La destitution du président sud-coréen suite à sa désastreuse déclaration de loi martiale a déclenché une course contre la montre pour le très controversé leader de l’opposition.
« Yoon a le droit d’échouer, mais le devoir d’essayer, et par-dessus tout l’obligation de ne pas trahir sur l’essentiel. » Le moins que l’on puisse dire est que nos vœux au lendemain de l’élection de Yoon Suk-yeol* à la présidence de la République sud-coréenne n’ont pas vraiment été exaucés.
Dès le départ, on savait sa tâche très compliquée par une opposition obstructionniste contrôlant l’assemblée, son inexpérience politique, sa propension à accumuler les gaffes, et son rattachement par défaut à une famille politique plombée par des extrémistes.
Sa seule voie possible semblait de gouverner par le centre, en s’appuyant sur les réformateurs modérés des deux bords, mais Yoon n’a jamais vraiment fait preuve de souplesse et s’est entouré de personnalités controversées. Surtout, il s’est obstiné à protéger les membres de son camp d’une justice qu’il était précisément supposé restaurer suite aux abus de son prédécesseur. Lui, l’ancien procureur incorruptible porté au pouvoir pour avoir défendu l’indépendance de la justice, aura utilisé tous les moyens pour éviter toute enquête à l’encontre de son épouse, pourtant mêlée à une collection de scandales.
À part lorsqu’il pousse la chansonnette à la Maison Blanche, Yoon ne cherche pas vraiment à plaire ou à verser dans le populisme, n’hésitant pas à foncer tête baissée dans des réformes aussi délicates que nécessaires comme dans la santé. À fond avec les États-Unis, il s’est par ailleurs fortement investi pour une défense commune avec les alliés dans la région ou en faveur de l’Ukraine. La volonté de ce fonceur de réveiller la compétitivité du pays a aidé l’administration a stimuler l’innovation.
Mais ses éléments les plus conservateurs ont fait reculer le pays au classement sur l’indice de liberté de la presse, et le rapprochement diplomatique avec le Japon s’est opéré en mettant en sourdine des causes aussi sensibles que celle des « femmes de réconfort ». Et si son prédécesseur Moon Jae-in avait poussé le rapprochement avec les voisins du Nord un peu trop loin (au point d’affaiblir la sécurité nationale), Yoon a braqué le curseur vers l’autre extrême et les relations sont au plus bas, surtout depuis que Kim Jong-un a trouvé en Vladimir Poutine un moyen de contrebalancer sa dépendance à Pékin.
En face, l’opposition a fait obstruction à outrance. Non seulement pour défendre Lee Jae-myung sous le coup de nombreuses poursuites judiciaires, mais aussi pour paralyser toute action du gouvernement, même lorsqu’il s’agissait de sauver l’économie ou de défendre l’intérêt national comme dans un cas d’espionnage. Au point que de nombreux militants de gauche ne reconnaissent plus un parti plus vraiment progressiste.
Loi martiale déclarée sans coup de force préalable
Mais le très impopulaire Yoon doit sa cuisante défaite aux législatives de l’an dernier au moins autant à ses propres fautes qu’à ce torpillage en règle par l’opposition. Il est le premier président sud-coréen à faire face sur l’ensemble de son mandat à une opposition majoritaire – si majoritaire qu’elle frise les deux tiers donnant quasiment tous pouvoirs. Sauf que Yoon Suk-yeol n’a aucune chance de mener son mandat à son terme puisqu’il vient d’être destitué par cette même assemblée, suffisamment de membres de son parti ayant rejoint l’opposition lors du second vote du 14 décembre.
Cette destitution faisait peu de doute suite à son ahurissante déclaration de loi martiale dans la soirée du 4 décembre dernier. On savait l’opposition sur le point de forcer sa chance et de faire sauter le dernier verrou dans l’appareil judiciaire pour protéger Lee Jae-myung (et le remplacer par un juge nommé par Moon Jae-in), mais de là à déclencher l’arme nucléaire politique, le pays tout entier est tombé des nues.
À commencer par le cabinet, convoqué et prévenu à la dernière minute par un président si procédurier qu’il a fait sa déclaration de loi martiale à la télévision avant même d’engager la moindre action. Tout coup d’État qui se respecte déclare la loi martiale après avoir pris le contrôle des médias, de l’opposition, et bien sûr des appareils policiers et militaires. Pour le coup d’éclat de Yoon, seul le ministre de la Défense était dans la boucle, et les troupes d’élite envoyées à l’assemblée pensaient au départ mener une opération spéciale en Corée du Nord.
Quelques minutes après cette déclaration surréaliste, il paraissait déjà évident que l’opération allait faire long feu. Le président le plus impopulaire n’avait dès le départ aucune chance d’être suivi et de mettre en place une loi martiale. Il suffisait de voir les médias attendre tranquillement à l’assemblée et les députés des deux camps arriver sans véritable résistance : à leur tête, Lee Jae-myung pour l’opposition et Han Dong-hoon pour le PPP de Yoon, qui avaient tous deux dénoncé le coup de force du président. Il était clair qu’un vote unanime allait avoir lieu très tôt, annulant de facto l’état de loi martiale. Un retrait confirmé peu de temps après par Yoon à la télévision. Rideau.
