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mercredi 18 décembre 2024

Un processus de navalisation aux ramifications complexes

 

Une « navalisation » des relations internationales est plus nettement à l’œuvre depuis les années 2010 : densification des marines, prolifération sous – marine, développements capacitaires divers… Observe-t‑on un changement dans l’équilibre des puissances navales au-delà du cas naval chinois évident ?

Sans vouloir parler de changement drastique dans l’ordre des puissances navales, il est en effet évident qu’un certain nombre d’États recherchent un positionnement plus fort dans les capacités d’action en mer, que ce soit sur le plan qualitatif ou sur le plan quantitatif. Avant d’entrer plus en détail dans une analyse particulière, il importe de souligner que la dynamique du réarmement naval, telle qu’elle s’observe depuis la seconde moitié de la décennie 2010, n’épargne aucune région du monde. De la Méditerranée à l’Amérique latine, en passant bien entendu par l’Indopacifique, toutes les zones sont concernées, à des degrés divers, par cette volonté d’un ou de plusieurs acteurs de revitaliser ou de redimensionner sa marine.

Ce cadre étant posé et au – delà du cas chinois, un certain nombre d’États ont entrepris des investissements massifs, dont le but est le plus souvent de sortir du cadre d’une marine à vocation locale (brown water navy) pour devenir une marine régionale (green water navy), voire à portée transcontinentale (blue water navy). Deux exemples sont ici particulièrement prégnants : l’Inde et la Turquie. Du côté de New Delhi, la stratégie de développement capacitaire est claire, il s’agit de disposer d’une capacité aéronavale forte, apte à intervenir dans les zones d’intérêt prioritaires de l’Inde qui, en suivant le développement de la puissance indienne, s’étendent maintenant à l’ensemble de l’océan Indien. Alors que la posture terrestre nationale est fondée sur une sanctuarisation du tri – Cachemire face au Pakistan et à la Chine, la posture navale apparaît plus fluide, car elle doit faire face à la croissance de la présence chinoise dans la zone, avec le renforcement de la proximité entre la Chine et plusieurs États voisins de l’Inde (Bangladesh, Maldives, Pakistan, Sri Lanka). La marine est ici pensée comme un outil capable de « briser un encerclement » et de rendre une liberté de manœuvre stratégique, ce qui explique l’accent mis sur l’aéronautique navale ainsi que sur les sous – marins.

Du côté turc, les choses sont assez comparables, même si ici le développement ne se fait pas en réaction à la pression directe d’un compétiteur. Ankara, comme New Delhi, recherche une évolution qualitative et quantitative, avec une flotte sous – marine étoffée composée de six Type‑214 de technologie allemande, une évolution profonde des forces de surface – à la suite notamment du programme de corvettes et frégates nationales MILGEM – et surtout un accroissement très significatif des capacités de projection, autour du porte – hélicoptères amphibie Anadolu, dont l’éventualité de transformation en porte – drones est régulièrement évoquée. La marine turque qui, jusqu’au milieu des années 2000, était une force très limitée en capacités, achetant des navires de seconde main et ne recherchant que peu les déploiements loin de ses côtes, est sans doute celle qui a connu l’évolution la plus profonde, avec des impacts sur l’équilibre militaire méditerranéen.

Les pays d’Afrique du Nord ne sont pas en reste puisque le Maroc – de manière secondaire – l’Algérie et l’Égypte ont également fortement renforcé leurs capacités navales, avec des unités modernes et puissantes : sous – marins Kilo emportant le missile Kalibr et frégates MEKO A200 pour l’Algérie, porte-hélicoptères de classe Mistral, FREMM et MEKO A200 pour l’Égypte, FREMM pour le Maroc, etc. Ici également, on constate à la fois une augmentation nette du nombre d’unités pour des marines à portée régionale et celle des capacités de chacune des unités, incluant missiles antinavires, missiles de croisière et systèmes de projection de force et de puissance, y compris parfois aéronavale.

Sans entrer dans une logique de catalogue géographique, il est ainsi possible de distinguer trois grandes tendances dans ce réarmement, souvent liées. D’une part, la prolifération des sous – marins d’attaque à propulsion conventionnelle, dont les avancées ces dernières années sur les systèmes AIP (Air independent propulsion) les ont rapprochés, en termes d’endurance à la mer et de discrétion, des sous – marins à propulsion nucléaire. D’autre part, l’accent mis sur l’aéronavale, embarquée ou non, avec de manière croissante la volonté d’intégrer dans cette logique de la 3e dimension en mer des drones porteurs de charges diverses. Enfin, de manière transverse, une missilisation des plateformes, aussi bien de surface que sous – marines, augmentant de manière importante la létalité de chaque unité.

