Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 14 janvier 2025

Chine : la marche forcée de l’aviation embarquée

 


En août 2004, Pékin approuve formellement le programme de porte-­avions demandé depuis déjà quarante ans par le grand modernisateur de la marine, Liu Huaqing. Le bombardement américain de son ambassade à Belgrade en 1999 décide la direction politique, jusque-là réticente. L’erreur plaidée par Washington ne convainc pas, et le pays est horrifié que les États-Unis, perçus comme technologiquement infaillibles, aient pu se déterminer à prendre des vies chinoises.

Deux décennies plus tard, la Chine s’apprête à admettre au service son troisième porte – avions, comparable à un Forrestal, mais avec des catapultes électromagnétiques, ainsi qu’un quatrième porte – hélicoptères d’assaut. Sur les deux premiers, la formation des pilotes s’intensifie. Au-delà de l’objectif fondamental, dissuader Taïwan sécessionniste, ces plateformes annoncent des capacités de projection globales pour le centenaire de la République populaire, en 2049.

Deux porte-avions en sept ans

L’institut no 701 est chargé de l’achèvement du Varyag soviétique acheté à l’Ukraine par un millionnaire de Hong Kong, mandaté par le chef du renseignement naval chinois. Après un périple entravé par la Turquie, à laquelle Pékin consent des compensations financières, le sister – ship du Kuznetsov russe est remorqué vers Dalian, et non pas Macao où il devait servir de casino. Admis dans la cale de 300 000 t, sa construction reprend. Le 17 août 2007, une déclaration le présente comme un bâtiment d’instruction pour les cadets de l’académie navale de Lushun. Entre novembre 2011 et août 2012, l’ex – Varyag prend la mer sept fois avant sa mise en service le 25 septembre sous le nom de Liaoning, la province dans laquelle sont situées Dalian et Lushun. Son radar en bande S « Étoile de mer » (346) ressemble au système Aegis américain et dirige les interceptions. Son groupe aérien comprend 36 appareils, dont 24 chasseurs Shenyang J‑15 Flying Shark copiés sur le Su‑33 russe à partir d’un prototype acheté à l’Ukraine, huit hélicoptères anti-sous – marins Changhe Z‑18F, quatre Changhe Z‑18J de guet aérien et deux hélicoptères de sauvetage Harbin Z‑9C. Comme son sister – ship russe, le Liaoning fait décoller ses avions sur un tremplin. Les marquages du pont d’envol reprennent ceux du Kuznetsov, mais les personnels suivent exactement les mêmes procédures que les personnels américains et portent les mêmes couleurs. Contrairement au Kuznetsov, le Liaoning n’emporte pas de missiles antinavires, écartant le danger aérien avec trois systèmes de missiles HQ‑10 copiés sur le RAM américain. Ses capacités militaires en nombre de sorties et en puissance de feu ne représentent que le sixième des capacités d’un super porte – avions de l’US Navy.

Un accord signé entre la Chine et l’Ukraine en juillet 2009 permet à 18 pilotes chinois de recevoir une formation à l’Université de l’armée de l’air de Kharkiv. Trois groupes de techniciens chinois se rendent en Crimée, alors ukrainienne, pour suivre une instruction de trois mois sur le tremplin de Saki. Parallèlement, le renseignement chinois cherche à obtenir les plans de l’installation qui reproduit à terre un pont d’envol. Deux citoyens russes, père et fils, communiquent ces informations à la Chine et sont emprisonnés dix ans en Ukraine. La marine de l’Armée populaire de libération construit deux centres d’entraînement à Huangdicun (près d’Huludao) et à Wuhan, le premier étant analogue au site de Saki et le second représentant une maquette en béton du Liaoning pour tester la compatibilité électromagnétique des équipements.

Basé près de Qingdao, en mer Jaune, le Liaoning effectue en 2012 son premier déploiement vers l’île de Hainan, en mer de Chine méridionale, réaffirmant la revendication chinoise. Il valide le concept soviétique de « bastion » : protéger les SNLE dans un sanctuaire à l’abri des avions de patrouille maritime adverses. En décembre 2016, le Liaoning gagne le Pacifique occidental par le détroit de Miyako et, en avril 2018, il participe aux exercices en mer de Chine méridionale, qui regroupent 48 bâtiments. Il escorte notamment un SNLE au – delà de la première chaîne d’îles, une manière d’aider un sous – marin bruyant à se diluer dans le vaste Pacifique.

