Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 15 octobre 2024

Quelles conséquences capacitaires pour le M2MC ?

 

Les opérations multidomaines, ou Multidomain operations (MDO) en anglais, sont un concept forgé au sein de l’US Army qui vise principalement à assurer une meilleure efficacité des feux au profit des forces terrestres par une mise en réseau des capteurs et des effecteurs, quelle que soit leur armée d’appartenance. Ce concept a été transposé en France sous le nom d’opérations multimilieux/multichamps (M2MC).

On distingue cinq milieux (terrestre, aérien, maritime, extra – atmosphérique et cyber) et deux champs (électromagnétique et informationnel). À la différence du concept américain, très « fire centric », le concept français se veut plus large et vise la convergence des effets cinétiques et non cinétiques, et ce, dès le temps de la compétition. Très concrètement, il s’agit d’intégrer les nouveaux domaines de lutte que sont le cyber et l’espace extra – atmosphérique et de se réapproprier ceux que l’on avait eu tendance à négliger, notamment la maîtrise des ondes, autrement dit du spectre électromagnétique.

La gamme des effets non cinétiques est assez vaste et peut être mise en œuvre dès le temps de la compétition, temps où l’action dans le champ des perceptions est primordiale pour « gagner la guerre avant la guerre » : partenariat militaire opérationnel, signalement stratégique au moyen de grands exercices, opérations d’influence sont autant de leviers pour tenter de dissuader un adversaire potentiel ou, à défaut, préparer un engagement devenu inéluctable.

En phase de compétition et d’affrontement ouvert, effets non cinétiques et effets cinétiques viennent se conjuguer dans une manœuvre unique. À cet égard, les opérations de déception représentent la quintessence du M2MC en cherchant à tromper l’ennemi par une manœuvre coordonnée dans les milieux et les champs : actions de leurrage, actions cyber, opérations d’influence et opérations de diversion doivent pouvoir recréer temporairement le brouillard de la guerre et permettre le développement de la manœuvre aéroterrestre dans un sens qui nous est favorable.

De ces considérations il est possible de tirer une première conclusion qui est que la convergence des effets, cœur du M2MC, doit pouvoir être pensée et réa-

lisée non seulement aux niveaux stratégique et opératif, mais également au niveau tactique. Cette subsidiarité est consubstantielle à l’art de la guerre qui, certes, nécessite coordination, mais aussi coup d’œil et esprit d’initiative pour saisir les opportunités.

C’est la raison pour laquelle l’armée de Terre conçoit le champ de bataille en cinq dimensions. La 2D et la 3D représentent l’espace de bataille classique de la manœuvre aéroterrestre ; la 4D englobe le spectre électromagnétique, le cyber et les moyens de communication ; la 5D représente le champ cognitif, celui des perceptions, plus que jamais déterminant à l’heure des réseaux sociaux. Tel est le nouveau champ de bataille que doit appréhender le chef tactique d’une grande unité aéroterrestre de niveau corps d’armée, division et même brigade, sous réserve d’avoir en autonomie les moyens d’agir dans ces cinq dimensions.

À cet égard, deux capacités sont aujourd’hui déterminantes : une ancienne qu’il faut se réapproprier, la guerre électronique, et une novatrice, les drones. Dans ce nouveau champ de bataille ultraconnecté, la guerre électronique revêt une place centrale et constitue, avec les moyens feux de longue portée, le cœur des opérations, comme le prouvent les enseignements du conflit ukrainien. Avant d’engager les unités au contact, il faut donc frapper le dispositif adverse dans la profondeur et pour frapper, il faut des moyens de guerre électronique importants. En effet, toute manœuvre aéroterrestre conduite sans maîtrise du spectre électromagnétique est vouée à l’échec. Pour prendre une image, cela revient à déployer une section d’infanterie les yeux bandés dans une zone battue par les feux adverses. On imagine aisément le résultat…

Trop souvent cantonnée à la gestion du spectre, au renseignement et à l’autoprotection des vecteurs, la guerre électronique doit être appréhendée de façon globale pour en garantir la cohérence, en temps de paix comme en opérations. Concrètement, gestion du spectre, moyens de renseignement, moyens d’agression doivent être placés sous une même autorité, à l’instar de ce qui se pratique pour l’artillerie ou le génie, dans les postes de commandement tactiques pour garantir le bon emploi des moyens et éviter les brouillages intempestifs. Chaque niveau de commandement doit posséder des capacités de renseignement et de brouillage dont la portée correspond globalement à sa zone d’action.

La guerre électronique doit également être pensée en interarmées pour que le renseignement acquis par les moyens aériens ou navals puisse directement profiter aux forces terrestres. Elle doit travailler en étroite liaison avec l’artillerie et les moyens feux en général de façon à ce qu’une source d’émission adverse puisse être frappée en quelques minutes. Doter les armées, et en particulier l’armée de Terre, de capacités de guerre électronique devrait être une priorité budgétaire des années à venir, car former des spécialistes de ce type de combat se fait dans le temps long.

La dronisation, et plus largement la robotisation des armées, est le deuxième grand enjeu capacitaire du combat futur. Elle implique une révolution culturelle au sein des forces terrestres dont on perçoit les prémices, mais qui doit s’intensifier. Dans une large mesure, le drone remplace les aéronefs pilotés et est devenu un acteur clé de la fonction ISR (Intelligence, surveillance, reconnaissance) permettant la transparence du champ de bataille. Vecteur polyvalent, capable d’emporter tout type de charge (pod d’observation, moyens d’écoute, charge militaire), il est à l’image du smartphone : multitâches. Employé massivement sous forme de munitions téléopérées, il constitue une capacité cinétique complémentaire de l’artillerie, des missiles et des roquettes. À l’instar de la guerre électronique, les drones ont vocation à devenir dans un avenir proche une capacité structurante des forces terrestres à tous les niveaux tactiques :

• microdrones, sorte de jumelles téléopérées et munitions téléopérées de courte portée (4 à 10 km) au niveau bataillon ;

• minidrones tactiques et munitions téléopérées de moyenne portée (10 à 30 km) au niveau brigade ;

• drones de longue portée et munitions téléopérées de longue portée (30 à 150 km) au niveau division.

À l’exception des microdrones dont la mise en œuvre est relativement simple, les drones ont vocation à agir en unités constituées, spécialement les drones « kamikazes » ou munitions téléopérées, pour deux raisons. D’une part, être pilote tactique de drones ne peut pas être un deuxième métier « quand on a le temps » et d’autre part, une unité constituée produit toujours des effets tactiques supérieurs à une dissémination des capacités. Pour prendre de nouveau une comparaison, les téléopérateurs de munitions téléopérées sont au champ de bataille contemporain ce que les archers anglais étaient à la bataille d’Azincourt et les divisions de panzers à la bataille de France : une capacité essentielle capable de briser la cohésion du corps de bataille adverse et de le mettre à la merci de l’infanterie.

Pour conclure, rappelons que des capacités ne produisent des effets significatifs qu’à la condition d’avoir un système de commandement agile, c’est-à‑dire mobile et capable de réagir rapidement, selon la définition du général Beaufre. Mobile pour échapper aux coups de l’adversaire et réactif grâce à une mise en réseau permettant un meilleur partage de l’information. C’est toute la raison d’être des travaux relatifs au combat en réseau actuellement conduits par l’armée de Terre sous l’égide du Commandement du combat futur et qui trouveront leur application dans les années à venir lors des grands exercices dont « ORION 26 » constituera le point d’orgue.

François-Régis Legrier

areion24.news