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vendredi 6 décembre 2024

De l’économie du drone naval à une nouvelle ère ?

 

Quelles réflexions peut-on apporter au contexte actuel en matière de drones navals ? Ces appareils s’inscrivent dans un espace de conflictualité, complexe et inattendu, qui favorise leur utilisation (1). Ils produisent des effets psychologiques certains, peuvent être considérés comme de réels outils de pression, voire au-delà engendrer des pertes. Mais face à l’intensification de la conflictualité en mer, l’emploi des drones navals ne constitue pas une rupture en soi, dans la mesure où les progrès inhérents à leur technologie sont des facilitateurs et gages de succès opérationnels.

Les réflexions développées par le vice-amiral français Raoul Castex dans Théories stratégiques (entre 1929 et 1935) n’ont jamais été autant d’actualité. La stratégie maritime et la géopolitique occupent une place de premier rang, de même que l’évolution des développements techniques. Les déplacements des espaces de confrontation viennent accentuer le fait que nous sommes obligés de penser en dehors des cadres habituels, phénomène qui s’associe à la banalisation de technologies comme celles des drones. En raison d’une mondialisation de plus en plus importante et axée vers la mer, la maitrise de cet espace est devenue primordiale, aussi bien pour des raisons de stratégie militaire que de dépendance économique, ce qui lui confère de facto un caractère fortement dual.

Cette évolution passe par la nécessité de pouvoir mettre en œuvre des équipements capables d’assurer une projection de puissance en mer (2). C’est le cas des drones. Ainsi, depuis moins de dix ans, les exemples se multiplient en ce sens. En mer de Chine méridionale, les États-Unis, la Chine, Singapour, l’Indonésie (3) ont recours à ce type d’appareils de surface ou sous-marins pour l’exploration, l’exploitation de ressources, la surveillance, et font l’objet de grandes tensions avec en arrière-plan la compétition de puissance. Les derniers conflits comme celui de l’Ukraine [voir p. 84] mettent en lumière une utilisation inédite combinant drones aériens et de surface, avec pour résultat de déstabiliser la partie adverse (4). La multiplication des attaques, contre des navires de guerre et des navires commerciaux, via l’emploi de drones par les rebelles houthis — soutenus par l’Iran au Yémen — depuis octobre 2023 en mer Rouge montre également l’environnement marin comme un espace de très fortes tensions (5).

Sommes-nous dans une nouvelle ère ? 

Il apparait opportun de situer dans le temps les drones navals. Les premières expérimentations d’appareil sur l’eau et dirigé à distance sont réalisées à la toute fin du XIXe siècle par l’ingénieur d’origine serbe Nikola Tesla. Lors de l’Electrical Exhibition au Madison Square Garden (le 8 novembre 1898), il présente un prototype de bateau dirigé par onde radio, nommé le « Teleautomaton ».

Les progrès techniques et surtout les intérêts militaires du XXe siècle se caractérisent par le développement et l’expérimentation d’engins filoguidés, c’est-à-dire reliés par un câble de plusieurs mètres au navire. Un autre exemple peut être cité : la coopération entre les États-Unis et le Japon en 1967. Dans cette dynamique, Maizuri Heavy Industries du chantier naval de Kyoto réalise la construction du bateau d’entrainement auxiliaire Azuma, dont les principales caractéristiques sont de pouvoir récupérer et transporter en haute mer jusqu’à cinq drones aériens américains de type Firebee et de servir principalement à l’entrainement de tirs.

Les drones navals sont restés très discrets par rapport aux drones aériens faisant la une de la presse mondiale. Les récents conflits et les tensions dans de nombreux endroits du globe ont inversé cette tendance, les plaçant en pleine lumière. Pour y faire face, de nouveaux développements et le renforcement d’équipements militaires sont à pressentir.

À titre d’exemple, la France a mis en œuvre depuis la haute mer des drones tactiques, qui ouvriront la possibilité d’engager des missions de surveillance à celles de combat (6). De plus, dans le domaine de la guerre des mines, la marine française a engagé le renouvellement de ses équipements, notamment le système SLAM-F (système de lutte anti-mines futur), qui a pour objectif d’utiliser des drones de surface et sous-marins, ainsi que des sonars remorqués. La France s’est également engagée dans le développement d’un démonstrateur de sous-marin de combat sous l’égide de la Délégation générale de l’armement (DGA) et de l’industriel français Naval Group. En comparaison, l’US Navy prévoit à l’horizon 2045 d’acquérir une flotte de 373 navires et de 150 drones de surface et sous-marins.

