Dans un Moyen-Orient chaotique, la date du 7 octobre 2023 marque un tournant majeur qui peut conduire à un embrasement de toute la zone. La guerre à Gaza intervient dans une situation déjà en pleine évolution caractérisée par l’affirmation de l’autonomie stratégique de plusieurs puissances régionales de même que par un basculement géopolitique au profit de la Russie et de la Chine.
Dix mois après l’attaque terroriste du 7 octobre, la « guerre totale » déclarée par Benyamin Netanyahou présente un bilan provisoire des plus inquiétant.
Le bilan humain et matériel est particulièrement lourd : du côté israélien, aux 1 200 victimes de l’attaque initiale s’ajoute la mort de 39 otages et de 689 combattants de Tsahal. Du côté palestinien, on compte, selon le Hamas, près de 40 000 morts à Gaza, en majorité des civils, les chiffres exacts faisant l’objet d’une controverse notamment sur le nombre de femmes et d’enfants. Par ailleurs, les bombardements massifs menés par Tsahal auraient déjà détruit près des deux tiers des logements et l’essentiel des infrastructures, qu’il s’agisse du réseau d’eau potable, des hôpitaux ou des établissements scolaires. Or, aucune solution politique ou militaire n’est en vue. Bien au contraire, cette guerre révèle la gravité du clivage à l’intérieur de la société israélienne, la menace croissante qui pèse sur sa sécurité et la mort de la solution à deux États.
Un profond clivage au sein de la société israélienne
Une fracture préexistait déjà, de plus en plus marquée entre une population libérale et laïque et le mouvement nationaliste messianique d’inspiration religieuse au pouvoir depuis décembre 2022. Un débat sur l’avenir de la démocratie en Israël s’était instauré violemment, ponctué par des manifestations de grande ampleur.
Ce clivage existe toujours et s’est amplifié avec une forte contestation de la politique menée par Netanyahou sur la conduite de la guerre et sur la gestion des otages. Si l’unanimité existe pour combattre le terrorisme et éradiquer le Hamas, la façon dont la guerre est menée provoque un profond malaise au sein même de l’armée qui est en conflit ouvert avec le Premier ministre [voir p. 45]. L’armée, consciente de la lassitude des troupes en action depuis plus de dix mois, en particulier des réservistes, est favorable à un cessez-le-feu et réticente à l’idée d’une extension immédiate du champ de la guerre, notamment contre le Hezbollah. De son côté, Netanyahou, toujours appuyé par l’extrême droite religieuse, joue la pérennisation de la guerre pour conserver le pouvoir alors que plus des deux tiers de la population souhaitent son départ. Ainsi, une crise politique grave touche le pays dans le contexte du traumatisme né de l’attaque terroriste du 7 octobre et du sentiment que la menace contre la sécurité d’Israël s’est amplifiée. Ce sentiment arrive à un moment où Tsahal se voit reprocher ses défaillances en matière de renseignements comme dans le délai de réaction à l’attaque du 7 octobre. De même « l’armée la plus morale du monde » est mise en cause par certaines ONG israéliennes, comme B’Tselem, qui dénoncent la pratique des bombardements aveugles et de la torture dans les prisons.
Sur le plan international, la brutalité de l’offensive israélienne sur Gaza est critiquée même par les pays amis les plus proches. La pratique croissante des assassinats ciblés est de plus en plus contestée, tant au regard du droit international qu’en raison des dommages collatéraux dont ils s’accompagnent. Les accusations de carnage, de crime de guerre voire de risque de génocide qui se multiplient tant au niveau des opinions que de certaines instances internationales accroissent l’isolement d’Israël.
Un sentiment croissant d’insécurité
En 2023, Israël avait la fausse impression de vivre en sécurité : les États voisins ne représentaient plus une vraie menace car un traité de paix avait été conclu avec l’Égypte et la Jordanie, la Syrie se gardait de toute initiative hostile et le Hezbollah, après la guerre des 33 jours de 2006, ne montrait qu’une activité réduite par-delà ses menaces verbales. Depuis la fin de la deuxième Intifada, le terrorisme palestinien, exercé notamment par le Hamas, n’était qu’épisodique et semblait sous contrôle quitte à « tondre le gazon » régulièrement dans la bande de Gaza. Un processus de normalisation avec un certain nombre d’États arabes était en cours à travers les accords d’Abraham. Le 7 octobre constitue un réveil brutal qui pose en termes nouveaux le problème de la sécurité d’Israël. Certes, la « menace existentielle » représentée par l’Iran est évoquée régulièrement depuis les années 1990, mais il s’agit plus d’un slogan utilisé à des fins de politique intérieure que d’un enjeu immédiat.
