Opaques et complexes, les renseignements chinois forment une galaxie de bureaux déployés au sein des ministères, tous au service du Parti communiste chinois. Comment classifier les différents organes qui les composent ? Quel est l’état de nos connaissances sur les missions et méthodes propres à chaque service ?
Le Guoanbu, ou la Sûreté d’État, a des ramifications très nombreuses à travers les différents ministères du pays. Le ministère de la Sécurité publique, aussi appelé le Gonganbu, en est un ; le service de renseignement du Comité central du PCC, le Diaochabu, ou les services de renseignement de l’Armée populaire de libération (APL), mieux connus sous le nom de Qingbao, en sont d’autres.
Ils opèrent dans des domaines très variés, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur du pays, que ce soit dans l’espionnage industriel, la collecte d’informations sensibles, le repérage de personnes pouvant être utilisées, la cyberguerre ou encore l’exfiltration voire la neutralisation de dissidents. En somme, leur spectre de compétences est large. Tous ces services et officines — tel le Front Uni dont l’une des prérogatives vise à financer des opérations de manipulation de l’opinion par le biais de la diaspora — sont placés sous l’autorité directe du seul Parti communiste.
Le Gonganbu emploie sans doute près d’un million de personnes. Wang Xiaohong, membre du Comité central, en est le responsable. Ses missions ont trait à la lutte contre les Triades mais aussi contre les factions rebelles, celles plus particulièrement du Xinjiang. Des activités de contre-espionnage peuvent être menées par cette branche, y compris dans des pays étrangers comme en France.
Le Diaochabu, quant à lui, renseigne directement les cadres du Comité central en rendant compte des activités d’espionnage à l’étranger, dans le domaine industriel notamment. Le rapport américain Cox (1) concluait qu’à la fin des années 1990, il était très actif aux États-Unis. Certaines sources évoquent parfois le nombre de 7000 fonctionnaires dédiés à ce service, mais en réalité plusieurs dizaines de milliers d’agents supplétifs et le plus souvent illégaux leur viennent en aide. Ils sont appelés « poissons en eaux profondes » (chen diyu) et restent très difficiles à identifier car ils opèrent sous différentes couvertures.
Le Qingbao est particulièrement impliqué dans les missions de renseignement sur le plan militaire, que ce soit dans le Sud de la mer de Chine ou à Taïwan. Dans tous les cas, la force publique est en mesure de créer de nouvelles unités spéciales chargées de renseigner puis de réprimer des groupes spécifiques comme le Falun Gong, mouvement spirituel de la fin des années 1990, dont les persécutions et la traque de ses membres relevaient de la responsabilité du Bureau 610 (2).
D’entre tous, le Diaochabu est le plus ancien. Sa fondation remonte à l’année 1928, soit un an après la création de l’Armée populaire de libération. C’est-à-dire que la genèse même de sa culture dirigeante nous renvoie aux années de clandestinité qui furent aussi celles du Parti communiste chinois, alors que celui-ci était en pleine rivalité contre le Kuomintang, le parti nationaliste de Tchang Kaï-chek. Ses compétences avec le temps se sont affinées, puisqu’il est passé des actions terroristes et de l’agitation révolutionnaire — comme celles que prônait Léon Trotski par exemple — à des activités d’espionnage industriel qui, elles, requièrent une très forte technicité.
Les modi operandi sont-ils semblables aux méthodes utilisées par les puissances occidentales ? En quoi diffèrent-ils ?
La différence majeure entre les services présentés précédemment et ceux des pays occidentaux réside dans le fait que les services chinois sont placés sous l’autorité d’un Parti et non d’un État. En Chine, les intérêts de l’État et ceux du Parti sont confondus. C’est à la fois une force et une faiblesse, car dans les faits, intérêts régaliens et partisans peuvent être fondamentalement divergents. Ce fait observable pour les services, l’est aussi pour l’armée dans ses rapports avec les milices qui, tout en dépendant de celle-ci, n’en sont pas moins en charge de responsabilités très diverses tant au niveau provincial qu’au niveau international. L’exemple des garde-côtes est en cela évocateur. Nous avons donc affaire à un maillage très particulier qui relève davantage de la féodalité que de la centralisation politique. Bien sûr, Xi Jinping essaie de renforcer à tous les niveaux le pouvoir central, mais c’est en soi une gageure et rien ne peut nous interdire de penser que ce qui s’est produit en Russie avec la rébellion d’Evgueni Prigogine pourrait également avoir lieu en Chine.
En matière de sécurité intérieure, quelles sont les principales menaces selon les services ?
