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jeudi 9 janvier 2025

La mondialisation américaine va-t-elle céder sa place à la mondialisation chinoise ?

 

Guerre commerciale, sanctions technologiques, nouvelles routes de la soie, course à l’armement dans l’Indo-Pacifique… Le dénominateur commun de ces points d’achoppement entre les États-Unis et la Chine est leur caractère inextricablement politique et économique. L’économie politique internationale s’avère alors être une boussole analytique féconde permettant d’identifier les ressorts et la durabilité de la rivalité entre les deux superpuissances, ainsi que les risques géopolitiques accrus qui en découlent.

Prendre la mesure du défi que la Chine pose à l’hégémonie américaine exige de prendre du recul. Retour donc aux États-Unis des années 1970, où les firmes subissent une grave crise de rentabilité. Afin de redresser leurs affaires, une partie d’entre elles — les sociétés multinationales — flirtent avec l’idée d’étendre plus fortement les activités au-delà des frontières nationales. Désespéré de trouver une voie de sortie de crise, acculé par le chômage et les troubles socioéconomiques, l’État américain y trouve aussi son compte et s’engage à promouvoir la création d’un véritable marché mondial. Il endosse le rôle de superviseur d’une mondialisation en construction.

Au même moment, la Chine traverse également une crise économique qui ouvre la voie à la transformation capitaliste du pays. Les autorités à Pékin y associent l’espoir d’une accélération du développement qui passe entre autres par l’ouverture économique. La Chine intègre donc la mondialisation en cours de route, en y occupant une place subordonnée. Flairant la bonne affaire, les multinationales américaines perçoivent immédiatement le potentiel lucratif d’une main-d’œuvre très bon marché.

Le calme trompeur de la mondialisation

L’alliance de circonstance entre des communistes chinois et des capitalistes américains cache des motivations divergentes. Côté chinois, la participation à la mondialisation se fonde sur l’espoir d’accélérer le développement national. Côté américain, cette participation reflète la volonté de redresser les rendements. Les dirigeants politiques et économiques américains ne sont donc pas favorables à n’importe quelle participation de la Chine à la mondialisation. Ils veulent seulement lui accorder une place subordonnée. Ces attentes divergentes quant à la place de la Chine dans la mondialisation forment la racine profonde des tensions actuelles.

Dans un premier temps, tout le monde y trouve son compte. Les années 1990 apparaissent comme une période de lune de miel transpacifique. Pourtant, derrière l’apparence, les motivations divergentes se muent en désaccords ouverts dès les années 2000. Du point de vue macroéconomique chinois, l’insertion subordonnée dans la mondialisation a comme effet de plafonner la consommation intérieure. Structurellement, le pays doit exporter, ce qui lui vaut d’être accusé de mercantilisme par les Américains. L’extraversion de l’économie chinoise se renforce encore lorsque, pour échapper à la crise de 2008-2009, la Chine met en œuvre un plan de relance qui augmente ses capacités de production pourtant déjà excessives. L’écoulement de ces marchandises sur le marché mondial et la quête d’investissements rentables à l’étranger offrent alors un répit. Or, l’extraversion post-crise de la Chine agace les multinationales américaines, d’autant que Pékin mène simultanément une politique industrielle permettant à ses firmes de réaliser un rattrapage technologique rapide. Le contrôle exclusif des technologies étant une des raisons majeures de la domination des chaines globales de valeur par les multinationales américaines, ces dernières estiment que les concurrentes chinoises s’affranchissent de la place subordonnée et chassent sur leur terrain.

La réorganisation sino-centrée du marché mondial

La rivalité entre la Chine et les États-Unis n’est pas qu’une simple compétition où chacun tente de donner un coup de pouce aux entreprises implantées dans son territoire afin de les aider à gagner ponctuellement des parts de marché. Car, pour réussir leur pari du développement capitaliste accéléré dans le cadre d’une concurrence mondiale, les autorités chinoises ne peuvent se contenter de participer au jeu américain, il leur faut en créer un autre. En effet, les règles encadrant la mondialisation ne sont pas neutres. Bien qu’elles permettent à toute firme désireuse d’y prendre part de le faire, elles restent biaisées en faveur des sociétés américaines.