Ce problème de sécurité est d’autant plus fortement ressenti que les menaces proviennent d’acteurs non étatiques, de milices armées et structurées, soutenues certes par l’Iran, mais ayant une autonomie plus ou moins large à l’égard de leur parrain [voir p. 60]. Ce constat s’applique d’abord au Hamas, branche palestinienne des Frères musulmans palestiniens dont la création remonte à 1987 et qui a été longtemps et imprudemment ménagée voire encouragée par les Israéliens eux-mêmes pour affaiblir l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Ce mouvement sunnite entretient des rapports ambigus avec l’Iran qui l’a aidé essentiellement par des actions de formation. Si son arsenal, maintenant largement démantelé, est relativement rustique, il a montré sa capacité de nuisance. Aux yeux de la population palestinienne, il incarne la « résistance » contre Israël face à une Autorité palestinienne discréditée.
Mais la menace essentielle vient du Hezbollah créé à initiative de l’Iran après l’invasion du Liban par Tsahal en 1982. Ce mouvement chiite a des liens étroits avec l’Iran, qui lui fournit financements et armements, tout en ayant un agenda proprement libanais. Il dispose d’une véritable armée aguerrie de l’ordre de 50 000 combattants, d’un arsenal important et en partie sophistiqué, incluant des missiles balistiques de portée de près de 500 kilomètres, et a revendiqué une « victoire divine » à la suite de la guerre de 2006 péniblement menée par Israël. Jusqu’à une date récente, il se contentait d’afficher sa solidarité avec le Hamas par l’envoi de roquettes sur des cibles militaires ponctuelles mais en évitant de s’engager dans une véritable guerre. Il est clair qu’à terme différé voire rapproché, Israël entend bien régler son compte au Hezbollah.
Cependant, la guerre à Gaza a fait apparaitre l’intervention d’autres milices. Les Houthis, tribu zaydite, qui contrôlent maintenant l’essentiel du Yémen utile et qui ont récupéré l’arsenal de l’armée régulière, sont entrés dans le conflit malgré la distance pour soutenir le Hamas. Les liens avec l’Iran sont de pure opportunité et les Houthis ont leur propre agenda, mais l’aide d’abord modeste s’est amplifiée notamment avec la livraison de missiles à longue portée, perturbant sérieusement le trafic maritime en mer Rouge.
Les milices irakiennes, puissantes et bien armées, hors du contrôle de l’État, dont les liens avec l’Iran sont très étroits, participent de plus en plus activement à la guerre, par des actions ponctuelles contre les bases américaines.
Il est clair qu’Israël doit adapter son dispositif militaire pour faire face à de nouveaux adversaires qui pratiquent une guerre asymétrique.
La mort de l’État palestinien
Le processus de paix pouvant mener à la création d’un État palestinien était déjà moribond depuis plusieurs années : après l’échec des négociations de paix à Camp David en 2000, la construction du mur de séparation, l’extension des colonies juives en Cisjordanie, la volonté affichée par Tsahal de conserver en toute hypothèse un contrôle militaire sur la vallée du Jourdain, le refus persistant des gouvernements Netanyahou successifs d’envisager le principe même d’un véritable État palestinien avaient rendu la solution à deux États improbable sinon impossible. Le traumatisme né du 7 octobre a provoqué une telle haine et un tel rejet de la population palestinienne que la perspective d’un État palestinien est inenvisageable pour la population israélienne. Le vote quasi unanime de la Knesset — 68 voix contre 9 — du 18 juillet 2024 stipulait que « la création d’un État palestinien au cœur de la terre d’Israël constituera un danger existentiel pour l’État d’Israël et ses citoyens ». Ce vote confirme la disparition du « camp de la paix ». En fait, l’État unique existe déjà de fait avec un contrôle politique, administratif, économique, financier et sécuritaire de l’ensemble de la Palestine mandataire. Le rappel rituel des États-Unis comme des pays européens de la solution à deux États, rejetée aussi largement par les Palestiniens eux-mêmes, apparait comme décalé par rapport à la réalité de l’existence d’un État unique sous souveraineté exclusive d’Israël.