Mis sur cale en 2015 au chantier naval de Dalian, le Type‑002 (ex – 001A) copie le Liaoning (305 m, 70 000 t.p.c.). Après des années de négociations, le chantier ukrainien de Nikolaïev vend la technologie de ses machines à vapeur à Harbin Turbine Company, pour réaliser les huit turbines et chaudières à vapeur. Les modifications du Type‑002 portent sur l’angle du tremplin (12° au lieu de 14°), un hangar plus long grâce à l’élimination des tubes lance – missiles, déjà désaffectés sur le Liaoning, un îlot réduit de 10 %, mais doublé d’une seconde passerelle pour séparer les opérations aériennes de la navigation et un radar amélioré (346A). Lancé en 2017, le Type‑002 effectue neuf essais à la mer entre avril 2018 et fin 2019. Baptisé Shandong, du nom de la province au sud de la mer Jaune, il est admis au service le 17 décembre, quatre ans après sa mise en construction. Il emporte le même armement que le Liaoning et un groupe aérien augmenté de quatre appareils.

Former un maximum de pilotes

Basé à Sanya, sur l’île de Hainan, dans la flotte du théâtre sud, le Shandong confirme la vocation des porte – avions chinois à protéger les SNLE et à réaffirmer la souveraineté chinoise, en particulier sur Taïwan. En novembre 2019, il participe à un grand exercice en mer de Chine méridionale. En décembre 2019 et 2020, le Shandong traverse le détroit de Taïwan avant de rentrer à Sanya. Depuis 2020, le Liaoning et le Shandong intensifient leurs opérations. Il s’agit de former et de qualifier un maximum de pilotes pour les futurs porte – avions. Créée en 2017 dans la province du Shandong, l’Université d’aéronautique navale de Yantai est engagée dans cet effort. Elle accueille désormais de nouveaux diplômés du secondaire en leur donnant trois ans de formation où ils apprennent à voler et déjà à apponter. L’accent est mis immédiatement sur la formation au combat. Auparavant, cet apprentissage s’effectuait après l’affectation en unité.

Parallèlement, la Chine tente de recruter des experts étrangers, anciens pilotes des aéronavales embarquées américaine, britannique et française. L’âge moyen de la nouvelle génération d’élèves pilotes est désormais de 20 ans, soit 20 ans de moins que celui de leurs prédécesseurs. Dai Mingmeng, pilote d’essai du J‑15 lors de son premier vol depuis le pont du Liaoning le 3 novembre 2012, est alors âgé de 41 ans. Il participe aujourd’hui à l’éducation des jeunes poussins. Les experts chinois reconnaissent que le pays devra encore attendre une décennie pour atteindre le niveau des pilotes américains. Et même à ce stade, le nombre de pilotes demeurera encore insuffisant pour permettre à Pékin de prétendre contrer les porte – avions de la flotte américaine du Pacifique. D’autres années seront encore nécessaires pour combler le retard.

L’apprentissage s’effectue actuellement sur le JL‑9G, un biplace monoréacteur dévoilé en 2011, trop lent et trop léger pour simuler des atterrissages d’urgence. Pékin dispose d’une variante biplace du J‑15, le J‑15S, transformé en avion de guerre électronique J‑15D dont il existe au moins deux modèles, vus sur le Shandong. En raison de son coût, le J‑15S n’est pas employé pour l’instruction. Le J‑15 demeure le chasseur embarqué le plus lourd au monde, avec un poids à vide de 17,5 t et une vitesse maximale de Mach 2,4 tandis que le JL‑9G ne pèse que de 7,8 t avec une vitesse maximale de Mach 1,05. La Chine aspire à disposer d’un meilleur appareil d’instruction, analogue au futur T‑7A américain.

Deux chasseurs J‑15 se sont écrasés en avril 2016, faisant un mort et un blessé grave. On ne connaît pas d’autres accidents mortels, une mesure du succès apparent de la très récente aviation embarquée chinoise et de sa formation initiale à terre. Le moteur chinois WS‑31 n’a cependant pas la même puissance ni la même fiabilité que l’AL‑31 russe.

Les déploiements du Liaoning en 2022, au sud – ouest du Japon, répètent deux mouvements similaires ayant eu lieu en 2021. Entre le 17 et le 20 décembre 2022, le Liaoning lance 260 sorties aériennes. En mai, Tokyo recense 300 sorties en 20 jours. Tout en qualifiant ses nouveaux pilotes, Pékin envoie un message politique à Taipei et à Washington, le Liaoning s’approchant pour la première fois de Guam. Le quotidien chinois Global Times estime que la Chine n’attaquera jamais les bases militaires américaines à Guam tant que l’armée américaine n’interférera pas dans la question de Taïwan ni n’attaquera le continent. Il présente le déploiement du Liaoning comme un moyen de dissuader « d’éventuelles provocations américaines » après la visite de la leader de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, à Taipei.

