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vendredi 22 novembre 2024

L’Union européenne et sa sécurité alimentaire

 

De la crise économique et financière de 2007-2013 jusqu’à la guerre en Ukraine, en passant par la pandémie de Covid-19, l’économie mondiale a connu une série de chocs qui ont eu la particularité de restaurer la notion de sécurité alimentaire et de la faire figurer dans la liste des principaux défis à relever au cours de ce XXIe siècle. Dans le cadre du conflit au Proche-Orient, le sort d’un pays comme le Liban en matière d’approvisionnement alimentaire s’est invité dans l’équation géopolitique, comme pour montrer que la sécurité alimentaire était un objectif précaire. A priori, la question de la sécurité alimentaire concerne avant tout les pays les plus vulnérables, ceux qui ne sont généralement pas dotés des moyens idoines pour produire (terres cultivables, eau, intrants, machines agricoles, politiques publiques de soutien aux agriculteurs). On connait la longue liste des nations pouvant être classées dans des zones de haute sismicité alimentaire, liste qui regroupe principalement les nations du continent africain.

Par contraste, il serait incongru de se pencher sur le cas de l’Union européenne (UE), zone du monde richement dotée en terres fertiles, en eau, en matériels agricoles, et dont l’agriculture est, depuis plus de soixante ans, soutenue par une politique agricole commune (PAC) qui a propulsé plusieurs de ses États membres vers l’autosuffisance alimentaire et les a même parfois placés au rang de grandes puissances exportatrices (Pays-Bas, France, Espagne, Allemagne, Espagne, Pologne). L’examen des statistiques des échanges mondiaux des produits agricoles et alimentaires montre que cette réussite productive s’est traduite par la formation de surplus exportables élevés et durables, plaçant l’UE à 27 au rang de première puissance exportatrice mondiale (voir tableau ci-dessous). Largement renforcée par les élargissements successifs et par une demande mondiale croissante adressée à l’UE, le leadership mondial qu’elle occupe a distancé les États-Unis, relégués au second plan à partir du début des années 2000. L’UE à 27 pèse pour 34 % des exportations mondiales de produits agricoles et alimentaires (intra et extracommunautaires réunies) et pour 12,2 % si l’on ne retient que les seuls flux extracommunautaires. Alors qu’ils étaient les premiers exportateurs mondiaux jusqu’en 2000, avec 13 % des exportations mondiales, les États-Unis ont été supplantés par l’UE. Ils ne représentaient plus en 2022 que 9,5 % du total mondial.

La conjugaison de son autosuffisance et de son positionnement sur les marchés mondiaux met l’UE à l’écart de toute interrogation sur sa propre sécurité alimentaire. Mais les chocs évoqués plus haut, auxquels il convient d’adjoindre le défi climatique, les tensions géopolitiques actuelles qui se multiplient, la mise au jour de certaines dépendances dans des produits en provenance de nations avec lesquelles l’UE est désormais en conflit géopolitique ou commercial — conflits qui participent de la fragmentation du monde —, ont conduit à restaurer la légitimité de cette notion de sécurité et, en surplomb, celle de souveraineté alimentaire, laquelle est portée par la France depuis 2020. L’UE est-elle alors durablement à l’abri d’une quelconque forme d’insécurité alimentaire ? Il faut examiner les facteurs qui pourraient fissurer la certitude européenne selon laquelle elle ne serait pas, sur ce terrain, vulnérable.


L’histoire longue de la sécurité alimentaire en Europe

Lors du Conseil européen des 27 et 28 juin 2024, la sécurité alimentaire a été inscrite au rang des priorités pour l’UE sur la période 2024-2029, dans le cadre d’une « Europe prospère et compétitive », selon les termes de la présidente de la Commission. 