Israël risque de se trouver devant un choix difficile entre trois options : donner aux Palestiniens des droits politiques en risquant de diluer l’identité juive de l’État d’Israël ; leur refuser des droits politiques et apparaitre comme un État d’apartheid ; ou expulser la population palestinienne de Cisjordanie et de Gaza vers la Jordanie ou l’Égypte comme le souhaite l’extrême droite sioniste. Il est clair qu’aucune de ces options n’est satisfaisante voire possible.
Ainsi, à ce jour, on ne décèle à ce conflit meurtrier qui affecte essentiellement des civils aucune solution, ni militaire ni politique. Le plan de paix présenté le 31 mai par le président Biden, mais supposé venir des autorités israéliennes, en trois étapes — otages contre prisonniers, fin des combats, reconstruction de Gaza —, reprises par la résolution du Conseil de sécurité du 10 juin 2024, est resté lettre morte. Il a été délibérément torpillé par l’assassinat d’Ismaïl Haniyeh. Cette guerre, la plus longue menée par Israël depuis 1948, se poursuit en violation du droit international, en dépit des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité ou des décisions de la Cour internationale de justice. Elle est prolongée délibérément par le Premier ministre Netanyahou, qui se maintient ainsi au pouvoir malgré une contestation majoritaire dans le pays, y compris celle de l’armée. Le 7 octobre apparait donc comme un tournant majeur dans l’histoire d’Israël. Une personnalité universitaire israélienne respectée, Denis Charbit, souligne que le 7 octobre est « la catastrophe la plus effroyable éprouvée par des Juifs depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, à plus forte raison par les Israéliens depuis 1948 ».
Le problème de la sécurité et de la pérennité d’Israël se pose en termes nouveaux dans un contexte de politique intérieure fracturée. De façon plus générale, cette date marque également un tournant dans l’histoire tourmentée du Moyen-Orient qui peut subir l’extension d’un conflit lourd de conséquences.
L’affirmation des autonomies stratégiques
Historiquement, après le démantèlement de l’Empire ottoman, le Moyen-Orient a connu une période d’influence de la France et de la Grande-Bretagne puis, avec la guerre froide, une rivalité entre les États-Unis et l’URSS qui ont chacun leurs protégés. Après une période de transition, on constate depuis une dizaine d’années la volonté de plusieurs pays de la région de manifester leur autonomie stratégique. La situation actuelle confirme et renforce cette évolution.
Le cas le plus évident est Israël, comme en témoigne la persistance de la guerre à Gaza malgré la volonté affichée des États-Unis d’apaiser le conflit et d’entrer dans la voie d’une solution politique. Mais malgré les camouflets subis, Washington ne semble pas devoir affaiblir son appui indéfectible à Israël.
L’Iran, malgré les tensions internes et le rejet par sa jeunesse d’un régime rétrograde, poursuit une politique d’influence sur l’ensemble du Moyen-Orient arabe. Si sa politique de domination du golfe Persique est dans la continuité de la politique du Shah, la volonté d’assurer sa sécurité en profondeur l’a conduit à conclure une alliance privilégiée avec la Syrie de même qu’à renforcer ses liens avec la communauté chiite du Liban. L’influence dominante en Irak lui a été offerte par les États-Unis qui, en éliminant Saddam Hussein, lui ont fait un double cadeau : faire disparaitre la principale menace qui pesait sur la république islamique et mettre en place, au nom de la démocratie, un pouvoir dirigé par la communauté chiite qui a des liens traditionnels avec l’Iran. Cette situation s’est renforcée avec la montée en puissance des milices qui, au Liban avec le Hezbollah, et en Irak avec les Unités de mobilisation populaires, relaient son influence et lui servent d’antennes avancées dans sa guerre par proxy contre Israël. L’instrumentalisation de la cause palestinienne est un vecteur d’influence iranienne dans le Moyen-Orient arabe et une source de préoccupation pour les régimes modérés de la région.
Par ailleurs, la multiplication des sanctions américaines et européennes, notamment après la dénonciation par les États-Unis de l’accord nucléaire de 2015, a conduit l’Iran à se tourner économiquement vers la Chine qui, en quelques années, est devenue son premier client et son premier fournisseur et lui permet de contourner ces sanctions notamment dans le domaine pétrolier. Politiquement, Téhéran s’est rapproché de la Russie, son « ennemi héréditaire » avec laquelle il a noué une coopération politique et militaire qui est en train de se renforcer avec la perspective d’un accord de partenariat en cours de négociation.