En 2023, les deux porte – avions intensifient encore l’entraînement des pilotes dans de nouveaux déploiements politisés au large du Japon et de Taïwan. Après avoir obtenu sa certification au combat en 2022, le Shandong franchit pour la première fois la première chaîne d’îles, gagnant l’est de Taïwan, puis Guam entre le 7 et le 23 avril et de nouveau fin mai, pour protester contre la livraison de missiles Stinger américains à Taipei. Le ministère japonais de la Défense dénombre 620 sorties en deux semaines, un record pour l’aviation embarquée chinoise. Le groupe aéronaval du Shandong répète ses exercices sur la côte orientale de Taïwan le 17 septembre et le 26 octobre. À Pékin, les experts déclarent que le Shandong « démontre de grandes capacités pour dissuader les forces sécessionnistes et l’ingérence étrangère à Taïwan  ».

Chasseurs de 5e génération

En 2017, 25 ans après avoir reçu une délégation chinoise à bord de l’ex – Varyag, à Nikolaïev, Valery Babitch, alors âgé de 76 ans, quitte l’Ukraine pour s’installer à Qingdao où il est recruté par l’Institut spécial de recherche sur la construction navale. Ancien directeur du bureau d’études du Chantier de la mer Noire, il apporte à la Chine son expérience de la construction du porte – avions soviétique à catapultes Ulyanovsk, mis sur cale en 1988 et démantelé en 1992, après la chute de l’URSS. Les dimensions de l’Ulyanovsk paraissent inspirer le Type‑003. Mis sur cale en 2016 au chantier de Jiangnan près de Shanghai, le Fujian est lancé le 17 juin 2022, reprenant le nom de la province qui fait face à Taïwan. Doté de huit chaudières et de quatre turbines à vapeur comme ses deux prédécesseurs, le Fujian pourrait bénéficier d’une « propulsion électrique intégrée » (IEP) pour alimenter ses trois catapultes électromagnétiques. Après avoir essayé parallèlement des catapultes à vapeur, Pékin a sauté audacieusement cette étape. Un peu moins long que l’Ulyanovsk, le Type‑003 mesure 316 m de long pour un déplacement d’environ 85 000 t. Il emportera une soixantaine d’appareils, dont 50 chasseurs J‑15T (modifiés pour être catapultés) et J‑35 furtifs, deux avions de guet aérien Xi’an KJ‑600, un ou deux avions de transport Y‑7, 12 hélicoptères anti – sous-marins Changhe Z‑18F et deux hélicoptères de sauvetage Harbin Z‑9C. Les essais du Fujian devraient débuter au cours du premier semestre 2024.

Utilisant matériaux composites et revêtements spéciaux pour réduire son poids et augmenter sa furtivité, la version catapultable du J‑15 est dotée d’une nouvelle avionique et de nouveaux radars actifs à balayage électronique. La production en série de ce J‑15T serait facilitée par l’expérience acquise sur la version antérieure. Le Shenyang FC‑31/J‑31 et sa version navalisée J‑35 ne sont pas encore opérationnels et l’on ignore si la production permettra de constituer un groupe embarqué dès 2024. Inspirés par les F‑22 et F-35 américains dont la Chine aurait obtenu les plans via un hacking, le J‑31 dispose d’un cockpit monobloc, d’un système de recherche et de poursuite infrarouge (IRST) et d’une conduite de tir électro – optique (EOTS). Avec une masse au décollage de 28 t, il peut franchir 2 000 km avec un plafond opérationnel de 15 000 m et une vitesse de pointe de Mach 1,8. Sa soute contient 2,2 t d’armement, soit six missiles air-air ou air-sol, avec six pylônes externes pour des armes supplémentaires. Version navalisée, le J‑35 serait plus long, avec un plus grand réservoir de carburant, une crosse d’appontage, des ailes repliables et un train d’atterrissage renforcé.

Les J‑15T seront affectés aux missions d’attaque à la mer ou contre la terre tandis que les J‑35 seront employés pour les missions de supériorité aérienne. Le J‑35 pourrait être accompagné d’un drone ailier FH‑97A loyal wingman. Le FH‑97A est un drone furtif sans pilote d’une portée de 1 000 km avec une autonomie de six heures. Il est conçu pour les opérations air-air, disposant d’une baie d’armes interne contenant six missiles infrarouges. Il assure également la surveillance, la suppression des défenses aériennes ennemies (SEAD) et la guerre électronique. Des études sont en cours pour mettre au point une variante dotée d’une capacité de ravitaillement en vol.

