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dimanche 22 décembre 2024

La puissance de la Russie face à ses évolutions démographiques

 

À l’image de ses voisins européens, lutter contre la perte de vitalité démographique est crucial pour la Russie. La politique nataliste menée par le Kremlin suffira-t-elle à endiguer l’actuel déclin démographique accentué par un envoi massif d’hommes au front ?

Avec 145 millions d’habitants, la Russie demeure sur le continent européen le seul pays à compter plus de 100 millions d’habitants et est donc le plus peuplé. Dans le monde, la Russie se trouve au neuvième rang. Elle est notamment devancée par des pays du Sud comme le Pakistan, le Nigéria ou le Bangladesh, dont le PIB par habitant est six fois moindre que le sien. Dans ce contexte, le « rideau de fer » politique, économique, financier et sportif instauré par les autres pays européens, depuis l’invasion de l’Ukraine du 24 février 2022, n’est pas de nature à faire disparaitre sa puissance démographique, d’autant que les autres pays européens connaissent une forte perte de vitalité démographique. En revanche, et sachant que les indicateurs démographiques éclairent sur les dynamiques géopolitiques, quels sont les atouts ou handicaps démographiques de la puissance de la Russie ?

Dépeuplement dans un contexte d’effondrement économique

Les évolutions démographiques confirment une réalité assez générale : il est rare qu’un pays connaisse des dynamiques démographiques linéaires (2). Cela a été le cas des territoires de l’URSS correspondant à ce qui est devenu fin 1991 la fédération de Russie ; c’est toujours le cas de la Russie depuis cette date. Le premier élément à considérer est le fait qu’au regard de ses évolutions démographiques des années 1990, la population de Russie s’effondrait et donc que sa puissance n’allait devenir que secondaire dans le concert des nations. En effet, la plupart de ses indicateurs démographiques évoluaient de façon défavorable. L’abaissement du nombre de naissances annuelles qui avait commencé en 1988 se prolongeait, la Russie passant de plus de 2,4 millions de naissances dans les années 1982-1987 à moins de 1,5 million à compter de 1993, atteignant en 1999 un niveau fort bas de 1,26 million de naissances, un chiffre moitié moindre que celui de 1987. Deux raisons fondent cette chute du nombre de naissances. La première tient à l’effondrement de la fécondité. Cette dernière était égale ou supérieure à 2,1 enfants par femme, soit au seuil du simple remplacement des générations, dans les années 1984 à 1988. Puis la Russie entre dans l’hiver démographique avec la baisse de sa fécondité qui commence en 1989 et se prolonge dans les années 1990 jusqu’au point la plus bas de 1,19 enfant par femme atteint en 1999. Toutefois, une partie de la baisse des naissances peut aussi s’expliquer par l’arrivée à l’âge de la procréation de générations moins nombreuses, conséquence des naissances réduites des années 1960.

L’espérance de vie à la naissance était demeurée beaucoup plus faible en URSS que dans les pays occidentaux et, témoignant des insuccès du soviétisme (3), stagnait même depuis la seconde moitié des années 1960, à part une petite période de la fin des années 1980 pendant laquelle le pouvoir avait entrepris de lutter contre l’alcoolisme. Dans les années 1990, le nombre de décès est plus élevé que dans les années 1980 dans un contexte où l’espérance de vie à la naissance non seulement n’augmente pas, mais diminue certaines années. Pour les hommes, l’espérance de vie est même en moyenne plus basse dans les années 1990 que durant les trois décennies précédentes. En conséquence, le nombre de décès augmente nettement dans les années 1990.

La combinaison d’un nombre de naissances très abaissé et d’un nombre de décès majoré plonge la Russie dans une dépopulation à compter de 1992. Cette même année, la population de Russie ne diminue toutefois pas car le pays bénéficie d’un solde migratoire positif qui compense l’excédent des décès sur les naissances. En effet, la Russie accueille les « pieds rouges », c’est-à-dire des personnes d’ethnie russe qui habitaient auparavant dans des républiques de l’URSS devenues indépendantes et, plus particulièrement, dans des républiques d’Asie centrale. Toutefois, prenant en compte les dynamiques défavorables de la fécondité et de l’espérance de vie, dans le contexte d’un pays en très mauvaise santé économique, les projections des années 1980 annoncent à l’horizon 2050 une forte baisse à venir de la population russe, soit 108 millions selon l’hypothèse moyenne et 89 millions selon l’hypothèse basse.

