Depuis le milieu des années 2010, l’engagement des forces au sein de confrontations de puissances sous le seuil de la guerre ouverte constitue une hypothèse d’emploi de grande probabilité. L’emploi des forces sous le seuil, surtout face à un État doté de l’arme nucléaire, impose cependant d’être convaincant sur sa volonté et sa capacité à combattre au-delà de ce même seuil.
La préparation à ces deux situations, la confrontation et la guerre, de probabilité d’occurrence et d’importance inverses, est très proche. Dans les deux cas, il faut être fort et comme la France n’a plus d’ennemi potentiel à ses frontières, il faut être fort au loin et si possible rapidement. On doit renouer avec la devise « vite, fort et loin » de la Force d’action rapide (FAR), dissoute en 1998.
Daguet 2027
Dans les années 1980, cette FAR et la 1re armée formaient ensemble un corps de bataille qui pouvait engager en quelques jours en République fédérale d’Allemagne (RFA) 15 divisions regroupant 83 régiments de mêlée et trois régiments d’hélicoptères d’attaque pour faire face à au moins deux armées du Pacte de Varsovie, dont une soviétique. Cet ennemi potentiel, assez clairement connu, avait aussi le mérite de permettre de se structurer afin de le contrer. La grande projection de forces n’a pourtant jamais eu lieu contre lui en RFA, mais en Arabie saoudite en 1990-1991 pour faire face à l’armée irakienne. Le volume de cette projection surprenante était alors divisé par neuf puisque neuf régiments de mêlée et deux régiments d’hélicoptères d’attaque seulement ont pu y être déployés pour former la division Daguet de 16 000 hommes, non pas par manque de moyens, mais par inhibition d’engager des conscrits et des réservistes aussi loin (1). Par ailleurs, comme les unités les plus lourdes, c’est-à‑dire chenillées, de l’armée de Terre étaient justement formées de conscrits, Daguet était aussi une division légère blindée, c’est-à‑dire presque entièrement composée de véhicules blindés à roues, et dotée d’une artillerie réduite.
Plus de trente ans plus tard, la tentative d’augmenter fortement la capacité de projection par la professionnalisation complète des forces a été annulée par le sous – investissement matériel de plusieurs dizaines d’années, qui font qu’à l’inverse de 1990, on dispose en 2024 de 77 000 soldats projetables, mais de seulement de quoi en équiper 19 000 pour combattre au loin. On se prépare donc à refaire l’opération « Daguet » avec des moyens plus modernes, mais singulièrement les mêmes faiblesses. Le problème est que l’ennemi potentiel est aussi beaucoup plus puissant que l’armée irakienne de 1990. Dans le contexte actuel, la mission première de ce nouveau corps de bataille projetable serait très probablement de faire face à des « coups », ces opérations de saisie d’un espace par surprise et par la force, plaçant les autres puissances devant le dilemme de l’acceptation ou de la guerre, avec la sensibilité particulière d’un tel franchissement de seuil face à une puissance nucléaire. Après l’Union soviétique, la Russie a renoué la première avec ce genre d’opérations de conquête « éclair » d’ampleur croissante, en 2008 contre la Géorgie, puis en Crimée en février 2014 et dans le Donbass en août 2014 et février 2015 avant d’essayer même de subjuguer l’ensemble de l’Ukraine en février 2022. D’autres États ont imité le procédé ou sont tentés de le faire.
Il n’y a guère d’autres solutions dans cette situation que de se préparer soi – même à contrer ces coups, à la manière de l’opération française « Manta » lancée au milieu du Tchad en 1983 afin de dissuader la Libye d’envahir le sud du pays. C’est l’esprit des opérations « Lynx » en Estonie et « Aigle » en Roumanie dans le cadre de la Présence avancée renforcée sur le flanc est de l’Alliance atlantique, mais cette contribution française, importante politiquement, est très faible militairement avec un Sous-groupement tactique interarmes (S/GTIA) en Estonie et un groupement en Roumanie. Il est important de montrer à l’ennemi potentiel que l’on est prêt à sacrifier des hommes, mais il est encore plus dissuasif de le convaincre que ce sacrifice sera efficace militairement.
