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jeudi 30 janvier 2025

Les richesses maritimes au cœur de toutes les convoitises : vers un Far West maritime ?

 

Le corpus de « richesses maritimes », limité durant des siècles aux ressources de la biomasse, c’est-à-dire essentiellement de la pêche ou de la chasse, s’est trouvé brutalement enrichi au cours du XXe siècle d’une gamme immense de ressources inertes mais devenues objet de convoitises, dont dans un premier temps les hydrocarbures et dans un second temps les minerais métalliques.

Ces richesses, dont l’existence ou la valeur était insoupçonnée, ou dont l’accès était impossible en raison des contraintes imposées par les profondeurs (dont le froid, l’absence de lumière et l’énorme pression) sont très inégalement réparties. Malgré ces handicaps, elles excitent les convoitises des puissances riveraines qui tentent d’acquérir des titres de souveraineté sur les espaces correspondants.

Les territoires de souveraineté océanique constitués d’abord par les approches maritimes des États ont été ensuite étendus jusqu’à la limite du plateau continental et aux zones économiques exclusives (ZEE), ce qui fait que la portion de l’océan mondial libre de toute conquête territoriale se trouve désormais réduite. Mais parmi ces territoires marins « libres », les plus convoités (ou les plus menacés selon les points de vue) sont les territoires riches en iles. Leur conquête effective, sur fond de richesses halieutiques, métalliques ou pétrolières, est un enjeu essentiel car le champ d’exploration et de recherche de ces richesses va maintenant bien au-delà, dans la « haute mer », hors de toute juridiction, ce qui pose désormais le problème de leur appartenance.

L’acquisition des richesses maritimes a ainsi un double aspect : il s’agit d’une part d’une acquisition juridique issue principalement de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, ou convention de Montego Bay (1982), concernant la surface et les profondeurs marines, mais aussi d’autre part d’une acquisition réelle, permise par les progrès technologiques et par la puissance mécanique.

Ces deux types d’acquisition se superposent : lorsqu’elles sont en concordance de phase, elles mènent à des mises en valeur raisonnées, même si elles ne sont pas exemptes de conflits internes, comme le sont par exemple les exploitations pétrolières en mer du Nord ; au contraire, lorsque ces deux types de richesses sont déconnectées, elles peuvent mener à des tensions ou à des conflits. Si la possession juridique précède la découverte de la richesse réelle, les conflits peuvent rester mineurs et la revendication n’a qu’une dimension politique destinée à masquer des questions plus graves. Si au contraire l’acquisition réelle devance l’acquisition juridique, les tensions sont d’un autre ordre et peuvent aller jusqu’au conflit armé, comme pourraient le devenir les conflits de souveraineté autour des iles Spratleys entre la Chine et les États voisins ou les tensions entre États de la Méditerranée orientale.

Frontières et richesses maritimes : un lien essentiel

« Ainsi parlaient-ils, et le mauvais dessein l’emporta. Ils ouvrirent l’outre, et tous les vents s’échappèrent. La tempête aussitôt les saisit et les emportait en pleurs vers la haute mer, loin de la patrie » (Homère, L’Odyssée, Chant X). La convention de Montego Bay, signée par 167 pays (bien que non ratifiée par certains comme les États-Unis), est l’expression la plus évidente du lien entre les richesses maritimes, les convoitises des États riverains et le tracé des frontières. Telle l’outre d’Éole ouverte par mégarde par les compagnons d’Ulysse qui croyaient y trouver or et argent, cette convention est à l’origine de convoitises et de conflits sur le milieu maritime à un point insoupçonné auparavant. Si la « course à la mer », qui débuta au milieu du XXe siècle peut être comparée au Scramble for Africa [« Partage de l’Afrique »] issu de la conférence de Berlin de 1885, de même l’océan mondial, autrefois res nullius (« la chose de personne »), selon l’expression du juriste néerlandais Hugo Grotius (1583-1645), est donc maintenant découpé en un puzzle complexe par des frontières maritimes.

Ces dernières, juridiquement différentes des frontières terrestres, ne marquent pas des limites de souveraineté, mais des limites de juridictions exclusives aux champs de compétence limités. Ces limites elles-mêmes sont de deux types : vers le large avec les « lignes d’allocation » (eaux territoriales, zone contiguë, ZEE, extension de celle-ci, situées respectivement à 12, 24, 200 et 350 nautiques de la ligne de base littorale) et latéralement avec les États voisins (donc des frontières de partage), dont les éventuels chevauchements doivent être réglés selon un mode bilatéral ou judiciaire.

La convention de Montego Bay est à l’origine de nombreux conflits latents et non résolus qui se traduisent par des affrontements physiques ou des intimidations internationales. Les conflits de frontières océaniques sont en effet en lien direct avec les richesses maritimes, potentielles ou avérées, que recèle le milieu marin, mais aussi avec la puissance navale des États riverains.