Sans commune mesure, les nouveaux enjeux et les défis impliquent une plus forte mobilisation des alliés. Ainsi, le 9 septembre 2024, les pays membres de l’OTAN ont organisé dans la péninsule de Troia, au Portugal, un exercice « REPMUS 24 » qui est considéré comme le « plus grand exercice au monde d’expérimentation et de prototypage de robots s’appuyant sur l’exploitation de systèmes maritimes sans pilote » (robots sous-marins, drones aériens et moyens de surveillance spatiale) (7). De ces échanges, une feuille de route a été élaborée dans le cadre de l’initiative « vision pour l’océan numérique ». Cette mobilisation donne un signal fort de l’intérêt porté aux nouvelles exigences en mer.

Un « nouvel » espace de conflictualité : l’épineuse question des fonds océaniques

Selon le ministère chargé de la Mer et de la Pêche, les fonds marins demeurent inexplorés à 75 % (8). Ainsi, alors que le développement et l’utilisation de nouvelles technologies (électronique, semi-conducteurs, calculateurs de haute performance) nécessitent l’accès aux métaux et terres rares, ces matières premières sont inévitablement très recherchées, offrant aux États la capacité d’être indépendants et surtout puissants — les intérêts de nombreux acteurs privés se jouant également autour de cet échiquier marin. Après le « New Space », le « New Seabed ». Dans cette perspective, comme dans le secteur spatial, l’environnement maritime n’y échappe pas, et la compétition est très forte (9). En janvier 2024, la Norvège s’est distinguée en ouvrant une partie des fonds marins arctiques du pays à la prospection minière (10). La France, quant à elle, dans le cadre de la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, s’est engagée à placer les fonds marins comme un intérêt stratégique. De plus, la Marine nationale, en appui des travaux de l’Ifremer dans le cadre du projet « CORAL », est engagée depuis 2020 au développement d’un drone sous-marin, UlyX, en vue de se doter de moyens de surveillance et d’intervention dans les grands fonds marins (11).

Peu de pays maitrisent la technologie des drones sous-marins, mais elle suscite un engouement mondial (12). Cette tendance va certainement se renforcer plus encore dans le temps, le cout économique et les intérêts perçus pouvant être des accélérateurs de leur développement (13). Cet environnement maritime, au-delà de la question des grands enjeux économiques et capacitaires, pose la question de la sécurité (14) et de la « militarisation de l’eau ».

La « militarisation de l’eau » : la place des drones

Prenons l’exemple particulier de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. Durant le mois de décembre 2016, un drone sous-marin américain déployé depuis le navire d’enquête américain USNS Bowditch avait été intercepté par un navire chinois dans la zone économique exclusive (ZEE) des Philippines (15). Les États-Unis ont déclaré que le drone réalisait des missions de relevés océanographiques dans des eaux internationales. De plus, le caractère souverain du drone a été souligné. À plusieurs égards, même si l’appareil n’est pas « habité » par un être humain, il appartient à l’État qui l’utilise (16). De son côté, la Chine a insisté sur le caractère dangereux de l’appareil, d’où la nécessité de le saisir. Depuis, d’autres incidents ont eu lieu avec la capture à répétition de drones sous-marins. Dans la majorité des cas, leur origine reste inconnue, toutefois il est possible de dire que dans cette zone stratégique, les drones de toute taille servent certainement à l’espionnage et à la surveillance d’infrastructures sous-marines, c’est-à-dire des câbles de communication (17). Parallèlement, le recours à des drones dans cet espace soulève la question de leur légalité en mer, qui demeure pour l’instant face à un certain nombre de « zones grises » (18). La surenchère et la course technologique méritent une attention de premier ordre, car la simplicité d’accès et d’acquisition, ainsi que l’utilisation de systèmes autonomes peuvent contribuer à bouleverser l’équilibre des forces régionales (19).