La garantie d’une sécurité alimentaire est indissociable d’un secteur agricole dynamique, adapté aux défis découlant du changement climatique. Selon la Commission et le Conseil, il n’y a pas, en l’état actuel des choses, de menaces particulières pesant sur cette sécurité alimentaire, bien que l’on constate depuis plusieurs années une élévation des importations de produits agricoles et alimentaires qui atteste des dépendances dans lesquelles l’UE s’est installée, notamment dans le domaine des fertilisants et de l’alimentation du bétail. Bien entendu, les États membres ne sont pas exposés selon la même intensité à ces dépendances.

Si l’UE se caractérise par une absence relative de menaces sur sa sécurité alimentaire, elle le doit à une PAC qui a, depuis 1962, ouvert la voie à une agriculture productive et conquérante. Les gains de productivité obtenus ont permis de nourrir plus d’individus avec de moins en moins d’agriculteurs. Ces performances productives ont ensuite offert à l’UE la possibilité d’atteindre très rapidement l’objectif qu’elle s’était fixé dès le traité de Rome, à savoir l’autosuffisance alimentaire. Ce fut le cas en céréales, en sucre, en produits laitiers, ainsi qu’en viandes porcine, bovine et de volaille. Dès le début de la décennie 1970, cet objectif est atteint, laissant place à la formation de surplus exportables qui vont peu à peu consacrer l’UE comme puissance exportatrice, rivalisant ainsi avec les États-Unis dans ce secteur.

Les dépendances qui sont aujourd’hui celles de l’UE constituent des héritages des années passées. C’est le cas en particulier des approvisionnements en protéines végétales. L’UE est depuis le milieu des années 1960 structurellement importatrice de protéines végétales, notamment de soja sous forme de tourteaux, en provenance d’abord des États-Unis, puis de plus en plus du Brésil. S’agissant des fertilisants, la dépendance est d’une certaine manière double : dépendance en fertilisants et en produits fossiles comme le gaz pour les produire.

La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont agi comme des révélateurs puissants de ces dépendances : d’abord par les ruptures dans les chaines de valeur occasionnées par les confinements, ensuite par le biais des sanctions et autres embargos infligés à la Russie, qui ont eu pour répercussion d’assécher la source d’approvisionnement en engrais provenant de ce pays représentant près de 20 % des exportations mondiales (1). C’est pourquoi, face à cette source de vulnérabilité, l’UE affiche son ambition de préserver une sécurité alimentaire construite de longue date.

Des menaces à prendre en considération

Outre les réformes de la PAC qui, enclenchées en 1992, ont conduit à un affaissement des dispositifs de soutien, à une dégressivité des aides qui ont pu décourager les agriculteurs et aggravé le manque d’attractivité du métier, l’une des sources de l’insécurité alimentaire potentielle de l’UE réside dans son projet de neutralité carbone. C’est en effet en 2019-2020 que l’UE diffuse sa stratégie pour la décarbonation de l’économie et pour la sauvegarde de la biodiversité. Pour l’agriculture, ce sont les principes contenus dans le volet « De la ferme à la fourchette » (Farm to Fork) qui vont se déployer sur l’horizon 2030. Sans revenir sur ces principes désormais bien connus, il convient surtout de rappeler que ces ambitions agricoles ont donné lieu à des simulations réalisées par plusieurs organismes de recherche, par les services d’études de la Commission européenne ou bien par le ministère de l’Agriculture américain (USDA). Ces simulations convergeaient pour dire que l’application des principes de Farm to Fork conduirait à une diminution des volumes de production agricole de l’UE et, ipso facto, à un surcroit d’importations pour compenser le repli des productions (2).

D’une certaine manière, il a été considéré que le Pacte Vert pourrait constituer l’une des sources possibles, endogène, d’une érosion de la sécurité alimentaire de l’UE et d’une montée de sa dépendance. Certains États membres cherchent même, dans ce cadre européen, à aller plus loin. C’est le cas des Pays-Bas, qui ont engagé les éleveurs néerlandais sur la voie d’une décapitalisation dans les élevages laitiers, afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre issues de l’exploitation des vaches. Une telle trajectoire peut conduire à une diminution des disponibilités laitières, dont seront victimes les industriels produisant des produits laitiers, obligés alors d’importer du lait pour poursuivre la production par exemple de fromages. Le cas français est similaire, dans la mesure où, articulée à la baisse du cheptel laitier, l’érosion des effectifs d’éleveurs de vaches laitières compromet à terme les disponibilités en lait pour les industriels. Pour des raisons climatiques ou de choix stratégiques relatifs à la transition écologique, d’autres secteurs pourraient voir leur production se contracter (blé tendre, sucre, par exemple).

