Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

samedi 30 novembre 2024

Fin de transition au Tchad

 

Trois ans après avoir pris le pouvoir, suite à la mort de son père, le général Mahamat Idriss Déby Itno a été élu président de la République du Tchad dès le premier tour de l’élection. Confronté à un environnement régional particulièrement délicat et à de nombreux défis internes, de multiples interrogations surgissent dans ce qui apparait trop évidemment comme une succession dynastique.

Le 23 mai 2024, l’investiture de Mahamat Idriss Déby Itno, « Kaka » (1), marquait la fin d’une transition débutée trois ans plus tôt à la mort de son père, le maréchal et président Idriss Déby, tué lors d’un affrontement contre un mouvement armé, le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), dans le Nord-Ouest du pays. La trajectoire tchadienne rompt avec celle des autres expériences prétoriennes au Sahel, au moins à deux niveaux. D’une part, la transition militaire marque une continuité politique par rapport au régime précédent et euphémise la rupture constitutionnelle décidée alors, puisque Mahamat Kaka a été coopté par un quarteron de militaires sans que la loi ne soit respectée dans sa lettre et son esprit. De l’autre, cette transition a pris fin dans les temps indiqués par les nouvelles autorités en 2021 : le Tchad ne procède donc pas comme le Mali et ses voisins, pays où les juntes s’accrochent à tout cout au pouvoir.

La transition tchadienne a nourri de nombreux espoirs qui se sont pour beaucoup évaporés dans les aléas de la vie politique. Mais faut-il pour autant en conclure que rien ne s’est passé ? Ensuite, le nouveau régime issu de la transition fait face à une situation régionale compliquée et les jeux de pouvoir internationaux lui octroient une importance plus grande (et donc des ressources plus conséquentes) mais font peser des dangers nouveaux sur sa stabilité interne. Enfin, le Tchad hier et aujourd’hui n’échappe pas à des interrogations stratégiques sur sa viabilité sociale et économique qui dépassent le cadre des compétitions politiques courantes. Cet horizon délicat devrait définir un ensemble de politiques publiques de moyen et long terme qui sont aujourd’hui absentes du débat public.

Une transition riche en espoirs…

La mort du maréchal Idriss Déby Itno, le 20 avril 2021, quelques jours après l’annonce de sa sixième victoire à l’élection présidentielle, a constitué un choc pour les tenants de son régime. Les militaires qui en avaient constitué la colonne vertébrale se sont rapidement mis d’accord sur la mise en place d’une transition avec à sa tête Mahamat Kaka, qui était alors le chef de la DGSSIE (2), en dépit (ou à cause) de son relatif anonymat. Discret, tout entier au service de son père et bénéficiant d’une très bonne opinion auprès de ses soldats, il n’avait jamais fait parler de lui pour des frasques réelles ou imaginaires, à l’inverse de nombre des plus proches parents d’Idriss Déby Itno. Sa jeunesse constituait également un point positif dans une société où près de 50 % de la population a moins de 15 ans (3).

Sans doute, habilement conseillé par les alliés traditionnels de son père, Mahamat Kaka allait alors jouer une partition originale qui créerait l’espoir d’un changement réel, d’une transition d’un autoritarisme vers un régime plus ouvert. Pourtant, la multiplication des nominations au sein de l’appareil militaire et sécuritaire et l’absence de consignes claires sur la démilitarisation du maintien de l’ordre et de l’administration locale, autant que le rythme de la transition, incitaient à une lecture plus pessimiste. Une double lecture peu à peu s’imposait.

…et désillusions

D’une part, le régime de transition multipliait les prises de contact à l’étranger pour faire rentrer activistes et blogueurs, opposants et anciens rebelles. Le point d’orgue de cette politique de réconciliation était sans doute la réunion organisée à Doha au printemps 2022 qui était censée réunir les organisations politico-militaires qui avaient fait le coup de feu contre le régime à un moment ou à un autre depuis vingt ans. L’accord conclu en aout 2022 permettait de lancer un Dialogue national inclusif et souverain (DNIS) doté d’un agenda ambitieux et d’une liberté de ton qui surprit au Tchad. L’atmosphère était donc à la décompression autoritaire.

