du grand public entrecoupent les scènes d’amitié et de romance naissantes de leurs analyses et commentaires, tantôt encourageants tantôt malicieux, mais toujours bienveillants. The Boyfriend raconte la vie de neuf garçons installés pendant un mois dans une maison en banlieue de Tokyo.
Pour obtenir les fonds nécessaires aux repas qu’ils préparent eux-mêmes, ils se relaient pour tenir chaque jour par groupe de deux un « coffee truck » ou « camion café ». L’autonomie dans laquelle ils évoluent va plus loin encore : si certaines situations peuvent être encouragées par des défis lancés par la production, les candidats conservent tout du long leur liberté sur la plupart de leurs mouvements. Aucun n’est jamais menacé d’élimination ni forcé de rentrer dans un jeu de séduction avec un autre : les activités de groupe proposées par la production sont systématiquement conditionnées au consentement mutuel. Alternent donc à l’écran dans une légèreté très attendrissante des scènes de travail, de tâches domestiques, de détente en groupe et quelques prises de parole à l’écart ou face caméra pour revenir sur les événements du jour.
Pari inédit
Le principe de la série pourrait sembler anodin. En réalité, le producteur délégué OTA Dai a fait un pari inédit : restreindre le casting à des garçons gays et bisexuels, alors même que la télé-réalité japonaise n’avait jamais auparavant exposé de candidat ou candidate ouvertement queer. L’enjeu est assumé par le producteur délégué qui a assuré au New York Times avoir voulu montrer les relations entre personnes de même sexe « telles qu’elles sont réellement ».
Cet esprit se retrouve dans plusieurs facettes de la série. En particulier dans le choix des participants : âgés de 22 à 36 ans, les garçons ont des origines ethniques variées – un des candidats est originaire de Corée du Sud, un autre est nippo-brésilien. Si la plupart sont gays, deux se présentent dès le premier épisode comme bisexuels. Leurs personnalités divergent tout autant : certains sont calmes et réservés, d’autres très directs et à la voix forte. En somme, chacun incarne une vision propre de la masculinité et de l’identité queer. « À la télévision, certainement pour des raisons de compréhension, on retrouve souvent le schéma type « gay = efféminé », mais dans la réalité, les profils divergent beaucoup », précisait le directeur de casting et mannequin Takahashi Taiki, surnommé « TAIKI », dans une interview au site américain Buzzfeed.
Montrer les diverses réalités du monde queer, TAIKI en a fait son cheval de bataille. L’homme connaît les préjugés qui pèsent sur la communauté gay, dont il est membre. Il raconte avoir passé plus de six mois à rassembler des profils suffisamment divers pour éviter que le public associe l’homosexualité à un type figé de personnalité. C’est ainsi qu’il a intégré au casting autant de garçons assurés dans leur identité que d’autres en difficulté pour s’accepter ou s’assumer devant leur entourage. « J’ai pensé d’abord qu’il serait préférable de filmer l’émission uniquement avec des garçons ayant fait leur coming-out, explique-t-il à Buzzfeed. Mais ensuite je me suis rendu compte des réelles différences de situations selon les personnes sur cette question et de l’importance d’en parler aussi. »
Tournage apaisé
Si TAIKI a eu ce réflexe protecteur de choisir des participants ayant fait leur coming-out, c’est parce qu’en 2020, Kimura Hana, apparue dans la cinquième et dernière saison de Terrace House, s’est suicidée à cause d’une vague de harcèlement en ligne. L’équipe de production tout entière a donc pris une décision : éviter autant que possible que l’exposition des candidats au public ne débouche sur une quelconque mise en danger. L’équipe de Netflix en était consciente : l’exposition de personnes LGBT+ comportait un risque particulièrement accru, a reconnu le producteur délégué, Ota Dai, qui a travaillé sur Terrace House depuis son lancement. Tout a donc été fait pour apaiser au maximum le tournage et la période de promotion. Par exemple, des thérapeutes étaient présents sur le plateau pour écouter et conseiller les candidats à tout moment. Pas d’interviews des participants pendant la campagne de promotion. TAIKI, le directeur de casting, a gardé un lien direct avec chaque candidat via une messagerie instantanée : il souhaitait s’assurer personnellement de l’état de santé mentale des garçons au quotidien.
Même préoccupation chez la drag queen Durian Lollobrigida. Elle a souhaité faire partie de l’équipe des animateurs de l’émission pour aider à protéger les participants. Dans le New York Times, elle raconte avoir eu l’idée au début d’agir en « traductrice » entre le monde queer exposé à l’écran et le public majoritairement hétérosexuel. Puis, elle s’est rassurée au contact de ses collègues animateurs : face caméra, tous commentaient les différentes scènes avec bienveillance.