Renaissance économique et démographique

Les années 2000 démentent ces projections. Le nombre de naissances repart à la hausse, passant du plus bas historique de 1,26 million en 1999 à un maximum de 1,95 million en 2014. L’économie russe connait un incontestable redressement, avec une nette hausse de son PIB, et le pouvoir cherche par une politique familiale à favoriser l’accueil de nouveaux enfants.

En effet, dans son discours du 8 juillet 2000 sur l’état de la nation, le nouveau président Vladimir Poutine présente la dépopulation comme la principale menace pesant sur l’avenir et la sécurité du territoire de la Russie, affirmant qu’un pays aussi vaste « devrait avoir 500 millions d’habitants ». Dans ce contexte, le 24 septembre 2001, l’arrêté n°1270-r du chef du gouvernement russe entérine le rapport « Conception de la politique démographique de la fédération de Russie jusqu’en 2015 » dont l’objectif est de redresser l’évolution démographique. Six années plus tard, le 9 octobre 2007, le décret n°1351 approuve un nouveau rapport, dont le titre porte cette fois jusqu’en 2025 l’objectif de « stabiliser la population à 142-143 millions d’habitants d’ici à 2015 et de créer les conditions qui lui permettront de passer à 145 millions d’habitants d’ici à 2025 ». Dans ce dessein, en 2005, un programme de redressement démographique et familial est mis en place sous le nom de Natsionalny Prioritet (« priorité nationale »). Il comprend notamment une aide financière au deuxième enfant utilisable pour l’achat d’un logement ou les études de l’enfant. S’ajoutent l’amélioration du système de santé, dont un meilleur suivi médical des femmes enceintes, et celle de l’accueil des enfants, avec la création de jardins d’enfants et une scolarisation plus aisée.

Dans le double contexte de forte amélioration du niveau de vie des habitants et d’une politique favorable à la famille, la fécondité connait une hausse presque continue qui la fait passer de 1,19 enfant par femme en 1999 à un maximum de 1,8 en 2015. Certes, elle demeure en dessous du seuil de simple remplacement des générations mais, pendant plusieurs années, elle est à un niveau nettement supérieur à la moyenne de l’Union européenne (UE). Cette fécondité rehaussée, couplée avec l’arrivée aux âges de procréation des générations plus nombreuses des années 1970 et du début des années 1980, engendre la hausse importante du nombre de naissances précisée ci-dessus.

Presque dans la même période, l’espérance de vie connait un chemin haussier qui conduit les femmes de 72,3 ans en 2000 à 78,8 ans en 2019, soit un gain de plus de six années, le gain pour les hommes atteignant dix ans, passant de 58,9 ans en 2000 à 68,8 ans en 2019. Ces augmentations vont ensuite être contrariées par la pandémie Covid-19 qui, en Russie comme partout dans le monde, engendre une surmortalité entrainant une baisse de l’espérance de vie. Mais, avant cette pandémie, ces hausses de l’espérance de vie sont la cause fondamentale d’une baisse du nombre de décès, passant d’un maximum historique, depuis la Seconde Guerre mondiale, de 2,38 millions à 1,788 million en 2019, année précédant la pandémie de Covid-19.

La combinaison de naissances en hausse et de décès en baisse non seulement minore le déficit naturel dans les années 2000, mais permet même à la Russie de sortir de la dépopulation, donc d’enregistrer un excédent des naissances sur les décès, de 2012 à 2016. En outre, comme tout au long des années 1990, le solde migratoire de la Russie demeure positif. Il peut s’agir de pieds rouges, mais aussi de nombreux ressortissants d’anciennes républiques soviétiques dont le développement économique est moindre que celui de la Russie (Ukraine ou Arménie par exemple) alors que l’essor économique russe depuis les années 2000 nécessite davantage de main-d’œuvre. En conséquence d’un solde naturel positif et d’un solde migratoire également positif, la Russie voit sa population passer à 145,8 millions d’habitants au 1er janvier 2020, alors qu’un point bas avait été atteint avec 143,1 millions en 2008. Tout se passe comme s’il y avait une corrélation entre une relative vitalité démographique et l’évolution de la puissance géopolitique de la Russie.

