Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 15 janvier 2025

Entretien croisé avec Nicolas Lerner et Marie Dewavrin

 

« La DGSE n’existerait pas sans le colonel Passy »

Le 3 décembre 2024, la famille d’André Dewavrin alias colonel Passy, père des services de renseignement français, a fait don d’objets ayant appartenus à ce dernier à la DGSE. Marie Dewavrin, sa petite-fille, et Nicolas Lerner, directeur général du renseignement, nous ont reçus dans les locaux du service secret français.

Marie Dewavrin, vous faites don à la DGSE de nombreux effets personnels de votre grand-père, André Dewavrin, fondateur et chef des services secrets de la France Libre, le BCRA*. Que représente cette donation pour vous-même et votre famille ? Et pour les donataires ?

Ces objets représentent l’engagement de mon aïeul pour son pays pendant la Seconde Guerre mondiale et tous les risques qu’il a été prêt à encourir au péril sa vie. En témoigne par exemple la chevalière à chaton mobile, dans laquelle il avait caché sa pilule de cyanure lors de sa mission « Arquebuse-Brumaire ». Pour la DGSE, cette donation est je le pense un symbole très important puisqu’elle illustre sa filiation avec le BCRA. En tant que famille, il était important pour nous que ces objets puissent servir d’inspiration pour ses agents : appareil photo miniature, plaque d’identité militaire, médailles… Nous avons également fait don en 2024 de toutes les archives écrites du colonel Passy au Service Historique de la Défense (SHD). Cela doit permettre à la communauté scientifique de travailler sur l’ensemble des archives disponibles. Certaines archives ont été exposées en mai dernier à l’Assemblée Nationale dans le cadre d’une exposition « Les plans secrets du débarquement », en partenariat avec la DGSE.

N'est-ce pas un « crève-cœur » de se séparer de ces objets ? vous les conservez dans votre famille depuis longtemps…

Ces objets étaient chez mon grand-père jusqu’à sa mort puis chez mon père, décédé il y a quelques mois. Je les ai ensuite récupérés. D’un côté, oui, en tant que famille nous sommes évidemment émus de nous en séparer. Ils sont uniques et nous ont toujours reliés à l’engagement profond de mon aïeul pour son pays. Néanmoins nous sommes apaisés et sereins de savoir qu’ils sont à leur place, à la DGSE. Le colonel Passy en serait assurément heureux. Il est en quelque sorte « le père fondateur » de la DGSE, du moins dans son mode de fonctionnement, c’est-à-dire une structure qui allie renseignements et actions clandestines, héritée du BCRA qu’il fonda en 1940.

Comment la relation entre vous et la DGSE s’est-elle instaurée ?

En 2017, Sylvie Pierre Brossolette et moi-même avons été à l’initiative d’un documentaire sur la mission Arquebuse-Brumaire, « Les espions du Général »*. Nous sommes allées voir France Télévisions qui recherchait des projets pour le 80e anniversaire de l’appel du 18 juin. Avec l’agence de production Capa, nous avons validé toutes les étapes du script aux côtés du réalisateur Richard Puech. Nous avons rencontré la DGSE dans ce contexte, notre but étant de les associer à ce projet. Bernard Emié, directeur de la DGSE à l’époque et la directrice du service des archives de la DGSE nous ont soutenues tout au long du projet. Notre relation s’est poursuivie en 2022, année mémorielle des 80 ans du BCRA et des 40 ans de la DGSE. Nous nous sommes vus à de très nombreuses reprises autour d’évènements organisés pour affirmer cet ancrage BCRA-DGSE. Une place au nom de mon grand-père a notamment été inaugurée à Neuilly-sur-Seine, là où il a vécu et où il repose désormais. La DGSE et la DGSI, avec son directeur de l’époque Nicolas Lerner, étaient présentes.

Monsieur le directeur, quel est le sens de cette donation pour la DGSE ?

Cette donation revêt pour nous un aspect symbolique et une charge émotionnelle très forte. 174 membres du BCRA, l’ancêtre des services de renseignements français, se sont vus décerner, pendant la guerre ou à la Libération, les insignes de l’Ordre de la Libération. Chacune de ces figures est unique et inspirante. Parmi ces 174 compagnons, l’une d’entre elles, au regard du rôle qu’elle a eu dans la structuration des services de renseignements en France, tient une place à part. Je pense évidemment au colonel Passy. Se voir confier par sa famille ces objets à la valeur personnelle et historique, inestimables, est pour nous un très grand honneur. C’est une forme d’hommage que nous rendons à celui sans lequel la DGSE n’existerait pas. C’est un engagement et une forme de fidélité à sa mémoire que de perpétuer les valeurs pour lesquelles le colonel Passy et tant d’autres se sont engagés pendant la Seconde Guerre mondiale.