D’autre part, les mêmes événements suscitaient des réserves, des critiques et finalement des oppositions. La réunion de Doha réunissait bien plus que les dirigeants de groupes armés qui s’étaient souvent divisés avec le temps et dont le nombre réel de combattants était sujet à caution. Si un accord pour faire rentrer le plus d’opposants était considéré comme très positif, de sérieuses inquiétudes se manifestaient sur l’absence d’épaisseur politique de l’accord de Doha qui se résumait à un projet de DDR [désarmement, démobilisation et réinsertion] dont le financement n’était pas acquis. Rien n’était dit sur la résolution des problèmes qui avaient suscité ces rebellions, ni sur les réformes nécessaires pour éviter de nouvelles dissidences armées.

Le DNIS évoquait des problèmes concrets qui avaient un écho dans la population mais l’exercice apparaissait sous contrôle et souvent purement rhétorique. Les multiples recommandations posaient le problème de leur mise en œuvre, ce qui fut fait de manière biaisée et très sélective. De plus, le DNIS levait opportunément l’obligation faite à Mahamat Kaka de ne pas se présenter à la future élection présidentielle — une condition imposée par l’Union africaine et appuyée par la France et les États-Unis en mal de justifier leur soutien aux militaires tchadiens après avoir vitupéré contre les juntes sahéliennes. D’autres aspects suscitaient une inquiétude croissante, tant la multiplication des nominations civiles et militaires faisait peu de cas des tensions budgétaires et de la baisse de qualité des services publics, notamment l’accès à l’eau, à l’électricité et au carburant.

La répression des manifestations du 20 octobre 2022, par le nombre de tués, de disparus et d’emprisonnés, ne pouvait que marquer les consciences et indiquait qu’une phase de la transition était bel et bien achevée (4). Ses organisateurs, les dirigeants du mouvement Wakit Tama, et Succès Masra, le leader du parti des Transformateurs, avaient manifesté à de multiples occasions leurs réserves sur le DNIS et sur des choix de la présidence qui consolidaient la continuité avec le régime précédent au lieu de l’ouverture annoncée. Les manifestations du 20 octobre ne pouvaient être, comme le prétendaient le président et son Premier ministre, une tentative de coup d’État (on n’attaque pas une armée bien entrainée et équipée avec des bâtons et des machettes), mais il est indubitable que dans de nombreux endroits les locaux du parti du Premier ministre, Saleh Kebzabo, furent attaqués et pillés : faute de s’attaquer au cœur du pouvoir, on réglait des comptes avec ses alliés. La brutalité de la répression était telle qu’elle obligeait à promettre une enquête internationale.

Ce durcissement était confirmé lors de la préparation du référendum constitutionnel et par l’annonce des résultats. Alors que les débats avaient été pluriels sur cette question, le gouvernement fit le choix de ne pas proposer à un référendum deux textes différents portant sur les modalités d’un État centralisé ou fédéral mais un seul, contrairement aux recommandations du DNIS. Surtout, les résultats du référendum correspondaient de très loin à ce que la population avait observé : une participation moindre. En publiant des chiffres à l’opposé de ce vécu, le régime de transition prenait deux risques : rappeler que les élections au Tchad avaient toujours été singulièrement rectifiées et que le vieux système restait omniprésent même si des faces plus jeunes apparaissaient dans les médias.

Le faux-semblant des élections 2024

Dans un tel contexte, le retour de Succès Masra en novembre 2023 et sa nomination comme Premier ministre le 1er janvier 2024, à quelques mois des élections présidentielles, faisait figure de faux-semblant. L’accord de Kinshasa, signé par lui et Mahamat Kaka, en permettant une amnistie pour toutes les violences du 20 octobre, garantissait une impunité totale aux forces de l’ordre, un thème important des débats du DNIS. Quant au comportement du Premier ministre Masra pendant ses quelques mois d’activité, il différait peu de celui de son prédécesseur, sauf à prêter grande importance aux discours.