Richesses potentielles et richesses réelles

Il est intéressant de noter que les États latino-américains riverains du Pacifique (Équateur, Pérou, Chili dès 1947, puis Nicaragua, Salvador et Guatemala) furent les premiers à revendiquer le droit d’exploitation exclusif de leur espace maritime, celui-ci ayant été parfois fixé unilatéralement jusqu’à 200 nautiques. En effet, le littoral sud-américain le long du Pacifique est longé par le courant de Humboldt, le plus grand upwelling (1) du monde, qui permet grâce à la remontée d’eaux froides chargées de nutriments et à un ensoleillement tropical de connaitre un « printemps éternel » et donc les mers les plus poissonneuses.

À ces constats de richesses réelles peuvent être opposées des aires de richesses potentielles non encore exploitées, car soit inexplorées, soit inaccessibles avec la technologie actuelle. C’est ainsi qu’en mer Rouge, le long du rift central et du West Sheba Ridge (dans le golfe d’Aden), les fonds sont tapissés d’une richesse minérale de grande valeur associée aux black smokers. Les minerais de l’océan profond sont ici des minerais polymétalliques (cuivre, zinc, plomb et argent en sulfures), or et baryum (sulfates), cobalt, nickel, cuivre et manganèse (oxydes/hydroxydes). La mer Rouge en recèle des quantités impressionnantes dans 13 sites sur le rift comme à Atlantis II Deep avec des couches de sulfures de 20 mètres d’épaisseur sur 50 kilomètres carrés. Comme les deux rives de la mer Rouge sont très resserrées et que les limites des ZEE riveraines se chevauchent, Arabie saoudite, Égypte et Soudan ont décidé de délimiter une « zone d’exploitation commune » qui ne deviendra effective que lorsque les moyens technologiques permettront le ramassage à 3 500-4 000 m de profondeur. Convoitises, richesses potentielles ou réelles et étendues des allocations maritimes sont donc tantôt en phase, tantôt en opposition de phase. La lutte sera ainsi inégale.

Richesses, conflits et arbitrages

Les conflits de territoires maritimes, en raison de la superposition fréquente des ZEE d’États riverains, peuvent conduire à des tensions internationales, tantôt de faible ampleur, tantôt plus graves.

Le cas de la Dixon Entrance, entre le Canada et les États-Unis sur la côte Pacifique, n’est qu’un conflit local affectant les flottilles de pêche au saumon, la revendication américaine (pour l’Alaska) débordant vers le sud la revendication canadienne (pour la Colombie-Britannique). Mais il existe des cas plus graves : nulle part les tensions et revendications ne sont plus nombreuses que dans le golfe du Mexique, la mer des Caraïbes et la mer de Chine méridionale.

En effet, dans le golfe du Mexique et la mer des Caraïbes, les zones de compétence maritimes (jusqu’à la ZEE) font l’objet de vives revendications de la part de petits États tant insulaires que continentaux, dans le but essentiel de se faire reconnaitre des zones de pêche aussi vastes que possible et de prendre date dans l’éventualité de ressources offshore en hydrocarbures et minerais. Un cas isolé exemplaire, et à la limite du canular, est constitué par l’ile Bermeja : cet ilot situé dans le golfe du Mexique, au Nord du Yucatan (22°33’ N, 91°22’ W), déjà signalé sur une carte de 1846, fut attesté en 1864 sur la carte ethnographique du Mexique. Cette « ile », permettait selon Montego Bay de revendiquer une ZEE mexicaine étendue jusqu’au 25e parallèle, englobant par là même le champ d’hydrocarbures de Hoyo de Don. Or, lors d’une campagne d’exploration pétrolière de 1997, cette ile fut introuvable et son existence fantomatique résulterait d’une erreur de cartographie qui permet aux États-Unis de gagner une portion de ZEE supplémentaire et 40 % de la surface de concession pétrolière de la zone.

Un autre cas emblématique est la question de la mer de Chine méridionale où le désir de militarisation chinoise des iles et ilots des Spratleys et des Paracels va de pair avec la recherche de nouveaux gisements pétroliers. La Chine a entièrement militarisé en 2022 au moins trois iles des Spratleys, Mischief Reef, Subi Reef et Fiery Cross Reef, sur lesquelles ont été installés des missiles antinavires et antiaériens ainsi que des systèmes de brouillage, et avait déjà militarisé Woody Island dans les Paracels [voir p. 52]. La politique du « fait accompli » vise à étendre la juridiction chinoise sur des ilots inhabités afin de constituer une ZEE de grande taille.

Des richesses progressivement accessibles

Les richesses des fonds marins, autrefois hors de portée, sont de plus en plus accessibles en raison des avancées technologiques. Les progrès de l’exploitation pétrolière offshore et l’exploitation des minerais métalliques sous-marins sont les deux domaines où les résultats sont les plus remarquables.