En parallèle, l’Arabie saoudite entend affirmer un leadership. Sa politique de réforme sociale et religieuse est d’ailleurs bien perçue par les opinions publiques arabes, malgré une forte répression politique. Sa politique étrangère inspirée par la doctrine Salmane vise à asseoir sa sécurité par ses propres moyens et à diversifier ses interlocuteurs. Ainsi les liens avec la Russie se sont renforcés à la suite de multiples rencontres de Mohammed ben Salmane avec Vladimir Poutine. La concertation au sein de l’OPEP+ contribue à soutenir les prix du pétrole. Il en est de même avec la Chine, devenue son premier client et son premier fournisseur à la suite du voyage du roi en 2017. La signature en aout dernier d’un accord du fonds souverain saoudien avec des institutions chinoises, qui prévoit 50 milliards de dollars d’investissements, confirme ce partenariat. D’une façon plus générale, les relations avec l’Inde et les pays d’Extrême-Orient, tant dans le domaine politique qu’économique, se développent. Cela n’empêche pas le Royaume de conserver une relation privilégiée avec les États-Unis même si elle est parfois tendue. Si l’adhésion de l’Arabie saoudite aux accords d’Abraham ne sont plus d’une actualité immédiate, la coopération avec Israël est multiforme aussi bien dans les domaines du renseignement que des technologies de pointe.
D’autres pays du Golfe, disposant également de larges ressources financières, jouent un rôle actif qui dépasse le cadre du Moyen-Orient, comme le Qatar, les Émirats arabes unis et, dans une moindre mesure, le Sultanat d’Oman. Certains entendent jouer les médiateurs : le Qatar entre Israël et le Hamas, Oman entre les États-Unis et l’Iran. En revanche, les Émirats arabes unis ont une politique d’intervention active, y compris militaire, qui les conduit au Yémen, dans la corne de l’Afrique, au Soudan ou en Libye. Tous pratiquent une politique de placements ou de prises de participation dans des entreprises étrangères, notamment américaines et européennes, qui contribuent à leur donner une véritable capacité d’influence au niveau international.
L’Égypte elle-même est engagée dans une telle politique d’affirmation d’autonomie stratégique en nouant des relations de coopération tant avec la Russie qu’avec la Chine, y compris dans le domaine de l’armement, tout en continuant à recevoir une aide militaire importante des États-Unis. Mais son rôle régional est en déclin, même si elle contribue aux tentatives de médiation sur la guerre à Gaza. En fait, elle doit faire face à une situation économique et financière difficile qui nécessite l’aide des pays du Golfe.
Cette autonomie stratégique s’est concrétisée par l’adhésion de plusieurs pays de la région aux BRICS : Égypte, Arabie saoudite et Émirats arabes unis ont rejoint l’Iran. Cette adhésion à un forum qui entend s’opposer à l’Occident et qui subit l’influence de la Chine et de la Russie, marque bien l’affirmation d’une telle autonomie.
Des pays sinistrés
Dans le même temps, de nombreux pays se trouvent dans une situation de chaos politique, militaire ou humanitaire.
C’est le cas de la Syrie, exsangue après plus de treize années de guerre et vidée d’un quart de sa population (plus de six millions de Syriens sont partis en exil). Le pouvoir de Bachar el-Assad ne contrôle qu’une partie du territoire. Le Liban, pour d’autres raisons, est dans une situation de désastre politique et économique [voir p. 64]. Il est sans président depuis octobre 2022 et son gouvernement, qui ne se réunit plus, dirigé par le président du Conseil Najib Mikati, proche de la Syrie, se contente d’expédier les affaires courantes. La situation humanitaire au Yémen est préoccupante, avec plus de 400 000 morts et plus de quatre millions de déplacés en raison de la guerre. L’Irak connait une situation moins difficile grâce aux ressources financières liées à l’exportation du pétrole. Mais le gouvernent légal ne contrôle pas le nord du pays où le Kurdistan Regional Government a institué un régime de large autonomie. Il a des difficultés à imposer son autorité en pays sunnite et ne contrôle que partiellement le pays chiite. Les nombreuses milices armées qui disposent d’un effectif de l’ordre 160 000 combattants appartenant à l’Hachd al-Chaabi ne sont toujours pas véritablement intégrées dans l’armée régulière et jouent leur propre jeu. Elles sont inféodées à l’Iran et pèsent sur la politique du pays.
