L’un des problèmes de ce qui est improprement appelé « guerre hybride » est qu’il faut pouvoir exploiter l’avantage militaire acquis : tout ne s’obtient pas par la ruse. À quel point la culture stratégique russe a‑t‑elle été affectée par le « contournement de la lutte armée » et dans quelle mesure la culture stratégique est-elle à distinguer de la pratique stratégique ?
La pensée stratégique russe postsoviétique a été marquée par la théorisation du contournement de la lutte armée, qui s’est développée dès le début des années 1990 à partir d’une double idée : premièrement, la lutte armée (à savoir l’emploi ouvert et direct de la violence armée) passe au second plan dans l’essence et le contenu de la guerre ; deuxièmement, le poids et la puissance des moyens et méthodes non militaires (politiques, psychologico-informationnels, techno-informationnels, diplomatiques, économiques, etc.) et militaires indirects (force spéciales, forces irrégulières, compagnies militaires privées, services de renseignement, dissuasion stratégique, emploi dissimulé de la violence armée, etc.) ont tellement grandi qu’ils sont aujourd’hui capables d’atteindre des objectifs politiques décisifs. Cette double idée, partagée par une grande partie des élites militaires russes, y compris les chefs d’état-major, au moins dès Samsonov (1996-1997), a provoqué de sérieux débats épistémologiques dans la science militaire russe : qu’est-ce que la guerre ? qu’est-ce que la violence ?, etc. Dans ces débats, trois arguments majeurs ont été avancés par les principaux « révisionnistes » : l’essence de la guerre n’est pas la violence armée ; la violence n’est pas seulement armée, mais aussi non armée, non militaire ; la violence armée peut être indirecte. Les idées des révisionnistes sur la guerre ont fini par imprégner toute la littérature militaire au sens large (revues, journaux, dictionnaires et encyclopédies militaires…), les discours d’officiels militaires et les documents de doctrine.
Il ressort de la théorisation du contournement deux façons de faire la guerre, avec, au centre, une révision (en fait, un élargissement) de l’interprétation traditionnelle du concept de guerre. Le premier volet du contournement s’appuie sur l’idée qu’une confrontation indirecte, faite de luttes non militaires et de moyens et méthodes militaires indirects, est devenue centrale et que la lutte armée interétatique, qui prend une forme nouvelle, limitée, brève et principalement à distance, termine le processus de confrontation (lequel peut durer des mois, voire des années). Le second volet, à privilégier autant que possible selon les théoriciens du contournement, est l’évitement de la lutte armée interétatique, qui n’exclut cependant pas une lutte armée indirecte limitée menée par des proxys. Cette approche est fondée sur l’idée que les moyens non militaires sont devenus si puissants qu’ils sont aujourd’hui violents et capables, en combinaison avec des moyens et méthodes militaires indirects, d’atteindre des objectifs politiques décisifs. La flexibilité et l’adaptation sont les linéaments de la théorisation du contournement : si une application du second volet échoue à atteindre les objectifs fixés, alors un coup armé direct et final n’est pas exclu – si le contexte et la nature de la cible le permettent.
Le contournement n’a pas produit de modèle de guerre qui serait unanimement reconnu et institutionnalisé ; il est à la fois bien plus et bien moins qu’une doctrine : il est un tropisme, qui a imprégné la théorie, les doctrines et la pratique. Il dépasse l’analyse théorico-militaire rationnelle ou technique et s’enracine dans les profondeurs d’une culture stratégique russe ancienne et renouvelée. En effet, cette théorisation s’est appuyée sur une analyse pragmatique de la faiblesse des capacités militaires et économiques de la Russie, des façons de faire de la guerre à l’époque de la mondialisation et dans des territoires protégés par l’arme nucléaire ou des puissances majeures. Elle s’est aussi et surtout fondée sur un mode de pensée et des croyances qui ont tendance à déconnecter les élites militaires russes de la réalité, sur une mémoire spécifique de la guerre froide, sur l’observation tronquée des doctrines et des actions stratégiques occidentales (souvent au détriment de l’expérience pourtant riche de la Russie et de l’URSS en la matière), sur des études méthodologiquement et scientifiquement pauvres, parfois fondées sur des documents et des discours faux ou falsifiés, sur des théories du complot et des pseudosciences. Tout cela a mené les élites politiques et militaires à surestimer non seulement la capacité des moyens indirects à atteindre des buts politiques, mais aussi leur propre capacité à utiliser ces moyens rationnellement.