L’accès à la mer et à sa maitrise est un facteur supplémentaire de puissance et la Chine en a bien conscience. Depuis environ dix ans, elle construit des iles artificielles ayant pour finalité d’y intégrer des bases militaires [voir p. 52]. Cela correspond à plusieurs ambitions, à savoir la nécessité de pouvoir mettre en œuvre des équipements capables d’assurer une projection de puissance en mer, de créer un « pays maritime fort » au-delà de la « première chaine d’iles », de protéger les routes maritimes, sans oublier le rival américain. En réponse, les pays voisins de la Chine — entre autres la Malaisie et les Philippines — sont en train d’engager une « dronisation » de leurs équipements. La généralisation d’une technologie militaire autonome, boostée d’intelligence artificielle (IA) et l’éventualité d’une mise en déséquilibre de la sécurité régionale suscitent de grandes inquiétudes dans la zone (20). L’évolution que l’on connait actuellement viendra certainement plus encore remettre en question la manière d’envisager l’espace maritime face aux enjeux de la conflictualité et de la technologie.

En conclusion, les drones navals, étant aussi bien des outils au service de la mer que des vecteurs de menaces, la surprise stratégique chère à Clausewitz ne semble pas si éloignée (21) et nous engage à penser autrement.

Notes

(1) Tout dépend des types de drones considérés, mais ils peuvent être peu couteux, faciles d’emploi et permettant d’éloigner l’homme du combat.

(2) Océane Zubeldia, « Les drones au service de la mer : un outil en pleine évolution ? », in L’océan numérique, Cyrille Poirier-Coutansais, édition des Équateurs, p. 48-58, 2024.

(3) Nombre de pays qui n’est pas exhaustif.

(4) Emmanuel Grynszpan et Elise Vincent, « Guerre en Ukraine : pour la premier fois, Kiev a utilisé des drones-suicides navals contre la flotte russe en Crimée », Le Monde, 4 novembre 2022.

(5) Philippe Mischkowsky, « Moyen-Orient : Les houthistes abattent un drone américain et multiplient les opérations “politiques” », Courrier international, 9 novembre 2023.

(6) Guillaume Pinget, « Dronisation ; quels impacts pour le groupe aéronaval du futur ? », Études Marines, n° 26, mai 2024, p. 62-67.

(7) NATO Review, « Coup d’accélérateur, au Portugal, pour l’initiative « océan numérique » de l’OTAN », 23 septembre 2024.

(8) Ministère chargé de la Mer et de la Pêche, « Ulyx, le nouvel engin sous-marin de la Flotte océonographique française, pour mieux connaitre l’océan et les grands fonds », 19 novembre 2020.

(9) Jean-Baptiste Soubrier, « Les fonds océaniques, un espace stratégique pour les armées françaises », Revue Défense Nationale, hors-série, 2021, p. 125-138.

(10) « La Norvège lance la prospection minière de ses fonds marins », Les Échos, 10 janvier 2024.

(11) Ministère chargé de la Mer et de la Pêche, op. cit.

(12) Les États-Unis, la Russie et la Chine maitrisent cette technologie, tandis que le Royaume-Uni, l’Allemagne et le Japon ont l’ambition de la développer.

(13) Jacquelyn Schneider, « Looking back to look forward : Autonomous systems, military revolutions, and the importance of cost », Journal of Strategic Studies, n° 47, vol. 1, 24 janvier 2023, p. 162-184.

(14) En septembre 2022, la mer Baltique est le théâtre d’incidents, notamment des fuites provenant des gazoducs Nord Stream 1 et 2 qui ont amené les autorités suédoises à demander une enquête pour sabotage aggravé. L’hypothèse retenue, une fois celle de l’accident mise de côté, serait que des drones sous-marins auraient été vecteurs des dommages sur les gazoducs.

(15) Ce drone a la capacité de « planer » sous l’eau et peut effectuer des missions de précision de manière équivalente aux satellites, mais sous la surface.

(16) Louis le Pivain, « Les drones navals : outils de souveraineté », Les Cahiers de la sécurité et de la justice, 2023, vol. 1, n° 57, p. 62-73.

(17) Océane Zubeldia, « Entre résilience et rupture : l’émergence d’un nouveau modèle technologique chinois ? », Monde chinois, n° 61, 2020, p. 39-59.

(18) Ibid.

(19) Austin Wyatt, The Disruptive Impact of Lethal Autonomous Weapons Systems Diffusion : Modern Melians and the Dawn of Robotic Warriors, Londres, Routledge, 2022, 248 p.

(20) Ibid.

(21) Océane Zubeldia, op. cit.

Océane Zubeldia

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