Néanmoins, le milieu des années 2010 enregistre à nouveau une dynamique naturelle négative. La fécondité baisse sans toutefois atteindre les très bas niveaux des années 1990. Pendant la pandémie de 2020 et 2021, la fécondité est à 1,5 enfant par femme, soit un ordre de grandeur semblable à celui de l’UE. En conséquence, les naissances baissent, d’autant plus par l’arrivée à l’âge de procréation des générations moins nombreuses nées une trentaine d’années plus tôt. Quant aux décès, ils continuent de diminuer grâce à l’augmentation de l’espérance de vie jusqu’à la pandémie de Covid-19. Mais la diminution des naissances plonge à nouveau la Russie dans la dépopulation, avec un excédent des décès sur les naissances depuis 2017.

Incertitudes sur les effets démographiques de la guerre et projections variées

Les évolutions depuis l’élargissement de la guerre en Ukraine en 2022 sont difficiles à appréhender. Comme l’économie russe ne s’est pas effondrée face aux sanctions occidentales, le risque du retour à une situation semblable à celle des années 1990 est peu probable. Toutefois, la guerre engendre une surmortalité pour laquelle aucune donnée statistique sérieuse n’est fournie, et qui concerne principalement des personnes en âge de procréation, sans oublier celles dont les blessures ont pu amoindrir la fertilité. Vu de Moscou, la population de Russie a augmenté de celle des territoires — provisoirement ? — conquis, soit les environ quatre millions d’habitants de la Crimée et des autres régions annexées. Mais sans doute faudrait-il aussi considérer l’émigration de jeunes adultes — un million ? — ayant quitté la Russie car opposés à la guerre en Ukraine ou ne voulant pas risquer d’être mobilisés.


Les statistiques de l’ONU se fondent normalement sur l’intangibilité des frontières et il en est de même de ses projections qui, à ce jour, ne prennent pas en compte les effets démographiques du conflit en Ukraine. Selon ces dernières, trois ensembles d’hypothèses sont proposés. Selon une projection dite moyenne, soit la prolongation des dynamiques constatées en termes de fécondité, d’espérance de vie et de migration, la population de la Russie baisserait de moins de 145 millions en 2020 à 133 millions à l’horizon 2050. Selon un jeu d’hypothèses basses, la diminution serait plus forte à 123 millions d’habitants à l’horizon 2050. Enfin, au cas où la fécondité s’améliorerait ainsi que l’espérance de vie dans une Russie ayant conservé de l’attractivité, la population connaitrait une quasi-stagnation avec 143,5 millions d’habitants à l’horizon 2050 (voir graphique ci-contre).

Selon toutes ces hypothèses, le pays connaitrait, comme nombre d’autres pays dans le monde, un incontestable vieillissement de sa population. Son poids démographique relatif dans le monde serait appelé à diminuer. À l’horizon 2050, la Russie ne serait plus que dans les quinze premiers rangs des pays en termes de population, après avoir été doublée par la République démocratique du Congo, l’Éthiopie, les Philippines, l’Égypte ou le Mexique. Toutefois, au sein du continent européen, où tous les pays enregistreraient une dépopulation et plusieurs un dépeuplement sauf immigration massive, la Russie demeurerait le seul pays comptant plus de 100 millions d’habitants et même nettement plus. Si l’on ne considère que le paramètre démographique, la Russie, en dépit de sa dépopulation, ne peut pas être considérée comme une puissance négligeable au XXIe siècle.

Notes

(1) Voir le site de la revue : www​.population​-et​-avenir​.com.

(2) Jean-Paul Sardon, Gérard Calot, « Les incroyables variations historiques de la fécondité dans les pays européens. Des leçons essentielles pour la prospective », Les Analyses de Population & Avenir, n°4, décembre 2018 (https://​www​.cairn​.info/​r​e​v​u​e​-​a​n​a​l​y​s​e​s​-​d​e​-​p​o​p​u​l​a​t​i​o​n​-​e​t​-​a​v​e​n​i​r​-​2​0​1​8​-​1​4​-​p​a​g​e​-​1​.​htm).

(3) Gérard-François Dumont, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.

Gérard-François Dumont

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