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jeudi 2 janvier 2025

La Russie a-t-elle déclassifié des documents prouvant "une coopération" entre les États-Unis et l'Allemagne nazie ?


La bibliothèque nationale russe a publié en juin 2024 ce document des services de renseignements extérieurs russes Source : PrLib / Les Vérificateurs


L' appel à l'histoire est une stratégie au cœur de la politique du Kremlin. Quitte à passer par une forme de falsification. Non contents d'accuser les Ukrainiens d'être des "néo-nazis" depuis le début de la guerre, le Kremlin et ses relais soupçonnent désormais les États-Unis d'avoir œuvré en secret contre les Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale.

"Des documents" déclassifiés par le service de renseignement extérieur montreraient ainsi "une coopération entre les États-Unis et l'Allemagne nazie en 1943". "Les États-Unis, censés être nos sauveurs, coopéraient en réalité avec le Troisième Reich", écrit un internaute ce 22 décembre. Preuve qu'ils ne seraient pas dignes de confiance. Quelle crédibilité accorder à cette "révélation" ? Peut-elle changer notre vision de l'histoire ? Nous avons vérifié.

Une rumeur amplifiée par un réseau coordonné

Le fichier sur lequel s'appuie l'internaute est disponible sur le site officiel de la bibliothèque nationale russe. Signé du renseignement extérieur, il a été publié dès le 26 juin dernier, d'après le code source de la page et un article mis en ligne dès cet été. Soit bien avant qu'il ne suscite une quelconque indignation en France. C'était sans compter sur l'infatigable machine à propagande russe. 

Selon nos recherches, un article de l'agence d’État Ria Novosti est à l'origine de la récente viralité de cette affirmation. Dans un article publié le 20 décembre, cette agence sous tutelle du ministère de l'information assure que les renseignements russes ont déclassifié un document "sur la coopération entre les États-Unis et le Troisième Reich". Un titre repris dans l'heure par Volodomir Soloviev sur Telegram. Propagandiste en chef du Kremlin, il est aussi le premier engrenage d'un appareil à désinformer. Dans la foulée, le réseau Portal Kombat suit le pas. Des articles sont publiés dans plusieurs langues sur le portail Pravda et l'information arrive jusqu'aux relais occidentaux du Kremlin. 

C'est ainsi qu'une information, publiée par une agence dont la diffusion est interdite en Union européenne, se retrouve sur les réseaux sociaux en France. Propulsée notamment par l'internaute cité plus haut. À la tête d'un site conspirationniste et d'une chaine YouTube de "réinformation", dont les vidéos cumulent plus de 60 millions de vues, nous l'avons identifié par le passé comme un acteur de la propagande russe en France. Pour preuve, celui qui a regretté par le passé les "pressions" prétendument subies par Moscou depuis 2014 a servi d'"observateur international" lors de la dernière présentielle en Russie. 

Mais derrière cette opération orchestrée, quelle réalité ? Dans le fond, "les documents déclassifiés" sont en réalité deux pages d'un compte-rendu déposé le 24 avril 1943 par un officier du renseignement. S'il est impossible de certifier l'authenticité de cette pièce, aucun élément ne permet d'en douter. D'autant que la Russie n'a pas pour habitude de falsifier les archives. 

Elle n'hésite pas cependant à les manipuler. "Il existe à travers l'histoire récente plusieurs cas de documents sortis de leur contexte, utilisés dans un but bien précis, sans rien apporter à l'histoire", explique l'historien Alain Blum. Selon ce spécialiste du monde russe, ce document en fait partie. Publié de manière isolée et soudaine, il ne prouve pas grand-chose. "Le document indique que des discussions auraient eu lieu entre 'certains Américains', qui ne sont pas cités, et un employé de la Chambre de commerce allemande. Les négociations ont-elles débouché ? Qui était au courant ? On n'en sait rien", résume l'historien auprès de TF1info, rappelant que les archives sur la Seconde Guerre mondiale en Russie sont toujours classées, 80 ans plus tard.

A contrario, les chercheurs à travers le monde "continuent à écrire cette histoire, mais à partir de millions de documents disponibles", relève l'historien. "Personne ne travaille à partir d’un seul document sans avoir accès au fond général et au contexte de sa publication." 

En résumé, cette affirmation est à prendre avec beaucoup de prudence tant elle est issue d'un réseau orchestré et coordonné de désinformation pro-russe. Et quand bien même elle serait authentique, cette archive ne permet pas d'émettre une quelconque conclusion sur une "coopération" entre les États-Unis et la Russie. "On ne peut pas faire l'histoire à partir de ça", conclut Alain Blum. N'en déplaise aux tentatives de Moscou.

tf1info.fr