La hantise du Parti, donc des services, est le risque d’une contagion idéologique (droits de l’Homme, démocratie, velléités de sécessions sur les marges — au Tibet, au Xinjiang, à Taïwan…) fomentée à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, avec une obsession des risques de révolution orange ou d’éclatement à l›instar de l’ex-URSS. La priorité est donc le contrôle des opinions. Ce contrôle relève aussi d’un choix offensif, il est mieux connu sous le nom de guerre cognitive. Propagande et contre-propagande sont au cœur de cette action. Faire croire durant la pandémie que le virus du Covid-19 avait été introduit depuis les États-Unis est l’une de ces fake news que le régime a déployées sous la forme d’un narratif parfaitement rodé, et correspondant à ce que Goebbels affirmait avec cynisme : « Un mensonge dix mille fois répété devient une vérité ». Le contrôle des médias et l’installation de relais, tels les Instituts Confucius, ou la proactivité des diplomates chinois dans les cénacles des grandes instances internationales, sont évidemment cruciaux. En cela, les activités de ces services sont étendues à l’échelle du monde.
Selon une estimation de l’ONU, entre 1990 et 2017, la diaspora chinoise dans le monde aurait doublé. Dans quelle mesure la manipulation des opinions via cette diaspora, et le contrôle de ses membres, reste-t-elle une priorité pour le Parti ?
Les activités des services de renseignement étant étendues à l’échelle mondiale, le Parti peut s’appuyer à la fois sur des ressortissants [128 millions de personnes en 2015 selon l’ECFR] faisant des aller-retours réguliers entre la Chine et l’étranger, mais aussi les membres de la diaspora [estimée à 50 millions de personnes en 2024 selon l’OCAC]. C’est en particulier à ces personnes que s’adresse la propagande chinoise, et il y a là un vivier que le régime chinois ne saurait perdre. Créée autour de lui et de la mère patrie, l’unité reste une obsession fondamentale des dirigeants chinois d’aujourd’hui.
À la suite du meurtre d’un ressortissant chinois à Aubervilliers en 2016, la Chine — via son ambassade — a mené des activités de déstabilisation par l’organisation de manifestations de masse dans les rues de Paris même. Ainsi, ces personnes vivant à l’étranger peuvent à tout moment être utilisées comme levier de contestation idéologique pour servir les intérêts du régime. Sans céder par ailleurs à la paranoïa, il est évident que les difficultés de Paris en Nouvelle-Calédonie, voire en Polynésie, peuvent être à leur tour utilisées comme des armes de déstabilisation par le régime chinois.
Tandis qu’un Chinois sur dix à l’étranger serait étudiant, les universités sont-elles particulièrement vulnérables ?
L’efficacité de ces services dans l’espionnage des universités, des laboratoires de recherche, est mue pour ces agents par un intérêt patriotique très réel, sans lequel nul ne pourrait comprendre la part de risque qui se joue alors. Il y a également le facteur menace, qui s’exerce contre tout agent récalcitrant à l’accomplissement de ses devoirs, voire le goût du lucre, car des sources peuvent être obtenues moyennant finance, bien sûr.
Le renseignement chinois s’infiltre partout, que ce soit dans les entreprises, les institutions étatiques ou les universités. L’espionnage industriel, notamment sur des domaines et technologies sensibles, est également un secteur massivement investi.
Pour la décennie en cours, le FBI évoque une augmentation de 1300 % des cas d’espionnage économique, tandis que le gouvernement taïwanais estimait le nombre de membres des services chinois sur son sol à 5000 personnes. De quoi ces estimations sont-elles le reflet ?
Si le FBI révèle que l’espionnage chinois a explosé de 1300 % depuis ces dix dernières années, c’est que le régime chinois tient absolument à ne pas se laisser distancer dans le domaine de la très haute technologie. Une guerre clandestine est menée à ce sujet dans des proportions évidemment très importantes et qui vont avoir des conséquences politiques fortes venant des États-Unis. Taïwan est aussi un laboratoire d’observation très intéressant de ces rapports de force. Au cours de cette année, la justice taïwanaise a révélé plusieurs dizaines de cas d’espionnage au profit de la Chine. Il y aurait près de 5000 agents chinois travaillant pour les services d’espionnage sur l’ile. À l’échelle mondiale, après ce que nous avons dit plus haut, il s’agit de toute évidence de plusieurs centaines de milliers d’individus. Il faut raison garder, être vigilants car nous ne le sommes pas assez, et ce tout particulièrement dans le domaine de l’intelligence économique.
Comment expliquer ces efforts en matière de renseignement d’origine humaine à l’heure où les moyens technologiques pourraient prendre le pas ?
Sans nul doute, l’usage de l’intelligence artificielle peut suppléer aux carences humaines dans le domaine de la contre-information et ce, sur un mode viral par exemple. Mais rien ne peut remplacer la perspicacité du renseignement humain, ne serait-ce que par la maitrise des subtilités langagières. Les langues de ces milieux clandestins ne sont certainement pas le mandarin, mais des dialectes que peu de logiciels informatiques peuvent décrypter, et qu’encore moins d’oreilles occidentales, pourtant aguerries, sont en mesure de comprendre.
Notes
(1) House of Representatives, « Report of the Select Committee on U.S. National Security and Military/Commercial Concerns with the People’s Republic of China », 1999 (https://rebrand.ly/wfcc5xl).
(2) Bureau établi en 1999 avec pour mission de coordonner la persécution contre les membres du Falun Gong.
Alicia Piveteau
Emmanuel Lincot