Dans la recherche de la création d’une « masse utile » alors que les difficultés de recrutement touchent bon nombre de marines, la coopération est souvent la première réponse. Mais observe-t‑on des changements en la matière ? La géostratégie des exercices navals change-t‑elle ?

Plusieurs choses changent en effet et même au-delà des exercices eux – mêmes. La première, soulignée en France par la logique Polaris portée par le Centre du combat naval, est celle d’une meilleure préparation aux environnements dégradés. Alors que les pays de l’espace euro – atlantique n’ont connu durant la période des dividendes de la paix qu’une situation de suprématie navale, la donne stratégique et opérative a profondément changé, nécessitant de s’y adapter dès l’entraînement. La possibilité de prévoir des séquences en « mode dégradé », sans accès aux systèmes GNSS par exemple, permet de remettre en pratique certains fondamentaux. D’ailleurs, cette logique irrigue bien plus en amont, dès la formation des marins ; à l’École navale, la navigation aux étoiles par viseur stellaire fait partie de la formation.

En outre, les exercices navals entre alliés sont aujourd’hui plus ouverts, dans cette logique d’approfondissement des partenariats. Le lien franco – italien, avec une participation croisée Polaris – Mare Aperto, est révélateur. Il y a moins d’exercices nationaux d’une part – dans lesquels les pays seraient plus « honnêtes » – et des exercices internationaux d’autre part, incluant une forte dimension de diplomatie militaire. À l’heure actuelle, la tendance est à l’inclusion pour accroître la profondeur de la coopération.

Au-delà des exercices, il est possible également de remarquer la croissance des forums ou des cadres de coopération et de discussion. AUKUS par exemple, au – delà du pilier capacitaire, s’appuie également sur un second pilier opérationnel qui vise au renforcement de la marine australienne. Les formats trilatéraux ou quadrilatéraux qui se multiplient, créant des intimités stratégiques plus ou moins importantes, sont révélateurs de ce besoin de coopération face au changement de contexte. Outre les exercices, l’affichage international dans les grandes conférences navales (Londres, Newport, Paris et Venise pour l’espace euro – atlantique), où se retrouvent sur une base régulière les chefs des marines et leurs spécialistes de stratégie navale, sont un autre modèle de coopération, moins opérationnel et plus intellectuel, tout aussi nécessaire à ce qui demeure le pilier des alliances : la confiance.

Wayne Hughes et, à sa suite, François-Olivier Corman et Thibault Lavernhe, mettent en évidence l’importance du tandem salve/initiative comme garant du succès de l’engagement. Or, si ce paramètre est bien pris en compte en particulier en Asie, on a le sentiment que c’est moins le cas en Europe. La robotique peut-elle constituer un avantage comparatif, un vase d’expansion capacitaire ?

Disons que ce couple est plus visible en Asie, mais je ne suis pas certain qu’il soit si absent en Europe. Lorsque l’on regarde l’évolution annoncée de la Royal Navy par exemple, ou celle de la marine italienne, cela donne le sentiment que cette approche est parfaitement intégrée, dans une vision liée au durcissement de la confrontation de haute intensité en mer. D’ailleurs, c’est quelque part l’essence profonde du plan « Marins de combat » du chef d’état – major de la Marine, l’amiral Vaujour, qui, s’appuyant sur les plans précédents, dont « Mercator accélération », vise à préparer les marins à ce durcissement du contexte.

Sur le plan capacitaire, on peut remarquer à cet égard que nombre de marines de premier et de second rang relancent ou cherchent à développer des programmes de navire de surface de fort tonnage, de plus de 10 000 t. Ce « retour du croiseur » prégnant en Chine (Type‑055), en Corée du Sud (Sejong Daewang), aux États-Unis (futurs DDG(X)), au Royaume-Uni (futurs Type‑83), ou en Italie (futurs DDX) s’explique en partie par ce besoin de repenser le tandem salve/initiative dans un environnement potentiellement dénié en accès spatial, voire électromagnétique. En rassemblant sur une même plateforme un grand nombre d’effecteurs – autour de la centaine de cellules VLS – et des capteurs de très forte puissance, il s’agit d’être en mesure, d’une part, de pénétrer la bulle de déni adverse et, d’autre part, de délivrer des salves massives dans un temps très court.

L’autre option, à l’opposé de cette logique du croiseur – même si elle en est en partie complémentaire – est celle de la robotisation par déport de capacités sur des plateformes dronisées spécialisées. Une force en réseau composée de drones tous milieux communiquant en permanence vers un ou plusieurs nœuds centraux habités offrirait une forme de résilience par la réticulation. Toutefois, cette logique, pour séduisante qu’elle soit, se heurterait sans doute aux mêmes écueils que la modularité à tout crin, mis en lumière par le désastreux programme américain Littoral Combat Ship : disponibilité des capacités et de MCO ; mais nécessiterait aussi un investissement colossal dans les systèmes C2 (redondance, résilience, protection, etc.) afin d’aboutir à une véritable létalité distribuée (distributed lethality) qui pour l’instant demeure surtout de l’ordre du concept.