Face à ce chaos, on relève quelques signes positifs. On notera la volonté de la Turquie, très présente politiquement et économiquement, de normaliser ses relations tendues avec les pays du Golfe, l’Arabie saoudite et l’Égypte. De même, Riyad, sous les auspices de la Chine, a repris ses relations diplomatiques avec l’Iran qui devraient apporter une intensification des relations économiques malgré les sanctions américaines. Au Yémen, l’Arabie saoudite, constatant l’échec couteux de son intervention militaire, s’efforce de négocier un accord de paix avec les Houthis. Enfin, le processus de normalisation des relations de la Syrie avec les pays arabes est en cours comme en témoignent sa réintégration au sein de la Ligue arabe et sa participation au récent sommet de Riyad. Un processus comparable est en cours avec la Turquie. Cette opération est plus délicate, Damas mettant en préalable l’évacuation des troupes turques du territoire syrien.
Un basculement géopolitique
Le jeu des influences amorcé depuis une dizaine d’années est en train de provoquer un basculement géopolitique du Moyen-Orient.
À la fois voulu et subi, il a été amorcé dès 2011 par le président Obama, soucieux de déplacer sa priorité de politique étrangère vers le « pivot » de l’océan Pacifique pour contrer la montée en puissance de la Chine dans cette zone. Le fait que les États-Unis soient maintenant autosuffisants en hydrocarbures joue dans le même sens. La chute du proto-État créé par Daech leur a permis de retirer l’essentiel de leurs troupes d’Irak et de Syrie. Mais ils y ont été contraints en Afghanistan. En outre, leur perte de crédibilité pour assurer la sécurité des pays de la région, notamment du Golfe, est devenue de plus en plus évidente : ce constat a conduit nombre de ces pays, comme on l’a vu, à affirmer leur autonomie stratégique, à prendre leurs distances vis-à-vis de Washington et à se tourner vers d’autres interlocuteurs.
Il n’en reste pas moins que les intérêts américains restent importants, notamment dans le domaine pétrolier comme dans celui de l’armement. Les États-Unis conservent des bases militaires aussi bien à Abou Dabi qu’au Qatar ou en Arabie saoudite avec un effectif encore important de 30 000 hommes. Mais le fait que l’Iran se rapproche du seuil qui lui permettrait de se doter d’un arsenal nucléaire ne peut les laisser indifférents. En outre, la situation de guerre à Gaza et les menaces qui pèsent sur Israël les empêchent de se désengager tant que la sécurité d’Israël ne sera pas pleinement assurée, d’où le renforcement récent de leur dispositif. Cependant, l’influence des États-Unis n’est plus ce qu’elle était et les relations avec leurs principaux alliés se sont fortement dégradées.
Même si l’Europe, pour sa part, est très présente dans les domaines commerciaux, militaires et en matière d’aide, son influence sur le cours des évènements au Moyen-Orient, notamment celle de la Grande-Bretagne et de la France, est largement marginalisée.
La Russie est de retour dans la région, et ne fait que confirmer une tradition plus que centenaire justifiée à l’origine par la protection des chrétiens orthodoxes et la « poussée vers les mers chaudes ». Cette tradition, poursuivie à l’époque de l’URSS, a été reprise par la Russie de Poutine. En fait, elle a tout d’abord renforcé sa présence dans les pays où elle était déjà installée. À cet égard, la Syrie reste un ancrage solide : la dérobade américaine d’aout 2013, alors que les lignes rouges avaient été franchies, a représenté une opportunité pour apporter un soutien massif et efficace au régime de Bachar el-Assad vacillant. Cette présence militaire est majeure dans ce pays disposant d’un armement quasi exclusivement soviétique puis russe et avec lequel existe une coopération de longue date. Cependant, l’influence russe, outre en Égypte, en Libye et en Arabie saoudite, s’exerce surtout en Iran. En effet, il s’est instauré depuis vingt ans avec l’ennemi héréditaire une véritable coopération militaire réciproque qui s’est accélérée depuis deux ans. L’Iran fournit des drones Shahed dont une partie est produite en Russie, laquelle les utilise dans sa guerre contre l’Ukraine. Il fournit également des obus d’artillerie et d’autres munitions. De son côté, la Russie apporte, outre différents types d’armements et des avions d’entrainement, une coopération dans le domaine spatial et des missiles balistiques à longue portée. Évoqué lors de la visite du général Choïgou en aout dernier, un « accord de partenariat stratégique » portant sur vingt ans est en cours de négociation.
