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dimanche 26 janvier 2025

Les religieux radicaux ont-ils gagné la bataille du Web ?

 

Combien de prières ont accompagné l’assaut de la place des Trois-Pouvoirs, le 8 janvier 2023 à Brasília, par des partisans de Jair Bolsonaro ? Combien d’appels à chasser le diable et purifier le monde ont soutenu l’invasion du Capitole à Washington, deux ans plus tôt, par ceux de Donald Trump ? Spectaculaires par leur violence, mais aussi par leur écho sur les réseaux sociaux, ces deux épisodes sont emblématiques du rôle d’incubateur de professions de foi prêtes à l’emploi joué aujourd’hui par le cyberespace.

La frontière entre le religieux et le politique n’aurait-elle pas survécu à l’ère connectée, accélératrice de théories complotistes de pensée magique ? Il semble en tout cas que la dévotion en ligne, et les discours qu’elle nourrit, pousse à de sérieux empiètements entre les deux sphères. Le déclin de la capacité régulatrice des institutions religieuses n’explique qu’en partie ce phénomène, qui a pris de l’ampleur sous les effets confondus d’un message et d’un outil. « L’outil numérique permet la proximité avec la personne que l’on veut refaire chrétienne  », pointe, côté catholique, David Douyère, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Tours, citant des applications dédiées comme Click to Pray, Hozana ou Lights in the Dark.

« Promesse d’immédiateté »

Convertir ou ramener à la foi le plus vite possible, tel est l’enjeu principal. Commun à l’ensemble des religions et confessions, il répond aux besoins de valorisation personnelle et de certitudes d’individus confrontés à un monde en désordre. Sociologue de la communication et de la culture, Philippe Gonzalez dresse ce constat à propos des protestants fondamentalistes : « La promesse d’immédiateté des évangéliques “matche” complètement avec celle de nos sociétés, où l’on réclame un rapport immédiat à la religion mais aussi à la vérité scientifique et à la réalisation de la promesse politique », observe l’universitaire lausannois.

Le phénomène de retour à la religiosité individuelle justifierait-il qu’Internet soit devenu un champ de bataille spirituel dominé par des discours conservateurs et réactionnaires ? Dans la foi « retrouvée » s’exprime souvent un retour à la doctrine propice aux affirmations identitaires. L’exemple de la sphère catholique est, ici, éclairant. « Les acteurs du catholicisme en ligne se situent souvent dans une perspective de restauration de l’Église, celle d’avant le concile Vatican II (vaste aggiornamento de l’Église romaine opéré entre 1962 et 1965, ndlr)  », note David Douyère, quand bien même « on adhère d’abord à Jésus, ensuite à la communauté », résume le chercheur tourangeau. 

La référence à la tradition véritable, au corpus des croyances authentiques, fournit l’assise collective nécessaire à une expérience personnelle de reviviscence de la foi. Formulée au sein de bulles d’opinions et de réseaux amplifiés par Internet, elle s’adosse sans mal à des matrices et agendas politiques opposés à la société réputée dominante. 

Des convergences s’établissent ainsi avec « une extrême droite qui attaque très vite sur le terrain de l’IVG, de l’homosexualité ou du féminisme », souligne encore David Douyère. Le salafisme, courant rigoriste de l’islam d’origine saoudienne, a su jouer des mêmes ressorts : « Cette vision de l’islam est présentée à tort comme l’islam traditionnel mais prodigue des conseils très concrets, notamment sur la place des femmes ou l’éducation des enfants », analyse la sociologue des médias Hasna Hussein.

Prétention au retour aux sources

Dans le monde juif, Chabad.org, le site de la mouvance orthodoxe Loubavitch, incarne cette prétention au retour aux sources. Pour la doctorante Alexia Levy-Chekroun, Internet est ici d’une double utilité. D’abord, « il permet de toucher n’importe quel Juif [appelé à « revenir » à la foi, ndlr], quelle que soit sa pratique religieuse ou intellectuelle  ». En second lieu, cette visibilité « démystifie la pratique religieuse juive que les préjugés antisémites assimilent à de l’occultisme  ». Une autre dimension, propre au judaïsme, soutient la pratique connectée : « Il y a cette conjonction entre la conversion ou la reconversion et l’alya (le retour des Juifs sur leur terre d’origine, ndlr), fait valoir Sébastien Tank-Storper, sociologue du religieux. Mais il s’agit de l’alya comprise dans son sens biblique originel, et non de l’adhésion à l’État d’Israël. » D’autres sites comme Torah-Box ou Israel Torah, apparus dans les années 2000, se situent à la pointe de ce message. 