L’autodéfense du porte – avions est assurée par quatre systèmes HQ‑10 et quatre canons antimissiles. L’îlot est équipé de nouveaux radars et équipements de guerre électronique, de même génération que ceux des croiseurs Type‑055. Les grands et petits panneaux correspondent aux radars AESA en bandes S (Type‑346B) et X, de même génération que ceux des Type‑055.

Propulsion nucléaire

Le prochain porte – avions 004 devrait être à propulsion nucléaire, d’une taille comparable aux super porte – avions Nimitz et Ford, dont la Chine a pu télécharger les plans au Pentagone. En 2018, un appel d’offres est lancé pour la construction d’un brise – glace nucléaire et Pékin signe un accord avec Moscou pour obtenir un réacteur de l’entreprise Afrikantov de Nijni Novgorod. Fin 2021, la Chine achève un réacteur de recherche à haut flux et haute puissance (150-200 MW) avec la technologie russe du réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium qui serait retenue pour le porte-avions (1). Des portiques de 1 600 t installés en 2017 suggèrent la construction du Type‑004 à Jiangnan. D’autres sources indiquent qu’il serait produit à Dalian. Son groupe aérien d’une centaine d’appareils pourrait comprendre exclusivement des J‑35, dont deux exemplaires sont observés sur la base d’essai de Huangdicun. Le programme de porte – avions, qui pourrait comprendre un total de six unités vers 2040, souligne l’importance croissante de l’aviation embarquée dans la stratégie navale chinoise, comblant le fossé capacitaire entre la « défense en mer proche » et la « protection en mer lointaine ».

Parallèlement, entre 2019 et 2024, le chantier Hudong à Shanghai livre quatre porte – hélicoptères Type‑075 (40 000 t.p.c.) décrits par l’agence Xinhua comme étant de conception nationale, même si leurs dimensions avoisinent celles des Wasp et des America. À la différence de ceux-ci, la coque et les superstructures inclinées expliquent la plus grande largeur du pont d’envol par rapport à la flottaison. La longueur est inférieure d’une vingtaine de mètres à celle des bâtiments américains (235 m contre 257) pour une largeur à la flottaison et un tirant d’eau légèrement supérieurs (32,4 m contre 31 m ; 8,5 m contre 8,1 m) et un déplacement comparable (40 000 t.p.c.). Comme ses équivalents américains, le Type‑075 peut franchir les écluses de Panama et son étrave est munie d’un bulbe hydrodynamique. La propulsion diffère, avec, semble-t‑il, quatre moteurs diesel (propulsion type CODAD) contre deux turbines à vapeur sur les Wasp et deux turbines à gaz sur les America, pour une vitesse analogue (23 nœuds contre 22). Les moyens d’autodéfense sont semblables avec deux systèmes de missiles antiaériens HQ‑10, la copie chinoise du RAM américain, et deux canons multitubes antimissiles. Le Type‑075 comprend sept ponts jusqu’au pont d’envol, dont les 02 (hangar à véhicules et radier) et 05 (hangar d’aviation avec rampe d’accès à celui des véhicules). Le hangar d’aviation et le radier mesureraient 120 et 92 m de long sur 19 m de large, le premier étant plus court que celui des Wasp et le second, comparable. Évaluée à 36,2 m, la largeur du pont d’envol est supérieure à celle à la flottaison (32,4 m). La superficie du pont d’envol est ainsi supérieure à celle des Wasp et des America, pourtant plus longs. Le Type‑075 monte un radar tridimensionnel en bande S (Type‑382), analogue au SPS‑48 américain. Si la portée du second est plus grande, la rotation du premier est double. Avec ses deux faces, il actualiserait ses données cinq fois plus rapidement. La Chine s’apprêterait à construire une version modifiée, le Type‑076, dotée d’une catapulte électromagnétique et capable de lancer des drones à réaction Hongdu GJ‑11 déjà en service dans l’armée de l’air. Par ailleurs, fin mars 2019, l’Aviation Industry Corp of China, le premier constructeur aéronautique du pays, annonçait que deux de ses filiales – AVIC Chengdu Engine Group et China Aviation Engine Establishment – coopéraient au développement d’un moteur pour un avion à décollage court (STVOL). Le communiqué indiquait que le projet d’avion STOVL visait à renforcer la capacité de combat amphibie de la marine. Certaines sources citent le J‑26 comme la désignation du futur appareil qui pourrait être mis en œuvre par les Type‑075 ou Type‑076. Enfin, la presse chinoise annonce la commande d’un porte – drones spécifique. 

Note

(1) https://​tass​.ru/​e​k​o​n​o​m​i​k​a​/​1​5​9​0​7​863

Alexandre Sheldon-Duplaix

areion24.news