L’ouverture commerciale de l’UE aux productions agricoles provenant de pays tiers forme une menace plus externe, bien qu’elle relève de négociations menées par une Commission qui est mandatée par les États membres. Par ouverture commerciale, il faut entendre la multiplication des accords de libre-échange bilatéraux. Ukraine (céréales, volaille), Chili (fruits, viande bovine), Nouvelle-Zélande (poudre de lait, beurre, viande ovine), sans doute Mercosur (viande bovine, de volaille, soja, sucre) à la fin de l’année 2024 (au Sommet du G7 de novembre à Rio de Janeiro), ces accords convergent pour accentuer la pression concurrentielle qui pèse d’ores et déjà et pèsera davantage sur les agriculteurs européens. Les importations de volaille et de blé en provenance d’Ukraine ont récemment constitué le signe annonciateur d’un affaiblissement des productions agricoles de l’UE à 27, une crainte qui s’est manifestée durant la phase de colère des agriculteurs durant l’hiver 2023-2024 (Pologne, Hongrie, Roumanie, France, Pays-Bas notamment). L’entrée de l’Ukraine dans l’UE risque de ce point de vue de bouleverser les équilibres agricoles dans l’UE, en renforçant les différentiels de compétitivité entre les producteurs. Les agriculteurs allemands ont, durant leur mouvement de contestation, implicitement exprimé cette crainte de voir l’Allemagne sombrer dans la dépendance si l’État fédéral persistait dans sa stratégie d’écologisation des pratiques agricoles (3).

Le double pari dangereux de l’UE

La proximité d’une signature de l’accord de libre-échange avec le Mercosur risque d’attiser la grogne des agriculteurs européens, et singulièrement français, d’autant plus qu’elle interviendrait après une année 2024 catastrophique pour les récoltes en céréales et en oléoprotéagineux. Cet accord ajouterait un maillon supplémentaire à la chaine des risques qui, sournoisement, pourrait éroder la sécurité alimentaire de l’UE.

La Commission européenne fait pourtant le double pari que cette sécurité alimentaire pourrait être préservée d’une part par un recours accru aux importations et, d’autre part, par l’intégration de l’Ukraine dans l’UE. Ces importations enfonceraient l’UE dans la dépendance, dans un contexte où la fin de la guerre en Ukraine semble une perspective encore bien lointaine. D’autres nations agricoles, conscientes des dangers qui s’accumulent, ont fait un choix différent, associant structurellement la sécurité alimentaire à la production. À l’image de bien d’autres domaines, l’histoire a montré que l’on pouvait déconstruire ce qui avait été solidement construit.

Notes

(1) Voir Thierry Pouch, « Les engrais minéraux : l’autre atout stratégique de la Russie », Les Grands Dossiers de Diplomatie, no 81, aout-septembre 2024, p. 32-33.

(2) Se reporter à Angelo Di Mambro, Marine Raffray, « La nouvelle politique agricole commune entre deux mondes », Le Déméter, « Agriculture et alimentation : la durabilité à l’épreuve des faits », IRIS éditions, 2023, p. 73-93.

(3) L’Allemagne affiche le plus gros déficit commercial agroalimentaire de l’UE (15 milliards d’euros en moyenne chaque année), donc une dépendance élevée vis-à-vis des importations. Voir à ce sujet Kristina Mensah, Bettina Rudloff (2023), « Épis et alliances. La politique agricole allemande, française et européenne, entre souveraineté alimentaire et environnement », Notes de l’IFRI, no 35, décembre 2023, p. 1-30 (https://​rebrand​.ly/​s​e​x​g​u33).

Thierry Pouch

areion24.news