Les drones asservis aux navires ou aux sous – marins – voire aux aéronefs dans la logique « loyal wingman » – permettent de combiner ces deux approches. C’est finalement moins une révolution qu’une évolution lorsque l’on se penche sur l’évolution technico – tactique navale des cinquante dernières années. Ainsi, un bond très important dans la lutte sous la mer a été franchi par l’apport du couple frégate/hélicoptère puisque l’emport d’un aéronef disposant de capteurs et d’effecteurs spécifiques a permis d’élargir – dans l’espace et dans le temps – la bulle de menace ASM de la frégate. Ajouter à ce même couple des drones asservis tous milieux – notamment porteurs de charges ISR/ISTAR – permettait de dilater encore davantage cette bulle de couverture ASM et de renforcer la capacité d’action sous la mer. Identiquement, l’asservissement à un sous – marin d’attaque de drones de petite taille – entrant dans un tube lance – torpilles – offrirait les mêmes capacités d’extension de la bulle de menace et de raccourcissement de la boucle OODA. Le « combat centaurique » (centaur warfighting) ainsi réalisé, pour reprendre l’expression de Paul Scharre [vice – président du Centre pour une nouvelle sécurité américaine], est sans doute la voie la plus pertinente d’intégration des capacités robotisées dans l’optique du combat naval de haute intensité.

Toutefois, pour sortir de l’approche centrée sur le capacitaire, il importe également de considérer que l’art du commandement, en regard de l’évolution du contexte international, du durcissement prévisible et de l’évolution des technologies militaires, doit être revitalisé. Deux éléments me semblent fondamentaux : l’imprévisibilité pour faire face à une transparence – du moins au – dessus du dioptre – qui n’a jamais été aussi importante grâce au milieu spatial et qui fait reposer la surprise tactique sur les épaules du commandant au moment d’engager le feu ; la pugnacité, car face à la croissance rapide de la létalité et des capacités des compétiteurs, il faut être prêt à prendre des coups et à continuer le combat. Sur ce dernier point, les Malouines ont été une école dure qu’il importe de garder à l’esprit.

La guerre d’Ukraine est particulièrement intéressante parce qu’elle force à revenir aux fondamentaux de la guerre sur mer, et montre notamment l’importance des stratégies d’interdiction… y compris pour une marine dont la flotte de surface n’existe plus. Est-ce à dire que la défensive devient la forme dominante de la guerre sur mer ?

La guerre d’Ukraine a été – sur le plan naval – extrêmement riche d’enseignements, même s’il faut rappeler qu’elle se déroule dans une géographie très particulière (mer de taille réduite, quasi fermée, etc.). Elle a montré que, même si les marines sont des forces armées tournées vers la technologie, le « juste coût » rapporté aux effets était la clé. Le cas des mines est ici révélateur. Armes honnies et quasi abandonnées par les marines de l’espace euro – atlantique, elles ont prouvé toute leur pertinence dans l’optique d’obtenir une perturbation des opérations ainsi que de la circulation des navires civils. Arme à bas coût par essence, la mine est, au même titre que le drone – suicide, la grande leçon capacitaire de la guerre en Ukraine dans sa partie navale.

S’agissant de drones – suicides de surface d’ailleurs, ceux-ci sont d’une certaine manière une excellente illustration de la vision de Raoul Castex qui, dans La liaison des armes sur mer, souligne la réapparition périodique de certaines armes navales suivant les circonstances. Ainsi l’amiral Castex rappelle le retour du brûlot au début du XIXe siècle en France, dans un contexte de forte infériorité face aux Britanniques, après son quasi – abandon au XVIIIe siècle. Le drone – suicide ukrainien est quant à lui le brûlot du XXIe siècle, dont il reprend l’ensemble des caractéristiques stratégiques : arme à bas coût de production, ne nécessitant pas de compétences très fortes pour la mettre en œuvre, permettant d’obtenir un effet de levier très important, à la fois réel (destruction) et symbolique.

Mines et drones s’ajoutent au troisième grand enseignement – plus interarmées celui-ci – qu’est l’augmentation très forte de la létalité de la terre vers la mer, à même de dissuader toute action amphibie, voire littorale. La portée des missiles antinavires à terre, l’accroissement très important de la portée et de la précision des feux d’artillerie terrestres, y compris au niveau des canons de 155 mm, rendent les hypothèses de débarquement incroyablement risquées et conduisent toutes les marines à devoir repenser les modèles d’opérations amphibies.