La théorisation du contournement de la lutte armée depuis la chute de l’URSS explique non seulement la nature de l’« opération militaire spéciale » (SVO) telle qu’elle a été conçue, mais aussi, en partie, l’échec de cette dernière.
Quel est l’état du débat stratégique russe ? Peut-on considérer qu’il est libre et dynamique ?
L’expérience perçue et parfois vécue de la SVO a déjà un impact sur la théorie militaire russe. Le débat stratégique dans l’armée russe est moins libre que vivant, même s’il ne s’exprime pas de la même manière selon les supports, y compris dans les sources publiées par le ministère de la Défense. C’est d’ailleurs ce qui rend très précieuses et même indispensables les sources de la littérature militaire russe – longtemps négligées – pour comprendre l’évolution de la pensée et de la culture stratégiques russes postsoviétiques et, de là, pour mieux éclairer les pratiques stratégiques russes et les relations entre la théorie, la doctrine et la pratique. Malheureusement, l’accès à ces sources est de plus en plus restreint.
Les critiques continuent d’être exprimées, y compris après les échecs de la SVO. Les critiques verticales, souvent exprimées de façon indirecte (allusions, comparaisons historiques, combinaisons de propos dithyrambiques et critiques, etc.), ne sont pas rares dans la littérature militaire russe, notamment celle publiée par le ministère de la Défense. Elle est aussi un large espace de débats et de critiques plus horizontales, à travers lequel les théoriciens discutent entre eux ou observent de façon assez directe et critique les expériences opérationnelles de la Russie sur des sujets spécifiques (lutte antidrone, guerre électronique, formes d’emploi des forces terrestres, aériennes et maritimes, soutien psychologico-moral, guerre informationnelle, etc.). Cette relative liberté de ton rend la théorie militaire russe vivante et montre que l’armée et l’État russes ont un potentiel d’adaptation plus important que l’on a pu le supposer.
Avez-vous été surpris des performances opérationnelles de l’armée russe en Ukraine ? Quelle est votre vision de l’adaptation de Moscou à la guerre ?
J’ai été moins surpris par les (non-)performances opérationnelles de l’armée russe que par celles de l’armée ukrainienne. Moscou ne s’est pas préparé à mener cette guerre d’attrition, mais à conduire une opération armée brève, achevant une longue phase de confrontation indirecte contre un ennemi jugé isolé et affaibli, dont le Kremlin pensait que les alliés étaient suffisamment dissuadés et pusillanimes pour intervenir. La planification opérationnelle s’est appuyée sur une double base qui a empêché l’armée russe d’agir efficacement : la théorisation du contournement d’un côté, et le désir pressant du Kremlin de régler le « problème » ukrainien de l’autre, conforté par un renseignement défaillant. Les élites militaires ont clairement identifié les échecs de la SVO et en ont débattu. Sur la question du contournement, elles ont plutôt eu tendance à estimer qu’il avait été mal appliqué, tandis que l’échec de la prévision et du renseignement était souligné. Sur la guerre d’attrition qui découle de cette SVO ratée, trois principaux domaines ont retenu l’attention aussi bien dans la théorie, dès les mois d’avril-mai 2022, que dans les adaptations que l’on a pu observer sur le terrain et qui ont porté leurs fruits : un emploi massif de drones de petite taille (reconnaissance, frappe) et de la lutte antidrone (par le feu et la guerre électronique) ; une utilisation plus précise de l’artillerie ; et des changements d’approche dans l’emploi et la composition des formations tactiques. L’armée russe a aussi su s’adapter, dès 2023, à la saturation des défenses antiaériennes sur le territoire ukrainien, en employant mieux ses hélicoptères d’attaque et en utilisant des bombes planantes.
La Russie n’est certes pas parvenue à surclasser l’armée ukrainienne, malgré une nette asymétrie des potentiels, mais elle se trouve dans une période bien plus favorable qu’en 2022. La mobilisation partielle et les contrats juteux proposés aux volontaires lui ont permis de stabiliser le front et même de progresser, en compensant le taux élevé d’attrition. Le politique aussi s’est adapté et a su prendre des risques pour la stabilité du régime. Par ailleurs, les avancées dans le Donbass et l’élection présidentielle américaine offrent une fenêtre d’opportunité à Moscou, même si les sondages montrent que la grande majorité des Ukrainiens ne sont pas prêts à renoncer à l’intégrité territoriale ni à la souveraineté de l’Ukraine.