Enfin, depuis vingt ans, la présence chinoise s’est intensifiée dans le domaine économique, notamment dans les pays du Golfe. Sa part de marché qui était dérisoire à la fin des années 1990 est devenue importante, voire la première dans de nombreux pays. En Iran, elle est quasi monopolistique. Le dixième Forum de coopération sino-arabe qui s’est tenu pour la première fois à Riyad en mai dernier confirme le renforcement de cette présence chinoise non seulement dans le domaine commercial mais également dans celui de l’investissement.
Cette politique chinoise a pris une dimension politique depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping et la publication en 2016 du China’s Arab Policy Paper : elle a été marquée par plusieurs voyages du président et du ministre des Affaires étrangères chinois, notamment dans le Golfe, par la nomination d’un envoyé spécial très présent sur le terrain et par l’accueil de presque tous les chefs d’État de la région à Pékin. La Chine s’implique plus directement au Moyen-Orient, ce qui est nouveau, au travers d’actions de médiation, comme l’accord de normalisation des relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite de mars 2023 qui a changé la donne dans le Golfe. « L’accord d’unité nationale » du 23 juillet 2024 entre les différentes factions palestiniennes, notamment le Fatah et le Hamas, semble avoir une portée plus limitée compte tenu de l’expérience passée. Il est cependant symbolique d’une affirmation du rôle nouveau que la Chine entend jouer dans la région, dans le contexte de son affrontement avec les États-Unis.
Vers l’embrasement ?
Après l’assassinat d’Ismaïl Haniyeh le 31 juillet dernier à Téhéran, la menace iranienne de « châtiment » a été clairement exprimée par le Guide suprême lui-même. Le parallélisme des formes voudrait qu’il soit mis en œuvre par l’Iran et vise une cible sur le territoire israélien. Si l’Iran a des armes conventionnelles obsolètes, il a les moyens de réaliser cet objectif par drones et missiles balistiques. Il peut cependant hésiter face à un risque de réplique destructrice d’Israël contre des objectifs sensibles, voire nucléaires. Téhéran peut agir par des proxys, essentiellement le Hezbollah qui a les moyens compte tenu de l’arsenal dont il dispose et de sa proximité géographique, d’organiser une action meurtrière au cœur même du territoire israélien.
À l’inverse, aucun des acteurs n’a intérêt à une telle extension. Le Hezbollah comme l’Iran ne s’en cachent pas. Téhéran a essayé, en vain, d’obtenir une condamnation de l’action israélienne qui viole le droit international devant le Conseil de sécurité, refusée par Washington. Israël, déjà très engagé à Gaza, n’a pas les moyens d’ouvrir efficacement un nouveau front, notamment au Liban du Sud. Le « security establishment », qui regroupe Tsahal et les services de renseignement, en est parfaitement conscient. Les États-Unis, les pays occidentaux comme arabes, la Chine et la Russie prêchent l’apaisement et exercent de fortes pressions ou négocient directement ou indirectement avec Téhéran.
Cependant, la politique n’obéit pas forcément à la raison. L’exemple d’Israël montre que Netanyahou peut s’engager dans des actions provocatrices malgré les conseils d’apaisement de Washington. Mais l’esprit de revanche peut prévaloir de la part du Hezbollah, dont plusieurs hauts responsables, y compris son chef militaire Fouad Chokr, ont été tués. Il peut en être de même de l’Iran, humilié par l’assassinat à Téhéran même d’Ismaïl Haniyeh le 31 juillet dernier.
Ainsi le risque d’embrasement existe. D’attaques d’ampleur, comme l’opération du 40e jour, déclenchée le 25 aout par le Hezbollah en « actions préventives » israéliennes, la montée en gamme des affrontements réciproques est évidente. Elle peut conduire à un embrasement régional. Si ce risque se concrétise, il aurait des effets dévastateurs qui pourraient dépasser la seule région. En toute hypothèse, une situation de guerre s’installe au Moyen-Orient de façon durable.
Denis Bauchard