Si les tensions sino-américaines sont aujourd’hui si vives, c’est justement parce que la Chine tente de remplacer la mondialisation par une réorganisation sino-centrée du marché mondial. Autrement dit, la Chine vise non pas une part grandissante du marché mondial existant, mais le contrôle du marché en tant que tel. Dans cette optique, elle poursuit de manière méthodique la mise en place de nouvelles infrastructures à travers lesquelles les marchandises et les capitaux pourront durablement circuler dans le monde. En effet, pour que l’offre et la demande se rencontrent, il faut des infrastructures. Que l’on songe au privilège exorbitant du dollar ou à la prévalence des normes techniques écrites par des ingénieurs américains, le contrôle des infrastructures est source de bénéfices extraordinaires.

En même temps, le contrôle des infrastructures de l’économie mondiale est une source de pouvoir politique extraterritorial. En fermant le détroit de Malacca, la marine américaine priverait la Chine de 80 % de son approvisionnement en pétrole. En les excluant de Swift, le Trésor américain désorganiserait profondément les transactions des banques chinoises. Jusqu’à présent, les États-Unis fixent les règles de la mondialisation en contrôlant les infrastructures physiques, numériques, monétaires, techniques et militaires. La Chine en a parfaitement conscience. D’où son développement d’infrastructures concurrentes.

Typiquement, les nouvelles routes de la soie (NRS) ne visent pas seulement à alléger les surcapacités chinoises, elles ont également pour objectif de répandre les normes techniques chinoises et de construire des infrastructures permettant de contourner les goulets d’étranglement du transport maritime. De la même manière, l’internationalisation du renminbi n’est pas seulement un outil de baisse des couts de transaction des firmes chinoises, mais un gage d’indépendance monétaire. C’est en construisant ces infrastructures concurrentes que la Chine ambitionne de se placer au centre d’un capitalisme mondial durablement réorganisé. Bien entendu, un tel chamboulement est inacceptable pour les États-Unis, car il affaiblirait directement leur puissance et mettrait en cause la stabilité politique nationale qui, depuis les années 1970, est fondée sur la mondialisation.

Les succès de la contre-hégémonie chinoise

Pour se défaire de la supervision américaine de la mondialisation, il ne suffit pas de proposer des infrastructures de contournement. Encore faut-il que les autres pays du monde acceptent de les utiliser. Les ambitions de transformation chinoises exigent donc le déploiement d’un projet contre-hégémonique.

Dans le débat contemporain, le terme « hégémonie » est souvent utilisé comme synonyme de domination. Or, chez Antonio Gramsci, l’hégémonie ne désigne pas précisément la capacité d’une puissance d’imposer ses choix aux autres ; elle exprime sa capacité d’être perçue comme bienveillante par les autres. Plus précisément, dans la pensée gramscienne, l’hégémonie repose sur le consentement et la coercition. L’hégémonie, tout comme sa contestation, ne se construisent qu’en articulant les deux.

Le monde que la Chine souhaite transformer se caractérise par une hégémonie américaine établie depuis l’après-guerre. S’en débarrasser implique donc de mener une offensive de charme envers le reste du monde. À ce titre, les NRS jouent un rôle majeur. Nées en 2013, elles visent à alléger la surproduction chinoise. En construisant des infrastructures à l’étranger, la Chine réussit en effet à exporter des marchandises et des capitaux excédentaires. Ce faisant, la Chine répond aussi à un vrai besoin des pays participant aux NRS. Selon l’ONU, des investissements annuels d’un milliard de dollars sont requis pour combler le sous-financement des infrastructures des pays du Sud. Les NRS réduisent cet écart entre les besoins et les équipements existants, qui s’est notamment creusé dans le cadre de la fabrication américaine de la mondialisation. En effet, l’austérité imposée au Sud à travers le Consensus de Washington des années 1980-1990 a fortement dégradé la qualité des infrastructures locales.

La démarche revêt un pouvoir de séduction considérable. Elle lève un blocage de la vie réelle, le manque d’infrastructures, sans imposer des conditionnalités particulières en termes de régime politique, et nourrit en conséquence la popularité de Pékin. Inquiet de la perte d’influence des États-Unis, l’ancien secrétaire au Trésor Lawrence Summers a évoqué cette formule poignante d’un décideur d’un pays du Sud : « La Chine nous donne un aéroport. L’Amérique nous donne une leçon de morale (1). » Bien entendu, le déploiement réel des NRS comporte des risques de corruption et de surendettement. Néanmoins, les faits sont là : en dehors des États-Unis et de leurs alliés les plus proches, elles alimentent une image positive de la Chine dans le monde.