Cela parait d’autant plus important pour les agents et futurs agents de la DGSE…

Oui. Une politique mémorielle se nourrit d’histoires mais aussi d’objets. Lorsque les agents sont accueillis à la DGSE, ils intègrent une promotion qui porte le nom d’un des compagnons de la Libération. On n’entre pas à la DGSE sans s’inspirer de ce qui a été l’histoire de nos compagnons, singulièrement celle du colonel Passy et d’André Dewavrin, fondateur du service. Le fait de pouvoir raconter cette histoire au travers de ces objets aussi symboliques, en sus des photos et témoignages que nous avons conservés, est pour nous extrêmement important.

Marie Dewavrin, en 1943 le général de Gaulle confie une mission secrète à votre grand-père et Pierre Brossolette, son adjoint. Baptisée « Arquebuse-Brumaire », quels en étaient les objectifs ?

Après l’unification des mouvements de résistance autonomes et rebelles en zone Sud par Jean Moulin, unifier la zone Nord autour du général de Gaulle était un enjeu crucial. Cette mission était particulièrement périlleuse, elle avait lieu en zone occupée. Il y avait deux volets : l’un politique mené par Pierre Brossolette, qui consistait à identifier puis unifier les réseaux de résistance. Cela a ouvert la voie à la création du Conseil national de la Résistance (CNR) quelques mois plus tard, dont le programme constitua le socle de la France d'après-guerre. Le volet militaire était géré par mon grand-père. Ses contacts avec les différentes parties prenantes présentes sur le terrain ont permis de préparer le Débarquement en Normandie le 6 juin 1944, grâce à plusieurs plans et sabotages de voies ferrées qui retardent les Panzerdivisions allemandes de 48 heures.

La mission Arquebuse-Brumaire illustre parfaitement la complémentarité entre Passy et Brossolette. Jean-Louis Crémieux-Brilhac le souligne d’ailleurs dans son ouvrage La France Libre, de l’appel du 18 juin à la Libération (éditions Gallimard) : « Ce qu’ils réalisent en six semaines est à peine croyable. Courant de rendez-vous en réunions, forts de l’autorité de De Gaulle et aiguillonnés par l’absence de Moulin à Londres, ils font de Paris occupé, que les polices quadrillent, la capitale de la Résistance, bousculant les structures et négociant des accords difficilement réversibles. La netteté polytechnicienne de Passy, son talent pragmatique d’improvisation se conjuguent avec la vigueur d’analyse et la chaleur de conviction de Brossolette. Jamais, sans doute, dans l’histoire de la guerre clandestine, esprits aussi clairs n’auront été aussi efficacement jumelés. »

Selon le général William Donovan, chef de l’Office of Strategic Services (agence de renseignement américain), 80% des renseignements utiles lors du Débarquement de Normandie ont été fournis par le BCRA.

Comment le général de Gaulle « choisit-il » votre grand-père ?

À son retour de la bataille de Narvik en Norvège (première victoire militaire des Alliés au cours de la Seconde Guerre mondiale), André Dewavrin s’est présenté au quartier général de la France Libre à Londres, le 1er juillet 1940. Jeune polytechnicien de 29 ans, anglophone, il rencontre le général de Gaulle. Après quelques discussions, ce dernier le nomme chef de son deuxième bureau, l’espionnage. La mission qui l’attendait était immense : fonder un réseau de renseignements en partant de rien, sans argent, sans moyens de transmissions ni hommes, le général lui annonçant qu’il devait se débrouiller. Il raconte cet épisode dans ses mémoires, je trouve cela très inspirant.

Monsieur le directeur, l’histoire de la DGSE puise ses racines dans les combats pour la Libération du territoire national, au cœur de la Seconde Guerre mondiale. Il est d’ailleurs écrit sur votre site « l’engagement en héritage ». 26 ans après son décès, que reste-t-il de la mémoire d’André Dewavrin dans les renseignements d’aujourd’hui ?

