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vendredi 4 octobre 2024

L’Iran, puissance de l’échange aérobalistique

 

Les récentes opérations menées par des proxys alliés de l’Iran démontrent une stratégie claire d’investissement des espaces fluides : informationnel évidemment, mais aussi naval et aérien. Il est ainsi remarquable de constater que la stratégie iranienne de compensation de puissance lui a permis d’obtenir des effets de levier stratégiques bien plus importants que les investissements initiaux, qui avaient été contraints par les régimes de sanctions.

Au-delà du développement des capacités des « deux marines » de Téhéran (1), y compris celui, spectaculaire, des porte – drones auxiliaires (2), l’Iran dispose d’une réelle stratégie de développement de ses capacités aériennes. Ces dernières sont pluridimensionnelles. L’attention s’est historiquement portée sur les systèmes de missiles balistiques de portée moyenne et intermédiaire, susceptibles d’être mis à profit en cas de franchissement du seuil nucléaire (3), mais cela tend à déconsidérer les efforts entrepris tant pour moderniser la force aérienne que pour mettre au point des systèmes plus innovants, comme les OWA-UAV (One way attack Unmanned aerial vehicle). L’expérience de la force aérienne iranienne s’est forgée dans un double défi intriqué.

D’une part, une montée en puissance appuyée sur l’aide américaine, aide qui a été interrompue avec la révolution islamique. Si des F‑14 ont été reçus à ce moment, comme deux B‑747 de ravitaillement en vol (4), il n’est plus question de recevoir les jusqu’à 300 F‑16 (5) et les sept E‑3A AWACS de détection aérienne avancée espérés. Or avec la Révolution islamique s’interrompent aussi les flux de formation et de pièces détachées, sans compter que nombre de pilotes et de techniciens qui ont été en contact avec les Américains sont considérés comme susceptibles d’être fidèles au shah et sont emprisonnés, au moins un temps. Tout aussi problématique, la coopération avec les États-Unis cesse alors que la transformation du système de gestion logistique, en cours d’informatisation, est en cours, ce qui provoque le chaos (6). Les Iraniens parviendront néanmoins à l’utiliser à partir de 1984, et à optimiser leur gestion des rechanges.

D’autre part, la guerre Iran-Irak elle-même met la nouvelle force aérienne de la République islamique à rude épreuve, face à un Irak bien équipé en chasseurs, mais surtout en défenses aériennes. Ainsi, 60 % des pertes de Téhéran leur sont imputables, contre 30 % à la chasse, 7 % aux accidents et 3 % à des attaques au sol. Les pertes mutuelles sont bien réelles (synthétisées dans le tableau ci-contre), mais tournent à l’avantage de l’Iran et montrent l’importance des systèmes avancés, comme le F‑14 et ses missiles AIM‑54 Phoenix, qui peuvent servir d’AWACS de substitution. Téhéran sera capable de mener des raids dans la profondeur irakienne, et s’engagera dans la « guerre des tankers » – mais il sera aussi forcé de se cantonner à une posture défensive plus la guerre durera.

La crainte de l’attrition motive une posture plus prudente dès le milieu de la guerre – Téhéran peut cependant soutenir jusqu’à 120 sorties quotidiennes avec de 60 à 80 appareils opérationnels en permanence. C’est aussi en 1985 que la force aérienne des Gardiens de la révolution est mise en place ; peu à peu, elle sera dotée de capacités propres – qui seront surtout centrées sur la mise en œuvre de missiles balistiques et des capacités stratégiques. Pour l’Artesh (forces régulières), après la guerre, la conservation de capacités se couple à des achats effectués en Chine (F‑7 Airguard) et en URSS (MiG‑29, Su‑24). En 1991, l’Irak envoie en Iran plus de 120 appareils, incluant 24 Mirage F‑1, 24 Su‑24, 4 MiG‑29, 44 Su‑20/22, mais aussi un Il‑76 Adnan de détection aérienne avancée. Ces appareils, dont certains sont intégrés aux forces iraniennes, seront finalement reversés à l’Irak en juin 2014, sans que l’on connaisse leur état opérationnel ; les Iraniens indiquent les avoir modifiés pour y intégrer leurs armements, les rendant utiles dans la guerre contre l’État islamique. Mais ces différentes évolutions de la stratégie des moyens sont aussi un pis – aller : Téhéran se retrouve à multiplier ses sources d’approvisionnement en appareils, qui plus est dans un contexte de sanctions. En l’occurrence, l’Iran développe également ses aptitudes au maintien en condition opérationnelle, suffisamment pour lui permettre d’envisager une industrialisation des logiques de rétro – ingénierie de pièces, mais surtout d’armement.

En matière d’aviation, le bilan est maigre. Trois designs « nationaux » sont issus du F‑5 Tiger II : le Kowsar, qui est la version biplace ; l’Azarakhsh, qui semble surtout être un F‑5 reconstruit ; le Saeqeh, version la plus aisément identifiable avec deux dérives inclinées et, manifestement, une cellule virtuellement identique à celle du F‑5. Un Saeqeh‑2, biplace, a été évoqué, mais jamais observé. Moins de 20 appareils, tous types rétro – ingénierés confondus, auraient été (re)construits. Le Qaher, monoplace biréacteur ultracompact et furtif présenté en 2013, a suscité plus de doutes que de données recueillies en vol puisqu’il n’a jamais volé. Au bilan donc, le salut de la force aérienne iranienne est moins à attendre du constructeur national HESA que d’achats à l’étranger. Encore faut-il les relativiser : la possibilité d’une livraison de Su‑35 par la Russie, en compensation de celles de drones et d’OWA-UAV à Moscou, ne porte que sur 24 appareils, et doit encore être concrétisée.