Surtout, la mort d’un opposant, Yaya Dillo Djérou, le 28 février, radicalisait les points de vue. Le Premier ministre, alors en déplacement à Washington, manifestait sur les réseaux sociaux sa fidélité au président (ce dont personne ne pouvait lui faire grief), mais aussi aux forces de défense et de sécurité qui étaient accusées d’avoir mené l’attaque des locaux de l’opposant et de l’avoir exécuté. L’affaire était compliquée, les preuves limitées, mais les opposants attendaient de Succès Masra une attitude plus prudente, simplement légaliste. Ce ne fut pas le cas.

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la campagne électorale et la victoire de Mahamat Kaka. Ce qu’on peut affirmer, c’est que le jeune général que trop de monde décrivait simplement comme le fils de son père, a réussi à se maintenir au pouvoir durant toute la transition en dépit des soubresauts dans l’appareil militaire et des moments de crise. Sous la guise des nominations et de la promotion d’officiers généraux, il faut sans doute pointer une double politique, la mise à la retraite d’officiers supérieurs plus acquis au père qu’au fils et une lente évolution qui vise à augmenter la proportion de cadres qui sont du même groupe ethnique (gorane) que la mère du président. On en conviendra, cela fait peu en termes de démocratisation, mais il est patent que le nouveau régime initié en mai 2024 va devoir encore se transformer juste pour répondre aux besoins de sa pérennisation. Ces évolutions rendront-elles la démocratisation plus tangible ? On peut en douter.

Une politique extérieure dictée par plusieurs priorités

Pour le pouvoir en place, il s’agissait d’abord d’amadouer les instances internationales, de réduire les sanctions que pouvait déclencher une prise de pouvoir si peu orthodoxe : l’enjeu était politique mais aussi financier, le Tchad ayant structurellement des problèmes à boucler son budget. Il fallait ensuite mener la transition avec son agenda de dialogues et de retour d’exilés qui avait un cout réel tant les conditions matérielles de ce retour étaient importantes. Il fallait aussi affaiblir les groupes armés qui espéraient capitaliser sur la mort d’Idriss Déby ou ceux que les événements de la transition allaient possiblement cristalliser. Il fallait enfin se situer dans une série de crises qui affectaient les voisins immédiats, la République centrafricaine, le Niger et bientôt, après le coup d’État d’octobre 2021, la guerre au Soudan à partir du 15 avril 2023.

Le nouveau dirigeant tchadien bénéficiait cependant d’une conjoncture exceptionnelle. La France s’étant précipitée pour l’accompagner et minimiser les possibles oppositions internationales, le nouveau régime bénéficiait d’une écoute conciliante qui avait singulièrement manqué pour les autres pays sahéliens. L’Union africaine et son Conseil de paix et de sécurité restaient relativement inflexibles, mais Mahamat Kaka et ses proches voulurent y voir les seules ambitions de Moussa Faki, ancien Premier ministre du Tchad. La normalisation internationale du nouveau régime n’a donc pas été un véritable enjeu, même après le coup d’État au Niger en juillet 2023.

Une configuration régionale particulièrement délicate

Les relations du Tchad avec ses voisins se révélaient cependant plus compliquées à gérer dans la durée. Pour défaire ou affaiblir le FACT et ses homologues basés en Libye, il fallait non seulement proposer le dialogue à Doha mais aussi opter pour l’action militaire en profitant des renseignements et des moyens de pression d’alliés comme la France et les Émirats arabes unis (EAU) sur le maréchal Khalifa Belqasim Haftar. En effet, le FACT avait refusé de signer l’accord de Doha en aout 2022 et faisait toujours planer un danger compte tenu du climat politique après les événements du 20 octobre 2022. Pendant l’été 2023, grâce à ses alliés, Ndjamena obtenait l’aide d’Haftar pour isoler le FACT et le contraindre à quitter la Libye en novembre non sans avoir perdu des cadres importants et des combattants.