L’exploitation pétrolière offshore

La prospection et l’exploitation pétrolière offshore n’étaient à l’origine que le prolongement des exploitations sur le continent, comme à Maracaibo (Vénézuéla) dans le golfe du Mexique ou le golfe Persique. Elles tendent actuellement à s’en dissocier. Des progrès décisifs ont eu lieu dès les années 1960 et 1970, où l’on vit les premiers forages en mer du Nord (ZEE d’Écosse) et au large de la Norvège, les technologies développées dépassant même celles acquises en Alaska à la même époque. Au Nord-Ouest de l’Australie, comme au large du Brésil et de l’Uruguay (Raya-1, 3 400 m), en Afrique de l’Ouest ou au large de l’Inde, les forages se multiplient. La dernière génération de forage atteint des eaux de plus de 3 000 m de fond. En Angola, Total a confié à la société Maersk Drilling un forage à 3 630 m de fond. Le cas de la Méditerranée orientale est actuellement particulièrement sensible car doublement compliqué : d’une part en raison des rivalités de revendications des ZEE respectives entre les différents États, notamment entre Grèce et Turquie, entre Liban et Israël, sans compter la question insoluble de Chypre [voir p. 46], d’autre part en considération d’une question géophysique mise à jour avec la découverte de l’assèchement messinien de la Méditerranée (5 à 6 millions d’années), et des dépôts « pré-sal » (ou pré-salifères) qui y sont associés car la roche poreuse (dite roche-réservoir d’hydrocarbures) se trouve juste sous une roche salifère imperméable, créée par l’accumulation de sédiments dissous dans l’eau avant l’évaporation et qui assure son étanchéité. Or, cette disposition se trouve courante dans le bassin levantin où quatre gisements d’hydrocarbures sont exploités et donnent lieu à des revendications multiples : Tamar à 1 700 m de profondeur et Leviathan à 1 500 m (tous deux dans la ZEE israélienne) ; Aphrodite (partagé entre Chypre et Israël) à 1 700 m ; Zohr (Égypte) à 1 500 m (voir carte ci-dessous). Il est envisagé un projet de pipeline sous-marin (EastMed) entre Chypre et la Grèce, mais dont le cout semble prohibitif compte tenu de la morphologie tourmentée du bassin est-méditerranéen.

Les sites privilégiés en ressources minérales 

Ces sites des grands fonds sont maintenant mieux connus et il est classique d’en distinguer plusieurs types :

• les nodules polymétalliques dans les plaines abyssales (entre 400 et 6 000 m), riches en fer et manganèse, nickel, cuivre et cobalt ;

• les encroutements cobaltifères à la surface des monts sous-marins (entre 400 et 4 000 m) qui se forment directement à partir des métaux présents dans l’eau de mer : cobalt, platine, terres rares, zirconium, tellure ;

• les amas sulfurés liés à l’activité hydrothermale (entre 1 000 et 5 000 m), situés dans les zones volcaniques ou tectoniques actives : zinc, cuivre, or et argent sont les dépôts les plus courants.

Dans cet ensemble, il est établi que les zones les plus riches sont à proximité des dorsales lentes (courantes dans l’océan Indien) où les tapis d’encroutements sont les plus denses. Un facteur limitatif essentiel reste l’extrême difficulté de l’exploration profonde. Si l’absence de lumière ou le froid peuvent apparaitre comme des obstacles redoutables, les contraintes sont certainement plus grandes ailleurs : avec un accroissement de pression d’un bar tous les 10,33 m, le contrôle des profondeurs se limite en général à une tranche d’eau d’environ 300 m. Au-delà, les défis technologiques deviennent gigantesques. Seuls des engins autonomes et hautement spécialisés permettent d’atteindre les plus grandes profondeurs marines. Ainsi, en 2011, le Nautilus New Era, de la compagnie canadienne Nautilus Minerals, premier navire au monde destiné à l’exploitation minière en eaux profondes, effectua ses travaux d’exploration dans la mer de Bismarck, au large de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, dont les fonds marins regorgent d’or et de cuivre (site Solwara 1). La compagnie a cependant fait banqueroute en 2019, ce qui montre l’équilibre financier délicat de tels projets.

Contrairement à la carte des hydrocarbures, la superposition de la carte mondiale des nodules et de la carte des ZEE montre un manque de correspondance général : les nodules se trouvent généralement dans le centre des océans, donc au-delà de la plupart des juridictions nationales, tandis que les ZEE sont en périphérie des océans (avec les deux exceptions de la Polynésie et du Centre-Est du Pacifique, notamment entre les fractures de Clarion et Clipperton). L’adoption d’un code minier international par la DSCC (Deep sea conservation coalition) destiné à réglementer l’exploitation en haute mer (dite familièrement « la zone »), est actuellement reportée à 2025.

Depuis peu, les revendications d’accès aux richesses maritimes se posent plus encore en termes de volume qu’en termes de surface. Ces convoitises visent particulièrement les richesses du soubassement et des grands fonds océaniques et s’essaient à élargir démesurément les limites des territoires, au-delà même des limitations imposées par les traités. Si du point de vue des ressources en hydrocarbures l’exploitation offshore ne semble pas marquer de pause malgré les profondeurs croissantes de la tranche d’eau, il ne semble pas en être de même pour l’exploitation minérale, les couts de ramassage étant toujours prohibitifs par rapport aux bénéfices escomptés.


Note

(1) Courant ascendant d’eau océanique en provenance des profondeurs, plus froide que les eaux de surface.

André Louchet

areion24.news