La mémoire d’André Dewavrin est extrêmement vive au sein de la DGSE. D’abord l’homme, le colonel Passy, André Dewavrin, jeune polytechnicien de 29 ans avec la vie devant lui, qui se met au service du général. Sans savoir ce qui allait lui être demandé, sans savoir ce que le général allait attendre de lui. Ce dernier lui confie, alors qu’il n’en a pas l’expérience, la tâche de bâtir un service de renseignement. Ce que je retiens est d’abord son sens de l’engagement et son courage, qui reste une valeur cardinale pour les agents de la DGSE dont vous savez qu’une part significative d’entre eux est amenée quotidiennement à prendre des risques, parfois physiques, pour accomplir leurs missions. Le colonel Passy restera aussi un bâtisseur. Celui qui a posé les bases de ce qu’est aujourd’hui la DGSE : un service de renseignement à des fins d’action. Ce dyptique, renseigner pour agir, qui était le mantra d’André Dewavrin, reste aujourd’hui très présent. Ce que nous retenons de lui sont à la fois des qualités humaines qui nous inspirent et des qualités de chef, de bâtisseur et de visionnaire qui nous guident encore aujourd’hui.

Marie Dewavrin, que souhaitez-vous transmettre à travers la mémoire de votre aïeul ?

Lorsque mes enfants étudiaient la Seconde Guerre mondiale, le BCRA n’était pas abordé. Ce sont donc les valeurs de transmission, d’engagement, de courage et de combativité qui m’animent aujourd’hui. Se dire que l’on peut toujours agir et ne pas subir… ces messages me parlent, ils résonnent davantage aujourd’hui.

Monsieur le directeur, le public sait - grosso modo - à travers le cinéma, la littérature, les reportages, les séries populaires, je pense bien sûr au Bureau des Légendes, ce qu’est le renseignement. En tant que directeur de la DGSE, quelle serait votre définition ?

Le renseignement est pour moi la capacité d’offrir aux autorités et aux décideurs politiques les éléments qu’aucun autre service de l’État n’est en mesure de leur apporter. Ces éléments permettent au Président de la République, au gouvernement et au ministre des Armées, dont la DGSE dépend, de prendre leurs décisions et de faire leurs choix de manière souveraine. Nous vivons dans un monde où nous sommes tous abreuvés d’informations aux statuts et aux sources extrêmement variables. Un monde où chaque pays, chaque État, dans un système mondial de plus en plus agressif et compétitif, peut être amené à utiliser le renseignement en sa possession parfois à des fins d’influence. Nous devons être capables de fournir à nos autorités des éléments et des informations vérifiées qui leurs permettent de prendre les bonnes décisions, et s’agissant de la DGSE, sur la scène internationale. Voilà comment je conçois le rôle du service.

Les valeurs portées par la DGSE sont « loyauté, exigence, discrétion, adaptabilité ». Comment concrètement l’adaptabilité s’est-elle traduite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ?

Elle se traduit de très nombreuses manières. Si je devais illustrer l’adaptabilité des agents de la DGSE, j’utiliserais deux exemples majeurs. D’abord, l’adaptation à un contexte géopolitique qui n’a plus rien à voir avec celui qui prévalait au moment où André Dewavrin a pris la tête du service après la Seconde Guerre mondiale, service qu’il allait quitter quelques mois après le départ du général de Gaulle. Aujourd’hui le monde se caractérise par un contexte de conflictualité, sans doute encore plus marqué que celui de la guerre froide. Ce jeu des puissances comportait une singularité : nous avons vécu pendant quasiment un demi-siècle dans un monde où les deux gros blocs s’équilibraient, interagissaient, parfois au bord du gouffre, mais sur la base de règles. Parfois tacites, non écrites, mais qui existaient. Aujourd’hui le monde est beaucoup plus fragmenté, plus violent aussi, avec une pluralité d’acteurs qui rend donc nécessaire de s’adapter dans notre lecture du monde.

La deuxième source d’adaptation par rapport à cette période est évidemment celle de la révolution technologique, à laquelle un service comme la DGSE doit faire face, dans un monde marqué par un rythme d’évolution technologique comme l’humanité n’en a jamais connu. Parmi tous les défis qui se posent à la DGSE et au directeur général que je suis, le défi technologique est sans doute le premier : garantir que l’État en général, le ministère des Armées et la DGSE restent en capacité d’évoluer au même rythme et à la même vitesse que les technologies.

*BCRA : Bureau central de renseignements et d'action.

*Le documentaire a été diffusé le 18 juin 2020 sur France 3



Marguerite Silve Dautremer