De la même manière, l’armée tchadienne obtenait un blanc-seing de Bangui pour procéder à des opérations militaires dans le Nord de la République centrafricaine (RCA), jusqu’aux environs de Paoua pour détruire des camps qui auraient pu accueillir des partisans des Transformateurs radicalisés après la répression du 20 octobre 2022. Cette opération, officiellement conduite avec les Forces armées centrafricaines, ne suscitait aucune réaction de Wagner dont un camp était à proximité de la zone d’opérations, preuve s’il en fallait que des négociations préalables avaient eu lieu. Le président Macron avait renoué, pour la première fois après deux ans d’isolement, avec son homologue centrafricain à Libreville en mars 2023, deux mois avant cette opération. La frontière entre les deux pays, officiellement fermée depuis 2014, était rouverte juste après l’investiture de Mahamat Kaka et une opération militaire conjointe menée contre des groupes armés centrafricains (5).

Le casse-tête de la crise soudanaise

Mais le véritable casse-tête pour le régime de transition au Tchad était créé par la guerre entre les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdan Dagolo Hemedti et le chef de l’armée soudanaise (les SAF), le général Abdel Fattah al-Burhan, à partir d’avril 2023. Ce conflit avait des implications fortes sur la stabilité au Tchad pour plusieurs raisons. Cet affrontement interrogeait la sécurisation de la zone frontalière et les alliances extrarégionales, obligeant Ndjamena à se positionner face à la compétition entre États du Golfe et à l’activisme russe dans son voisinage immédiat, au Niger, en Libye, au Soudan et en RCA.

En effet, les FSR, une force paramilitaire bien entrainée et équipée, recrutaient dans les communautés arabes du Darfour mais aussi de l’Est du Soudan et on retrouvait parmi ses membres d’anciens rebelles tchadiens des années 2000. Hemedti, de plus, avait entretenu de bonnes relations avec Idriss Déby et des opérateurs économiques tchadiens. L’ambivalence des liens devait être soulignée. Si les FSR perdaient leur guerre, il était probable que certains de ses combattants tentent un retour au Tchad avec armes et bagages, remettant en cause non seulement la paix civile dans l’Est du Tchad ; mais peut-être aussi le pouvoir à Ndjamena.

Les liens avec le général Burhan étaient plutôt indirects à cause des liens avec Le Caire ou la solidarité ethnique des Zaghawas. L’Égypte considérait Burhan comme le seul possible dirigeant pour le Soudan et Ndjamena avait accru considérablement ses liens avec Le Caire dans les dernières années. De nombreux dirigeants tchadiens y possédaient des biens et le maréchal Al-Sissi avait fait libérer l’opposant Tom Erdimi, ce qui avait permis d’obtenir un accord à Doha. Mais il y avait une autre raison, qui touchait à la nature du pouvoir au Tchad. Les groupes armés darfouris, signataires des accords de Juba en octobre 2020, étaient pour l’essentiel composés de Zaghawas, ethnie de Mahamat Kaka et majoritaire au sein de l’appareil militaire et sécuritaire tchadien. Neutres un temps, ils s’étaient positionnés en grande majorité derrière Burhan, alors que les troupes du général Hemedti gagnaient le contrôle de l’ensemble du Darfour.

Le positionnement du Tchad dans le conflit soudanais était lié à un autre problème qui était celui de l’état de ses finances publiques et de ses positionnements dans la compétition entre le Qatar et les EAU. En effet, comme le faisait récurremment son père, Mahamat Kaka résolvait nombre de problèmes par des dons, des nominations, sans même évoquer ici le problème du budget ordinaire de l’État. Les négociations de Doha entre février et aout 2022 avaient été prises en charge par le Qatar, mais ce dernier avait peu à peu pris ombrage du comportement des autorités tchadiennes qui avaient multiplié les invitations, tout en refusant d’aborder ce qui, pour Doha, constituait le cœur de sa médiation. Toujours est-il qu’à la signature des accords, le Qatar décida de se retirer, laissant le gouvernement gérer seul la mise en œuvre d’un accord que le Qatar jugeait insignifiant.