Vaincre une armée russe
Dans le cadre qui vient d’être évoqué, être fort signifie concrètement être capable de défendre un territoire est – européen contre un volume de forces russes de la taille d’une armée. Actuellement, une armée russe en Ukraine représente une force d’environ 30 000 hommes, répartis en une force de manœuvre de six brigades ou gros régiments au sein de divisions. Cette armée moyenne est dotée de 250 chars de bataille et de 700 véhicules blindés d’infanterie, une densité de véhicules moins importante qu’il y a deux ans, mais avec une infanterie débarquée plus nombreuse et de bien meilleure qualité, soit une force moins mobile qu’en 2022, mais avec une plus grande puissance de choc. Cette force de manœuvre est appuyée par une artillerie d’environ 400 tubes et une centaine de Lance-roquettes multiples (LRM) répartis en brigades autonomes et bataillons intégrés avec une capacité de renseignement et de frappe dronique dense et une capacité de tir d’au moins un millier de projectiles par jour. Défensivement, le ciel de l’armée russe est bien protégé par un réseau de défense antiaérienne mobile à basse et moyenne couche et une excellente capacité de brouillage. Cette armée type est actuellement survolée en Ukraine par 30 hélicoptères et 20 avions d’attaque.
La configuration de la force destinée à faire face à cette armée russe doit logiquement être organisée et équipée en miroir. Par une étrange ironie de l’histoire, les équipements majeurs de cette armée russe sont les mêmes que ceux qui avaient été conçus pour l’invasion de la RFA dans les années 1980, les drones en plus. Les équipements majeurs français ont souvent été aussi conçus pour l’affrontement de l’époque. La gamme des véhicules SCORPION fait exception, et c’est peut-être un tort, car on y a fait le choix de la mobilité opérative et de l’agilité, et donc de la roue, au détriment du blindage, de la puissance de feu et de la mobilité microtactique tout – terrain, et donc de la chenille. Or le combat en Ukraine, et probablement ailleurs en Europe de l’Est, ne se fait pas en espace lacunaire, mais en espace dense et retranché.
Dans cet environnement tactique, où le ciel s’avère très dangereux pour les hommes, la manœuvre s’effectue au ras du sol, voire en sous – sol. Les GTIA (Groupements tactiques interarmes) en défense doivent être des boucliers de feux omnidirectionnels de 0 à 13 km de portée avec une puissance croissante à l’approche du contact. Ces GTIA devront mener un combat semi – mobile au sein d’un espace de combat très organisé sur plusieurs dizaines de kilomètres de profondeur et très ouvert dans le ciel. En se sachant observé et donc touchable rapidement, il faudra être capable d’alterner de brèves phases de combat et de longues périodes de dissimulation à la vue, en se camouflant, en s’enterrant ou simplement en se déplaçant, en communiquant avec le minimum de liaisons hertziennes.
Le point clé est que les brèves phases de contact doivent être parfaites, c’est-à‑dire qu’il faut y avoir l’initiative des tirs. Avec un arsenal généralisé d’armes précises, celui qui tire le premier l’emporte dans 80 % des cas. Comme il ne faut pas rester longtemps sur une même position, sous peine d’être frappé depuis le ciel, ce bref combat doit aussi être le plus destructeur possible. Combattre au niveau du GTIA et même de la brigade revient à distribuer harmonieusement ces points de contact en ayant toujours l’initiative, même en défense. Cela suppose d’abord une structure de commandement plus fluide que celle de l’ennemi, grâce à une bonne infrastructure technique, mais surtout de bonnes méthodes et un excellent entraînement. Cela suppose aussi si possible de freiner le cycle de commandement de l’adversaire par le brouillage électronique, la tromperie ou l’aveuglement. Cela suppose ensuite une grande densité de feux directs, missiles, canons et roquettes, sans doute encore insuffisante actuellement du côté français, avec en particulier un déficit chronique de canons – mitrailleurs, l’arme à tir direct qui fait de loin le plus de dégâts en Ukraine. À côté des compagnies de contact qui intègrent leurs propres microdrones, le GTIA moderne doit intégrer une compagnie de mortiers et de drones de renseignement ou téléopérés à moyenne portée, ainsi qu’une compagnie de protection, antiaérienne/anti-drones, mais peut-être comprenant aussi une section de déception/camouflage.