Aucun coup de feu, aucune victime, à part bien sûr ce président qui se tire une balle dans le pied et donne à ses adversaires politiques une incroyable occasion de poser en héros résistants. Cet épisode tragi-comique aura prouvé à quel point Yoon Suk-yeol s’était déconnecté de toute réalité politique. Incapable de prendre le moindre recul sur lui-même, il s’est jusqu’au bout enfermé dans la peau du procureur. Obsédé par la démonstration de la culpabilité de sa cible, il n’a jamais su se muer en avocat de sa propre cause, avec le jugement nécessaire pour s’autocritiquer. Il n’a jamais su apprécier réellement la situation ni l’optique désastreuse de sa décision.
Le passif du coup d’État de Chun
Alors pourquoi ce coup de folie ? Yoon l’a justifié par la dérive dictatoriale de l’opposition parlementaire, des risques clairs et imminents pour la sécurité nationale, la mise en péril de l’économie, la trahison en faveur de la Corée du Nord, ou encore une atteinte à l’intégrité des élections.
Tout ne relève pas de la paranoïa : il est vrai que l’opposition a altéré l’équilibre des pouvoirs et qu’elle était sur le point d’abuser à nouveau du sien pour faire basculer le pouvoir judiciaire totalement dans son camp, qu’une minorité d’extrémistes roule pour Pyongyang, et que les blocages législatifs coûtent très chers à la compétitivité du pays comme à sa sécurité – le rejet d’un projet de loi a permis à un espion pourtant pris la main dans le sac de ne pas être poursuivi. Mais si quelques incidents troublants ont effectivement émaillé l’élection présidentielle de 2022 sans en modifier le résultat, le score de 2024 semble conforme aux tendances relevées dans les sondages.
Quoi qu’il en soit, déclarer la loi martiale n’est absolument pas la façon pour un président élu de justesse et ultra impopulaire de traiter une majorité parlementaire largement élue deux ans après lui. Et surtout pas en Corée du Sud, un pays où le peuple ne laissera jamais passer une chose pareille après ce qu’il a vécu, en particulier sous son dictateur le plus honni Chun Doo-hwan, coupable d’un violent coup d’État 45 ans plus tôt presque jour pour jour, le 12 décembre 1979 (voir le film 12.12 The Day pour une version à peine romancée), puis déclencheur de la dernière loi martiale quelques mois plus tard, dans la foulée de son massacre massif d’opposants à Gwangju. D’où l’incrédulité de voir Yoon se lancer dans une opération qui dès le départ ne pouvait donner lieu qu’à sa démission ou sa destitution.
Si le parti de Yoon a boycotté le vote de destitution du 7 décembre, le rendant caduc en raison du nombre insuffisant de participants, il a pris part à celui du 14, Han Dong-hoon ayant dénoncé le refus du président de céder le pouvoir. La vaste majorité des députés de droite votera contre, mais la destitution passera finalement de quatre voix.
Qu’est devenu le jeune Yoon Suk-yeol qui avait mené un procès fictif de Chun ? Qu’est devenu le procureur Yoon Suk-yeol, qui avait contribué à la destitution de la présidente Park Geun-hye ? Un leader pathétique qui a trahit le peuple, sa mission première et sa propre mémoire.
Lee Jae-myung comme Donald Trump ?
On a vu comment la trahison par Moon Jae-in de la mémoire de Roh Moo-hyun avait créé la candidature de Yoon*. Aujourd’hui, le suicide politique de ce dernier offre un formidable coup de pouce à celle de son rival Lee Jae-myung, qui n’en espérait pas tant même dans ses rêves les plus fous.
Si les caméras du monde entier braquées sur lui ne suffisaient pas, l’immense favori des sondages (désormais six fois plus d’intentions de vote que son premier poursuivant) a pris le soin de se « selfiser », enjambant la haie de l’assemblée le soir de la déclaration de la loi martiale – ah, si Mitterrand avait eu un smartphone pour son épisode de l’Observatoire…
Personne ne semble en mesure de résister à Lee Jae-myung. Ni Han Dong-hoon, plombé par son boycott du premier vote de destitution, ni même Ahn Cheol-soo, l’un des trois seuls membres du PPP à y avoir pris part, mais trop centriste pour réussir dans un pays aussi divisé. L’ambitieux maire de Séoul Oh Se-hoon pourrait être tenté, mais il risquerait de perdre son poste et n’a aucune chance dans les sondages. Comme après la destitution de Park Geun-hye, le PPP va perdre les élections et changer de nom sans parvenir à se réformer, toujours tiraillé entre des forces autodestructrices (hyper-conservateurs, anti-féministes, fondamentalistes, anti-LGBT, K-MAGA nourris aux théories du complot…).
La seule question qui compte maintenant, c’est de savoir si le très controversé Lee Jae-myung parviendra, comme Donald Trump, à éviter la justice jusqu’aux élections.
D’un côté, le conseil constitutionnel a six mois pour se prononcer. Il lui en a fallu trois pour annuler la destitution injustifiée de Roh Moo-hyun et cinq pour celle, demandée par la quasi-totalité de la population mais constitutionnellement plus discutable, de Park Geun-hye. Cela peut aller très vite pour (ou plutôt contre) Yoon. L’élection devra être alors tenue sous 60 jours. Mais l’assemblée voudra aller au plus vite pour aider Lee qui, de son côté, peut faire traîner six mois entre ses jugements et ses appels…
La Corée du Sud a une fois de plus démontré qu’elle reste une démocratie très vivante, grâce à un peuple capable de tout renverser pour la défendre. Mais même après la déchéance de Yoon, elle n’en a pas fini avec les leaders à remplacer.
Stéphane Mot