De façon homéostatique, les EAU s’impliquaient peu à peu et l’on peut penser qu’un tournant dans cette relation date de juin 2023, lorsque le président tchadien s’est rendu avec son entourage le plus proche à Abou Dhabi. À partir de cette date, la posture du Tchad évolua rapidement. D’une part, le discours de neutralité dans le conflit soudanais était démenti par le rôle important dans la logistique du soutien émirati aux FSR. Des convois d’armes, de munitions et de carburant transitaient ainsi par le Tchad. Il est probable que ces lignes de ravitaillement aient évolué avec les victoires de Hemedti puisque celui-ci, en juin 2024, contrôle pratiquement tout le Darfour, à l’exception de zones dans le Nord-Darfour, notamment sa capitale El Fasher, et donc dispose d’infrastructures aéroportuaires importantes qui n’obligent plus au transit par le Tchad. De l’autre, l’influence émiratie jouait à plein dans les négociations avec Haftar pour le démantèlement des groupes armés tchadiens au Sud de la Libye. De plus, Abou Dhabi promettait d’octroyer sous des formes diverses près de 1,4 milliard de dollars au Tchad.

En juin 2024, au jour où cet article est écrit, il n’est pas sûr que ce positionnement soit appelé à durer. Les EAU ont peu apprécié les campagnes internationales qui les rendent responsables des crimes de masse commis au Darfour. Sans doute cherchent-ils à acquérir une plus grande discrétion sans renier leurs alliances. De plus, on note une certaine insatisfaction vis-à-vis de leurs interlocuteurs tchadiens, qui n’ont pas su limiter suffisamment l’accès à l’information et qui se révèlent être des partenaires âpres au gain et toujours demandeurs. Surtout, Abou Dhabi note que le Qatar a décidé de reprendre langue avec le Tchad et que les Tchadiens se font plus insistants car ils ont l’espoir de financements alternatifs.

Si tel était le cas, le nouvel équilibre serait tout à fait instable. Certes, le Qatar n’a jamais caché ses sympathies pour les islamistes soudanais et le général Burhan, mais le Darfour est contrôlé par les forces de Hemedti qui pourraient alors voir le Tchad comme un territoire hostile. La poursuite du statu quo actuel impliquerait à terme l’arrivée sur le territoire tchadien de dizaines ou de centaines de milliers de réfugiés soudanais, notamment zaghawas, qui demanderaient un appui pour relancer la guerre au Darfour, mettant le pouvoir actuel dans une position impossible.

Une influence russe limitée

Au niveau de la politique intérieure, Mahamat Kaka a tenté de surfer sur le sentiment souverainiste, notamment mis en avant par les arabophones, pour se démarquer publiquement des Français et des Américains qui ont dû renoncer à une présence de leurs forces spéciales en avril 2024. Son voyage à Moscou en janvier 2024 a suscité d’amples commentaires. Mais il n’est pas sûr que le Tchad soit le Mali pour plusieurs raisons.

D’abord, la France, sans être forcément enthousiaste, s’est toujours retrouvée derrière Mahamat Kaka et celui-ci a plutôt joué le jeu, notamment en acceptant les troupes françaises obligées de quitter le Niger. Le régime tchadien en a retiré des avantages diplomatiques, la France jouant des coudes pour maintenir ou accroitre l’aide au régime au niveau de l’Union européenne et des institutions de Bretton Woods.

Ensuite, la Russie n’a pas grand-chose à offrir dans l’immédiat à Mahamat Kaka. Celui-ci peut déjà acheter des armes, voire obtenir le déploiement d’instructeurs russes sans aller à une confrontation avec les Français qui accepteraient de même la présence d’entreprises minières russes. La Russie, et c’est là la seule vraie et grande différence avec ses rivaux occidentaux, fournit une assurance-vie aux dirigeants à un prix élevé. Mais le régime tchadien en a-t-il besoin aujourd’hui ?