Le nucléaire reste central pour la puissance russe, comme pour la manière dont nous la considérons. Comment s’oriente le débat en la matière, notamment sur l’usage tactique ?
La SVO a remis en cause la pertinence de la dissuasion stratégique russe, à la fois comme concept et comme système. L’affaiblissement des forces conventionnelles de la Russie et de ses moyens non militaires en Occident, ainsi que le changement de perception des menaces (la crainte d’une guerre conventionnelle régionale ou générale avec l’OTAN) – deux paramètres essentiels à partir desquels Moscou a d’abord abaissé son seuil d’emploi (années 1990-2000) avant de le remonter (2010-2024) – et la démonétisation de ses mesures dissuasives nucléaires ont conduit dès 2022 des officiers importants de la dissuasion nucléaire russe à reposer la question de la prééminence du nucléaire.
La redéfinition récente des termes de la doctrine nucléaire annoncée par le président russe était donc prévisible, bien qu’encore incertaine puisque aucun document n’a été publié. Il est frappant qu’elle semble reprendre des idées et des formulations très proches de celles avancées par la théorie et les doctrines à l’époque de l’abaissement du seuil (années 1990-2000), lorsque la Russie se sentait vulnérable : similitudes entre les notions de « situations critiques » et de « menaces critiques » ; emploi de la notion de « souveraineté », l’une des notions que sous-entendait à l’époque celle de « sécurité nationale », et qui remplacerait l’expression de « menace à l’existence même de l’État » adoptée en 2010 ; emploi possible face à l’agression d’un État non nucléaire avec la participation ou le soutien d’un État nucléaire, un critère présent dans les doctrines militaires de 1993 et de 2000, même si celles-ci évoquaient, à la place du « soutien », l’idée d’« engagements d’alliés » entre l’État agresseur non nucléaire et un État nucléaire.
Il ne faut bien sûr pas omettre le contexte et les objectifs de ces annonces, qui deviennent en soi une mesure de dissuasion visant à contraindre les Occidentaux à ne pas augmenter leur implication en Ukraine, voire à la baisser, et à isoler Kyiv. Dans le même temps, s’ils sont confirmés, ces changements peuvent être analysés comme un abaissement du seuil d’emploi, fruit d’une évolution beaucoup plus profonde, liée à l’évolution jugée défavorable à la Russie des deux paramètres cités plus haut, et qui a des implications à plus long terme, au-delà de l’Ukraine.
Les échecs essuyés par la Russie depuis le 24 février 2022 tendent à montrer que le seuil d’emploi reste relativement haut dans le cadre de la guerre en Ukraine. Les circonstances qui pousseraient Moscou à envisager réellement l’emploi de l’arme nucléaire seraient extrêmes et, à ce stade, peu probables : le Kremlin devrait percevoir ses capacités conventionnelles comme étant trop faibles face à des Ukrainiens plus forts, et juger la détermination et la solidarité occidentales fragiles ; parallèlement, l’Ukraine serait en passe de s’emparer de territoires symboliquement importants, comme la Crimée, ou bien ses incursions armées en territoire russe deviendraient incontrôlables pour Moscou. Avant de procéder à des frappes, la Russie qui, depuis 1993, a progressivement élargi la dissuasion nucléaire aux guerres conventionnelles et envisagé la possibilité d’un emploi en premier pour empêcher une telle guerre ou dissuader l’adversaire de la continuer (deèskalaciâ) – y compris dès le début du conflit – prendrait des mesures de dissuasion fortes. Sans effets, ces mesures se traduiraient probablement par une ou des frappes nucléaires limitées et progressives sur le théâtre (d’abord démonstratives puis visant un objectif opérationnel), y compris des frappes de « contre-valeur » en Occident si ce dernier s’était directement, physiquement impliqué dans ces succès ukrainiens. L’armée russe n’a pas développé d’attitudes rigides à l’égard des armes tactiques et tactico-opérationnelles (ou « non stratégiques »), et a plutôt pensé l’articulation et l’harmonie de tout l’arsenal nucléaire dans le cadre d’une « dissuasion nucléaire régionale ».
Joseph Henrotin
Dimitri Minic