Quand le ciel peut tomber sur la tête
L’artillerie est l’arme principale du champ de bataille ukrainien et le sera probablement aussi sur les champs de bataille de haute intensité auxquels il faut se préparer. C’est l’arme du ciel terrestre, celui que l’on peut voir en levant la tête, et de la profondeur tactique. En soi, il n’y a là rien de nouveau sinon que cet aspect avait largement été négligé dans les forces occidentales lorsque celles-ci disposaient de la suprématie aérienne. Dans les faits, cette suprématie était surtout américaine, les forces aériennes françaises ne larguant que 10 à 15 projectiles par jour dans leurs campagnes les plus intenses, contre la Serbie en 1999 ou en Libye en 2011. Dans un ciel beaucoup plus disputé, les rares capacités disponibles seront utilisées pour des missions d’interdiction et non pour de l’appui rapproché des forces terrestres. De la même façon, s’il a été possible d’organiser quelques raids audacieux, les hélicoptères d’attaque ont été utilisés le plus efficacement en Ukraine comme batteries de barrage anti – véhicules à distance de sécurité relative, 8 à 10 km, et plutôt de nuit.
Les forces au contact devront compter sur l’artillerie pour les appuyer et même provoquer la grande majorité des pertes ennemies, à tel point que l’on assiste bien souvent en Ukraine à une situation inverse où ce sont plutôt les forces au contact qui appuient par le renseignement et le guidage une artillerie qui effectue la mission de destruction. On assiste à une occupation du ciel par des missiles, des roquettes et des obus ainsi bien sûr que par des drones de tous types. Le ciel est d’ailleurs même hostile aussi pour ces projectiles, dont beaucoup sont interceptés ou brouillés lorsqu’ils sont guidés. On a donc besoin de lanceurs au sol, mortiers lourds, obusiers et lance – roquettes, mobiles, précis et plus nombreux qu’aujourd’hui pour constituer des groupements de frappe de 8 à 80 km de portée, capables de lancer chacun de manière optimale des centaines de projectiles chaque jour pendant des mois. Les batteries de drones à longue portée pourront être intégrées à ces groupements ou constituer des groupements spécifiques. Comme les groupements de manœuvre, ces groupements de frappe devront avoir des batteries de protection active et passive contre tout ce qui vient du ciel et des ondes.
En résumé, réapprendre le combat de haute intensité et à grande échelle signifie, pour l’armée de Terre, se souvenir de ce qui se faisait dans les années 1980, avec les drones et la numérisation en plus. Il faut d’abord réapprendre l’art de la défensive sous la menace permanente du ciel et avec une circulation d’informations intermittente. Il faut s’entraîner de nouveau à creuser, à se camoufler, et à combattre presque en permanence au cœur de fortifications urbaines ou de campagne. Il faut être capable d’avoir la supériorité sur chaque point de contact en appliquant les premiers des feux directs ou indirects puissants, précis et brefs. Il faut savoir approvisionner les forces plus lourdement et sous la menace des feux. Il faut enfin gérer et remplacer des pertes matérielles et surtout humaines par milliers. Tout cela est en réalité déjà bien appréhendé par l’armée de Terre depuis plusieurs années, où l’on a eu la sagesse de conserver toutes les compétences, même réduites ; mais le chantier est immense tant les urgences sont nombreuses et les budgets toujours insuffisants.
Note
(1) Cette inhibition trouve son origine dans les expéditions coloniales de Tunisie (1881) et surtout de Madagascar (1895) où des conscrits ont été engagés et ont péri de maladie par milliers. Il fut décidé alors de ne plus engager au loin et hors des conflits mondiaux que des soldats « acclimatés » et donc sous contrat de longue durée, avec l’avantage supplémentaire et toujours actuel de susciter moins de réactions en cas de pertes.
Michel Goya