Comment comprendre que des discours ou des prêches invoquant la tradition se soient si bien fondus dans la technologie, symbole d’une modernité honnie ? Le paradoxe n’est en réalité qu’apparent, nous dit Émir Mahieddin, chercheur au CNRS et spécialiste des mouvements évangéliques. « Les évangéliques sont ce qu’ils sont grâce à la technologie. Ils se réfèrent d’ailleurs à Luther et à l’époque de l’imprimerie pour construire une tradition de l’usage technologique. Rien n’empêche d’investir Internet tout en condamnant ses contenus “immoraux”.  » 

Aux racines du salafisme, l’idéologie wahhabite fait quant à elle la part belle au concept d’innovation : « Dans ses écrits fondateurs, le prédicateur Mohammed ben Abdelwahhab entend réinterpréter le corpus religieux, rappelle Hasna Hussein. Le wahhabisme pratique une sorte de mimétisme vis-à-vis de la figure du Prophète tout en l’inscrivant dans le temps présent.  »

Passerelles entre desseins millénaires

Le dogme peut donc s’ajuster selon l’intérêt de ses gardiens. Dès les années 1950, le fondamentalisme protestant américain, tenant de la théologie de la prospérité – la réussite économique individuelle est signe de santé spirituelle –, a forgé le paradigme de la prédication médiatisée. Pape du télévangélisme, le pasteur Billy Graham (1918–2018) mène alors une véritable croisade contre la « menace » communiste par la propagation de la foi chrétienne : « Grâce à sa société de production, il a même financé et tenu le rôle principal dans le film Oiltown, U.S.A, qui décrit la conversion d’un entrepreneur de l’or noir, relate Philippe Gonzalez. Le lien entre le lobby pétrolier et le fondamentalisme s’est noué dès le début du XXe siècle.  » C’est également grâce aux pétrodollars que viendront ensuite éclore en Arabie saoudite les chaînes satellitaires propageant l’idéologie salafiste. 

Véritable creuset d’inspiration pour les dévots du Web, le fondamentalisme protestant du continent américain aura même suscité des connexions interconfessionnelles directes. « Il y a des voyages de séminaristes aux États-Unis et au Brésil, comme en a organisé Dominique Rey, l’évêque de Fréjus-Toulon », remarque David Douyère. 

En France, des rapprochements ont également eu lieu entre l’épiscopat et le pasteur Éric Célérier (formé par Billy Graham), fondateur en 1999 du site TopChrétien. En plus du partage des techniques de prédication s’établissent des passerelles entre desseins millénaires. Le retour de tous les Juifs en Terre sainte doit faire advenir le Messie, comme le croient les plus observants ? Ils finiront par reconnaître Jésus, assurent les protestants évangéliques. Rien d’étonnant à ce que « l’International Fellowship of Christians and Jews (organisation évangélique, ndlr) finance environ 30 % des alyas en France, hors du circuit officiel de l’Agence juive mais avec l’aval des autorités israéliennes  », constate Yann Scioldo-Zürcher-Levi, chercheur au CNRS.

Polarisation vs butinage

Le lien entre religiosité radicale et technologie n’est donc pas une affaire nouvelle. « Le tsadik (le « sage » en hébreu, ndlr) est au bout du fax  », titrait déjà Le Nouvel Observateur dans les années 1990 à propos du rabbin Menachem Mendel Schneerson (1902–1994), figure de proue des Loubavitch. Cette longueur d’avance des mouvements religieux intransigeants peut-elle être remise en question ? « Au sein du catholicisme, la visibilité des courants conservateurs par rapport aux progressistes risque de rendre ces derniers invisibles  », s’inquiète David Douyère. Dans le monde protestant évangélique, la crise du Covid-19 a été propice, aux États-Unis surtout, à la radicalisation de fidèles séduits par les thèses complotistes de QAnon, au grand dam des pasteurs. « Désormais, certains paroissiens réclament que le culte, ce soit la chaîne Fox News !  » relève Philippe Gonzalez. 

Internet n’en reste pas moins un espace fluide, où bulles et réseaux se nourrissent de la volatilité des individus en ligne. Et cette réalité vaut aussi pour les fidèles : « Des pasteurs polarisés ne sont pas incompatibles avec des fidèles en butinage », signale l’anthropologue Émir Mahieddin. Mieux, les ressources offertes par les plus observants inspirent parfois des courants laïcs : « Le lien social, le “faire communauté” prôné par Chabad.org fait référence pour de jeunes Juifs de ma génération, sans pour autant faire de nous des Loubavitch…  », affirme Alexia Levy-Chekroun. Qui a dit que Dieu n’y reconnaîtrait pas les siens ?

Benoît Hervieu-Léger

usbeketrica.com