Au bout du compte, les inquiétudes ont pu être vite mises de côté face au grand succès de l’émission. Dans une autre interview, TAIKI fait part de son bonheur d’avoir vu la série cartonner non seulement au Japon, mais aussi dans le monde : « Dès le premier épisode, la série s’est retrouvée dans le top 10 des sorties Netflix les plus regardées dans dix pays et territoires en plus du Japon, comme Hong Kong ou Singapour. […] Et puis, même si ça n’a duré qu’un jour, nous avons carrément atteint la première position au Japon ! J’étais si heureux, […] je me suis dit que les temps avaient définitivement changé. »
En effet, la série a su charmer le public japonais : au total, elle est restée dans le top 10 pendant six semaines consécutives. Dans le monde, des journaux comme The Guardian ou The Independent au Royaume-Uni, The Hollywood Reporter aux États-Unis en ont l’éloge. D’où l’annonce sans surprise par Netflix le 15 décembre de la diffusion prochaine d’une deuxième saison. « J’ai reçu des retours bien plus positifs et heureux que ce à quoi j’aurais pu m’attendre, confie encore TAIKI. On m’a envoyé des messages comme « merci pour cette merveilleuse émission », ou « comme j’aurais aimé pouvoir grandir avec une série comme celle-ci ! ». J’ai aussi reçu des commentaires de gens plus âgés, déjà parents, qui racontaient que l’émission les avait aidés à repenser le coming-out de leur enfant. J’ai compris qu’on avait réussi à toucher beaucoup de monde. »
Certificat de partenariat
Le succès de l’émission serait-il le signe d’un progrès dans la représentation des personnes LGBT+ au Japon ? De fait, les participants ont vu leur carrière décoller : en moyenne, selon Variety, le nombre de leurs abonnés sur les différents réseaux sociaux a été multiplié par 120. Tous font maintenant régulièrement des apparitions à la télévision et dans des magazines. Un fait surprenant dans un pays qui d’habitude met peu les personnes queer sur le devant de la scène, et qui refuse encore aux couples de même sexe le droit de se marier. « J’ai aussi reçu, et ç’a été douloureux pour moi, des messages bien tristes, nuance TAIKI dans Buzzfeed. Comme ce téléspectateur qui m’a raconté avoir été choqué par sa mère lui disant qu’elle était dégoûtée qu’il regarde « ce genre de programme ».
Pour rappel, au Japon, les droits des personnes LGBT+ sont encore très fragiles, faute d’autoriser le mariage entre individus du même sexe. Le Japon est l’un des derniers pays du G7 à n’avoir pas légiféré sur la question, et le dernier à ne même pas proposer d’union civile digne de ce nom. Il existe bien un « certificat de partenariat » proposé aux couples homosexuels par un grand nombre de collectivités territoriales. Mais il est dénué de contrainte, et les droits qu’il concède sont de toute façon peu nombreux.
Ce « certificat de partenariat » est à l’origine un coup audacieux de la mairie de Shibuya. Depuis 2015, les couples de même sexe habitant dans cet arrondissement de Tokyo peuvent demander un certificat attestant leur relation pour la signature d’un bail, des visites à l’hôpital ou d’autres procédures administratives. La pratique s’est répandue : au 1er janvier dernier, 454 municipalités et 30 préfectures le proposent, ce qui représente 91% de la population japonaise. Mais ce certificat n’ouvre pas de droits fondamentaux comme récupérer un enfant à l’école ou toucher un héritage. Il n’est pas non plus contraignant : propriétaires et hôpitaux gardent le droit de refuser de reconnaître les liens de partenariat. Cette procédure reste donc une union moins protectrice que le mariage.
En mai 2023, à la veille du sommet du G7 à Hiroshima, les ambassadeurs au Japon des membres de ce groupe de pays industrialisés ont signé une lettre demandant au gouvernement japonais de « faire correspondre son agenda domestique aux principes de droits humains qu’il promeut à l’international ». En réponse, en juin 2023, le gouvernement de l’ancien Premier ministre Fumio Kishida précipite le vote d’une loi « pour la compréhension des LGBT ». Mais elle doit affronter le feu des critiques. À l’origine, le texte devait interdire toute discrimination sur la base de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre. Mais au terme de débats difficiles entre les différentes franges du parti conservateur, la loi s’est vue limitée à déplorer – sans les sanctionner – les discriminations « déraisonnables ».
Mariage pour tous
Pourtant, peu de Japonais sont aujourd’hui encore opposés à l’évolution des droits des personnes LGBT+. Selon un sondage publié par le journal Asahi Shimbun en février 2023, 72% des Japonais étaient en faveur de la légalisation du mariage pour tous et 51% pour une loi interdisant la discrimination à l’égard des personnes LGBT+. Des avis partagés même par les partisans du Parti libéral démocrate (PLD), parti conservateur au pouvoir, puisque 67% de ses électeurs se sont déclarés favorables au mariage pour tous. Le problème réside aujourd’hui dans le manque d’action politique de la part des gouvernements successifs.
Une avancée prochaine est-elle réaliste ? Selon l’agence de presse américaine Associated Press (AP), la défaite aux dernières élections législatives du PLD et sa mise en minorité à la Diète pourraient forcer le gouvernement à faire des concessions sur le terrain du libéralisme social. L’arrivée au pouvoir du Premier ministre Ishiba Shigeru pourrait également être un signe positif : Ishiba est un centriste connu pour son soutien au mariage pour tous et qui aurait déclaré en décembre dernier refuser de « rester assis à ne rien faire » face aux « souffrances des couples de même sexe ».
En attendant, les militants continuent leur combat, notamment sur le plan juridique. À la mi-décembre, la justice a rendu un nouveau jugement d’inconstitutionnalité à Fukuoka en réponse au recours collectif de trente plaignants dans cinq préfectures japonaises contre l’interdiction d’accès des couples de même sexe au droit constitutionnel qu’est le mariage (article 24 de la Constitution japonaise de 1946). Une nouvelle saison de télé-réalité apportera-t-elle sa pierre à cet édifice ? TAIKI en est persuadé : « Connaître [notre monde], c’est un premier pas essentiel. »
Sarah Chloé