Plutôt que de voir les actuelles péripéties diplomatiques comme les signes d’un ralliement, on peut aussi y voir une gestion, plutôt habile, de plusieurs contraintes : les incitations du Niger à rejoindre le camp prorusse, l’encerclement du Tchad par des alliés de la Russie (Niger, Sud Libye, Soudan, RCA) et la nécessité de se faire valoir dans la négociation avec les Français et les États-Unis.

Une société sous tension

De nombreux habitants affirment aujourd’hui qu’il n’y a plus un Tchad mais au moins deux. La transition fut aussi le moment d’une extraordinaire frustration de ceux qu’on appelle les Sudistes et qui estiment que, Idriss Déby mort, le pouvoir devait leur revenir. Il ne faut pas sous-estimer les tensions qui existent entre différents secteurs de la population, même si l’on sait que le Nord est presque aussi divisé que le Sud dans son analyse de la transition et dans ses mécontentements.

Ces tensions dans le tissu social prennent de multiples formes et sont pour l’essentiel ignorées par le gouvernement, faute d’attention, de moyens ou de solutions. L’actuelle crise au Darfour et l’arrivée de centaines de milliers de nouveaux réfugiés qui rejoignent ceux arrivés il y a vingt ans montrent qu’on est resté au Tchad au niveau de l’humanitaire de substitution, que les stratégies de développement sont restées des mots vides de sens dans une grande partie du pays.

Ce qu’on appelle pudiquement les conflits intercommunautaires rappellent l’ampleur de la violence dans le monde rural à cause de la raréfaction des points d’eau, de pâturages et le besoin d’une administration désireuse de s’occuper de sa population, plutôt que de la taxer ou de privilégier un groupe contre un autre. Le réchauffement climatique n’est pas un vain mot au Tchad où la population souffre de vagues de chaleur meurtrières et d’inondations non moins dévastatrices. Plutôt que de gérer ces calamités par une action humanitaire toujours tardive et limitée, mieux vaudrait s’atteler à la définition d’une politique de prévention sur le moyen terme — un autre vœu pieux qui pourtant n’affecterait pas directement l’ordre politique.

Le nouveau dirigeant de ce pays, comme son père, doit prendre la mesure de ces exigences souvent élémentaires de la population et s’efforcer d’y répondre. Sinon, vingt ans après un échec majeur, les groupes politico-militaires pourraient retrouver un nouvel écho. La situation régionale s’y prête comme l’immobilisme actuel du nouveau pouvoir tchadien.

Notes

(1) Ce surnom signifie qu’il a grandi aux côtés de sa grand-mère maternelle.

(2) Direction générale des services de sécurité des institutions de l’État, principale composante des forces armées tchadiennes, aux côtés de l’Armée nationale du Tchad, de la Garde nationale nomade et de la Force d’intervention rapide.

(3) République du Tchad, ministère de la Prospective économique et des Partenariats internationaux, « Population », Institut national de la statistique, des études économiques et démographiques, s. d. (https://​www​.inseed​.td/​i​n​d​e​x​.​p​h​p​/​t​h​e​m​a​t​i​q​u​e​s​/​s​t​a​t​i​s​t​i​q​u​e​-​d​e​m​o​g​r​a​p​h​i​q​u​e​/​p​o​p​u​l​a​t​ion).

(4) La Commission nationale des droits de l’homme publiait un rapport en février 2023 qui évaluait le nombre de victimes à 128 morts et des centaines de blessés. Son président sera démis quelques semaines plus tard.

(5) Il s’agissait de l’Union des populations centrafricaines et du Mouvement du peuple centrafricain, organisations qui, par le passé, avaient entretenu de bonnes relations avec Ndjamena mais qui étaient soudain accusées de pactiser avec de possibles opposants tchadiens.

Roland Marchal

areion24.news