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lundi 11 novembre 2024

Chine : de l'essor des sex-toys à la "récession sexuelle"

 

Ce fut l’un des secteurs les moins durement touchés par la pandémie de Covid-19. Au contraire, la fabrication des sex-toys en Chine, ces objets de plaisir pour adulte, a même connu une nouvelle jeunesse grâce au confinement. Activité discrète mais dotée d’une croissance fulgurante par la vertu d’un simple clic sur Internet, combiné à un vaste réseau de livraison à domicile. Dans un pays où la sexualité demeure un sujet peu exploré par la majorité des jeunes, les sex-toys font florès dans le quotidien des femmes célibataires et des mariées.

Le 4 octobre dernier, les vingt-sept États membres de l’Union européenne ont finalement approuvé l’instauration de taxes sur l’importation de véhicules électriques chinois, dans le but de protéger l’industrie locale. En revanche, d’autres produits du quotidien, entièrement conçus et fabriqués en Chine, continuent d’être plébiscités par les consommateurs français, devenant peu à peu sans faire de vague une partie intégrante leur vie quotidienne.

Lors de la Fashion Week à Paris, pour la collection printemps-été 2025, la marque Osuga a fait son entrée aux côtés des grandes maisons. Le premier jour de l’automne, les invités au défilé de la créatrice d’origine chinoise Rui Zhou ont eu la surprise de trouver un produit Osuga en cadeau sur leurs sièges. En ouvrant ce présent, ils ont découvert un objet coloré à la texture agréable. La confusion initiale – comment se sert-on d’un tel engin, d’habitude invisible dans le commerce et sans mode d’emploi ? – a rapidement laissé place à des sourires éclatants sur les visages des invités. La marque chinoise spécialisée dans les sex-toys s’apprête ainsi à s’installer dans le marché européen, après s’être implanté aux États-Unis.

Malgré un contexte économique morose en Chine, avec des indicateurs de consommation en déclin depuis la pandémie, un domaine émergent continue de prospérer sans faire de bruit : les produits pour adultes (情趣用品, qingqu yongpin en chinois), propulsés par la démocratisation de l’e-commerce.

En évoquant des produits destinés aux adultes, on s’imagine tout de suite une boutique obscure, probablement malpropre, à l’ambiance glauque pour le moins, illuminée par un néon clignotant fait de quatre caractères chinois – « 成人用品 » (chengren yongpin, produits pour adultes) – et, bien évidemment, située à la lisière d’un quartier résidentiel de la capitale chinoise. Mais cette représentation, ancrée dans les années 1990, n’est plus d’actualité. Il y a trente ans, seuls quelques aventuriers osaient y entrer pour acheter des préservatifs, alors que la plupart des passants ignoraient ce qu’on pouvait y trouver.

La politique de l’enfant unique instaurée dans les années 1980 a limité la perception du sexe à sa fonction reproductive. L’acte sexuel s’est vu cantonné aux seuls couples mariés. Dans la Chine d’aujourd’hui, parler de sexe reste encore largement tabou, même si le pays est l’un des plus grands producteurs mondiaux de sex-toys, avec 70 % de parts du marché mondial. Pendant plus de vingt ans, les entreprises chinoises ont produit pour des marques étrangères destinées à la vente à l’international, ignorant ainsi leur propre marché intérieur. En 2019, elles étaient environ 7 000 en lien direct ou indirect avec ce secteur. En 2022, elles dépassaient les 113 000.

Il a fallu moins de dix ans pour qu’émerge un marché intérieur en forte croissance et qui reste à l’avant-garde de l’innovation au plus près des besoins des consommateurs. Une stratégie guidée par deux principes : rendre visible les produits et les débarrasser de toute connotation pornographique afin de les présenter de manière séduisante.

Si l’idée d’un sex-toy vous évoque un objet noir, dur et ressemblant à un sexe masculin, vous êtes vraiment à la traîne. Voici quelques images vibrantes de créations chinoises qui expliquent pourquoi les jeunes, en particulier les femmes, en sont si friands.

Demande croissante versus tabou culturel

Depuis 1989, le gouvernement autorise la publicité pour les produits destinés aux adultes, ce qui a permis au marché des préservatifs, des lubrifiants, de la lingerie, des sex-toys et autres articles érotiques de connaître une croissance significative, atteignant 168,53 milliards de yuans en 2022, soit environ 21 milliards d’euros. Selon les spécialistes, le secteur des sex-toys devrait continuer son expansion, bien que le taux de croissance global commence à se stabiliser. Le marché pourrait ainsi valoir près de 26 milliards d’euros d’ici 2025.

Les experts se penchent sur les éléments clés qui expliquent la croissance rapide du secteur. D’après une étude de la firme chinoise iiMedia, l’augmentation du pouvoir d’achat, la stabilité démographique des 20-39 ans au cours des dix dernières années, l’essor du commerce électronique (avec un taux de pénétration de 81,6 %) et une ouverture d’esprit croissante favorisent l’expansion de ce secteur en Chine.