Cette offensive de charme est d’autant plus efficace que la Chine ne mise pas sur un seul cheval : sa diplomatie éducative, culturelle et sanitaire, tout comme sa dénonciation des doubles standards de Washington dans les grands dossiers géopolitiques, lui valent un soutien croissant dans le monde. En effet, de nombreux pays du Sud ne comprennent pas pourquoi l’invasion russe de l’Ukraine serait plus condamnable que l’invasion américaine de l’Irak, alors que ni l’une ni l’autre n’ont reçu le soutien de la communauté internationale. Ce décalage ainsi que l’anticipation d’un affaiblissement de Washington expliquent pourquoi peu de pays du Sud suivent les sanctions contre la Russie. De plus, ces pays considèrent que ces sanctions nourrissent l’inflation des prix de l’énergie et de l’alimentation (2).

Le piège de l’hégémonie

Face à l’incapacité à renouveler leur pouvoir de séduction, les États-Unis sont tentés de déséquilibrer le cocktail hégémonique en faveur de la force. Pourtant, ce déséquilibre est une pente glissante : plus l’hégémon troublé agit autoritairement, plus il sape sa légitimité aux yeux des autres, sans pour autant entraver le projet hégémonique chinois. Voilà le piège de l’hégémonie.

Aujourd’hui, la course à l’armement bat son plein dans l’Indo-Pacifique. Non seulement la Chine a quintuplé ses dépenses militaires en vingt ans, mais elle les oriente de plus en plus vers la construction de navires, porte-avions et sous-marins, et militarise des iles. Voilà le fondement de ses activités croissantes dans la mer de Chine du Sud que les pays voisins considèrent comme du harcèlement maritime. Néanmoins, face à la puissance économique de Pékin, ces pays semblent s’en accommoder, et certains se rapprochent même de la Chine (3). La manne des NRS accorde des passe-droits militaires à Pékin.

Si la Chine se rapproche du montant des dépenses militaires des États-Unis, le Pentagone reste de très loin le ministère de la Défense le plus riche au monde. Même pendant les moments les plus chauds de la guerre froide, les États-Unis n’ont pas autant dépensé en armement qu’aujourd’hui. Avec près de 400 bases militaires en Asie-Pacifique, un réseau d’alliés dans la région et une concentration des forces militaires autour de la Chine depuis le pivot asiatique de 2011, on assiste à une « escalade à bas bruit » (4). Les États-Unis étant pris dans le piège de l’hégémon, les frictions entre les machines de guerre américaines et chinoises pour le contrôle du marché mondial risquent de s’intensifier.

Notes

(1) Gideon Rachman, « How the Ukraine war has divided the world », Financial Times, 17 avril 2023 (https://​www​.ft​.com/​c​o​n​t​e​n​t​/​4​0​c​3​1​f​d​a​-​1​1​6​2​-​4​c​4​0​-​b​3​d​5​-​b​3​2​e​4​a​c​5​d​210).

(2) Cyril Bensimon, « Macky Sall : “Nous ne sommes pas vraiment dans le débat de qui a tort, qui a raison. Nous voulons simplement avoir accès aux céréales et aux fertilisants” », Le Monde, 10 juin 2022 (https://​www​.lemonde​.fr/​a​f​r​i​q​u​e​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​2​2​/​0​6​/​1​0​/​p​o​u​r​-​m​a​c​k​y​-​s​a​l​l​-​l​-​a​f​r​i​q​u​e​-​e​s​t​-​c​o​i​n​c​e​e​-​e​n​t​r​e​-​l​e​-​m​a​r​t​e​a​u​-​d​e​-​l​a​-​g​u​e​r​r​e​-​e​n​-​u​k​r​a​i​n​e​-​e​t​-​l​-​e​n​c​l​u​m​e​-​d​e​s​-​s​a​n​c​t​i​o​n​s​_​6​1​2​9​6​7​5​_​3​2​1​2​.​h​tml).

(3) David Shambaugh, Where Great Powers Meet : America and China in Southeast Asia, Oxford University Press, 2021, p. 244.

(4) Pierre Grosser, L’autre guerre froide ? La confrontation États-Unis/Chine, CNRS éditions, 2023, p. 79.

Benjamin Bürbaumer

areion24.news