Ce n’est donc pas selon moi une stratégie si défensive que cela de la part des forces ukrainiennes, mais plutôt contre – offensive, qui maximise ici les caractéristiques géographiques de l’espace dans lequel elles opèrent. La mer Noire est un exemple extrême de combat dans les zones littorales et côtières, dont les leçons doivent être tirées pour nos appareils de force, mais qui ne peuvent être extrapolées telles quelles pour les actions de haute mer, dans lesquelles les dynamiques sont profondément différentes.

L’engagement multidomaine/M2MC touche également le domaine naval, mais est conditionné par le maintien de la connectivité : pas de partage d’informations en temps réel ni d’effecteurs déportés utiles sans bande passante… Jusqu’à quel point cela constitue-t‑il un risque ? Comment envisager des modes dégradés d’engagements navals coopératifs ?

Cela revient en effet à la réflexion ci – dessus sur l’avenir des forces de surface, avec le dilemme de l’un – navire de très fort tonnage très armé – et du multiple – le système homme/machine en réseau. Les deux approches se défendent, y compris dans une vision combinatoire telle quelle est susmentionnée. Toutefois, il importe de regarder deux éléments importants afin de mieux percevoir où sont les points de bascule.

Quand on considère le M2MC d’un point de vue naval, il est possible de regrouper une partie des milieux et champs en une couche stratégique haute (espace, cyber, électromagnétique et perceptions) qui constitue en quelque sorte une couche du « savoir et du faire – savoir ». Pour les marines, cette couche est fondamentale, car elle réunit les capacités de navigation, de positionnement, de guidage et de communication. Sans elle, une force navale est sourde et aveugle, elle voit sa boucle OODA s’étendre dramatiquement et perd donc la capacité de fulgurance vis-à‑vis de son adversaire.

À l’autre bout du spectre et hors de la logique M2MC, il est possible de regrouper le domaine sous-marin ainsi que les fonds marins – en opérant une séparation intellectuelle entre les deux – en une couche stratégique basse, celle de la liberté par l’incertitude. La supériorité dans cette couche permet ainsi de dénier à l’adversaire une partie de sa liberté d’action puisque la menace la plus prégnante pour des navires de surface demeure le couple sous – marin/torpille. En outre, avec l’accroissement des capacités de frappe contre terre des sous – marins, cette capacité de faire peser des menaces depuis la couche stratégique basse s’étend de la mer à la terre. Or cette couche basse est bien moins tributaire des logiques M2MC – même si elle n’en est pas écartée – que ne l’est la couche haute.

C’est donc bien une articulation verticale multicouche (haute, basse et médiane qui regroupe les milieux air-mer-terre) qui doit être considérée. Ainsi, la question du déni d’accès – temporaire ou permanent, localisé ou total – aux capacités de la couche haute, peut être considérée de plusieurs manières. D’une part, par l’investissement dans des capacités destinées à conserver la supériorité dans ces milieux et champs, y compris par des liaisons de données redondantes et mieux protégées, une prolifération satellitaire – notamment par des constellations en orbite basse – rendant illusoire la possibilité de couper l’accès à l’espace, de meilleures capacités de guerre électronique défensive, etc. Cette logique a l’avantage de partir d’une situation initiale d’avantage pour les pays de l’espace euro – atlantique, mais elle a l’inconvénient très fort de représenter une fuite en avant budgétaire peu contrôlable, risquant de faire de la loi d’Augustine une prophétie autoréalisatrice. D’autre part, par la maximisation des potentiels stratégiques des différentes couches, en prenant en compte des dynamiques différentes, notamment en ce qui concerne la couche basse, moins dépendante. Enfin, par une approche mixte qui est celle employée par certaines marines européennes et otaniennes : le renforcement de l’interopérabilité qui, s’il ne va pas jusqu’à une mutualisation des capacités, tend vers une intégration de plus en plus importante des éléments multinationaux, comme le démontre l’inclusion de navires alliés dans le groupe aéronaval du Charles de Gaulle sous le commandement de FRSTRIKEFOR. Ici comme ailleurs, c’est bien une logique d’agilité du C2 qui est au cœur des enjeux : agilité de l’intégration de navires étrangers, agilité de l’appui sur des capacités déportées au loin via des clouds de combat, agilité de l’emploi opérationnel des différents effecteurs suivant leurs caractéristiques propres. Or cette agilité est à la fois un phénomène technique lié à la numérisation et un phénomène humain lié à l’organisation des marines et au commandement.

Joseph Henrotin

Nicolas Mazzucchi

areion24.news