Une grande partie des revenus générés par les différentes marques du secteur, notamment pour les sex-toys, provient de la vente en ligne. Ce mode d’achat permet d’éviter le regard des collègues au bureau ou du concierge lors de la réception des colis, grâce à un emballage qui est à la fois discret et neutre, ne révélant rien du contenu. La promotion des produits s’effectue sur les réseaux sociaux, avec des influenceurs (homme et femme) qui partagent des conseils d’utilisation. Les marques valorisent aussi leur service après-vente, proposant une assistance spécifique pour les novices, ainsi qu’une politique de retour gratuit. En 2019, une marque haut de gamme, Osuga, a été créée et a depuis ouvert 14 points de vente dans des villes de tailles variées en Chine, faisant de chaque lancement un moment festif pour la ville et un événement attendu par les jeunes filles curieuses.

Selon les données d’iiMedia, 34,8 % des personnes interrogées ont déclaré vouloir essayer les jouets sexuels, 28,1 % trouvant leur utilisation agréable et 27,2 % n’exprimant aucune opinion.

Il suffit d’ouvrir les catalogues des différentes marques : l’inventivité et l’imagination dominent le secteur. Pour surmonter les obstacles psychologiques et le conservatisme ambiant, les marques mettent en avant l’estime de soi et le partage du plaisir. Par exemple, plusieurs enseignes proposent des produits destinés aux couples via une application mobile, permettant ainsi aux partenaires, même éloignés, de profiter ensemble du plaisir. Les arguments commerciaux varient entre la vertu et le soulagement des tensions quotidiennes, jusqu’à la quête du plaisir.

Lorsque la conversation aborde les organes reproducteurs et les comportements sexuels, le ton change subtilement. Les jeunes, qui s’embrassent sans complexe en public, ont du mal à imaginer qu’auparavant, jusqu’aux années 80, leurs parents n’osaient même pas se tenir la main par crainte de réprimandes pour un comportement jugé inacceptable. L’éducation sexuelle reste un sujet polémique dans les écoles secondaires, révélant des visions divergentes entre les zones urbaines et rurales. Il existe de nombreux euphémismes pour parler des menstruations dans le langage quotidien, car celles-ci continuent d’être vues comme quelque chose de honteux. Lors de la promotion de leurs produits, les marques évitent soigneusement d’utiliser un vocabulaire relatif aux organes génitaux afin de respecter la sensibilité de leur public féminin, préférant des termes comme « la marée monte » ou « le petit pois » plutôt que d’employer des mots comme « orgasme » ou « clitoris ».

Un secteur privilégié pour les femmes

Selon le Rapport sur la consommation de produits sexuels en ligne 2020 publié par CBD Data, environ 80 % des achats en ligne de ces produits sexuels sont le fait de personnes mariées, avec une proportion significative de femmes mariées et enceintes. La part du marché dédiée aux femmes progresse constamment, affichant un taux de croissance supérieur à celui des hommes, et représente actuellement près de 40 %.

De nombreuses marques affirment leur stratégie en s’adressant tant aux débutantes qu’aux femmes expérimentées. Ueros, la dernière née des marques du secteur en 2024, se distingue par une équipe entièrement féminine et une gamme de produits dédiée aux femmes. Ses slogans le répètent avec insistance : même si l’orgasme demeure l’une des finalités, la culture de l’imagination érotique reste essentielle.

Il existe un potentiel considérable parmi les 220 millions de célibataires du pays. D’après un sondage réalisé en 2021 par iiMedia, ce groupe se distingue par une fréquence d’achat élevée, avec au moins un par mois pour plus de la moitié des utilisateurs. Afin de se différencier, la marque Osuga vise spécifiquement les femmes mariées et les mères.

Ce cluster est principalement constitué de femmes âgées de 25 à 35 ans résidant dans les grandes agglomérations. Plus de 75 % d’entre elles sont en couple, avec une part significative de mères de famille. Ces utilisatrices deviennent souvent de manière naturelle les ambassadrices de la marque. Un pourcentage élevé d’entre elles rachèteront le produit pour le recommander à leurs amies ou pour l’offrir en cadeau ; d’autres partageront spontanément leurs avis sur les réseaux sociaux, contribuant ainsi à sa promotion sur différentes plateformes.

Il serait possible de croire que l’État chinois agit comme une main invisible derrière l’essor de ce marché, dans le but de revitaliser une natalité en déclin. Cependant, il est légitime de se demander si la pratique du plaisir solitaire ne serait pas devenue une réalité universelle, en adéquation avec les discours individualistes du capitalisme libéral. En revanche, la recherche révèle que les jeunes Chinois ne sont pas à l’abri de la récession sexuelle que connaissent de nombreux pays développés.

Tamara Lui

asialyst.com