La transition aérobalistique

Faut-il en déduire que la puissance aérienne iranienne est condamnée à l’effondrement, vieillissement de l’essentiel de sa flotte de combat faisant ? Une lecture orthodoxe inclinerait à une réponse affirmative, mais le fait est que l’Iran a rapidement compris que le déclin de sa force aérienne était inéluctable, et qu’il a mis en place une stratégie aérienne à proprement parler alternative. En effet, toute armée est conçue pour générer une gamme d’effets plus ou moins large ; et qu’un moyen – l’avion de combat – soit généralement considéré comme permettant d’obtenir ces effets ne signifie pas qu’il soit la seule option. En l’occurrence, la stratégie intégrale iranienne a rapidement misé sur le développement de systèmes balistiques et de croisière. Elle n’est pas sans rappeler la stratégie aérienne du Hezbollah qui, en 2006, a permis de frapper jusqu’au cœur d’Israël, de même qu’une corvette, sans pour autant que la milice dispose d’une aviation (7).

En ce sens, la stratégie retenue est, plus qu’aérienne, centrée sur une hybridation entre espaces solides, via la mainmise au sol par l’intermédiaire de proxys plus ou moins proches et la force Al-Qods des Gardiens de la révolution, et espaces fluides, par le développement des capacités balistiques (8). En ce qui concerne ces derniers, les résultats vus comme les plus spectaculaires par les analystes et le politique ne sont pas nécessairement les plus stratégiquement significatifs. Ainsi, si le développement d’engins comme le Shahab‑3 et ses variantes (Ghadr, Qadr, Emad) ; les Sajjil et Fajr‑3 à carburant solide ; l’Ashoura ; ou encore le Khorramshahr (variante locale du Musudan nord – coréen) a été observé de près en fonction de leur rôle potentiel dans la stratégie nucléaire iranienne, des engins de plus courte portée ont également été conçus.

En l’occurrence, la famille des Shahab‑2, Fateh‑110 et Fateh‑313, des Qiam, des Zolfaghar/Dezful et Qasem a de réelles implications. Ils ont ainsi été utilisés à plusieurs reprises. Le 8 janvier 2020, les bases aériennes As-Asad, en Irak, et celle d’Erbil, au Kurdistan irakien, où sont stationnées des forces américaines, sont visées par 11 à 16 missiles, en représailles à l’élimination, cinq jours plus tôt, du général Qassem Soleimani, responsable de la division Al-Qods des Gardiens de la révolution. Les attaques démontrent la précision terminale des missiles. Des Fateh‑110 ont également été livrés au Hezbollah ; tout comme un type dérivé du Shahab‑2, utilisé par les Houthis comme Burkan‑H2. Ces derniers avaient mis la main sur des stocks de SS‑21 de l’armée yéménite ; mais il apparaît évident, dès 2017, que l’Iran fournit une série de systèmes aux irréguliers. L’affaire est d’autant plus évidente lorsque les Houthis développent leurs actions d’interdiction navale et de frappe vers Israël, dès le 19 novembre 2023. Elles vont rapidement comprendre des tirs, combinés ou non, d’OWA-UAV, de missiles de croisière antinavires et, surtout, de missiles balistiques antinavires (ASBM), et des tentatives d’abordage et de capture. Le 3 décembre 2023, trois bâtiments sont touchés : l’Unity Explorer, le Number 9 et l’AOM Sophie II. Le Maersk Hanghzhou est touché le 30 décembre. Le Strinda est touché le 11 janvier 2024 et le Swan Atlantic une semaine plus tard. Le 15 janvier, le vraquier Gibraltar Eagle devient le premier navire au monde dont l’attaque par un engin balistique antinavire est confirmée. Le lendemain, l’US Navy détruit quatre missiles balistiques antinavires, mais un autre atteint le vraquier Zografia. L’Asef, dérivé du Fateh‑313, le perce à proximité de la proue, en son milieu, avec un angle de 45° environ, sans le couler. Le 24 janvier, trois missiles balistiques antinavires sont lancés contre le MV Maersk Detroit (deux interceptés, un à la mer). Deux jours plus tard, le Marlin Luanda est touché. Un autre missile est tiré le 31 janvier et est intercepté.

L’essentiel des attaques, des tentatives d’attaque et des survols de drones se produit à proximité immédiate de Djibouti. Comme on le constate, les actions des Houthis se poursuivent après le déclenchement de la campagne aérienne américano-britannique lancée le 12 janvier. Entre le début de leurs actions et le 31 décembre 2023, 28 attaques d’ASBM ou d’OWA – UAV sont lancées : 13 font mouche – mais sans couler de navires – et 15 sont ratées, qu’elles soient ou non interceptées. Certes, le nombre de bâtiments affectés aux interceptions restera limité durant cette première phase aiguë des opérations – se limitant aux USS Carney et Graveley (9) (classe Arleigh Burke), au HMS Diamond (classe Daring, Type‑45), le Languedoc abattant par ailleurs trois drones avant d’être relevé par l’Alsace. Si, sur le plan tactique, les performances des SM‑6 et autres Aster sont soulignées – mais aussi l’importance des défenses terminales, dont sont dépourvus les bâtiments français (10) –, le résultat stratégique est une redirection du trafic maritime vers le cap Horn, ce qui implique de franchir, entre Singapour et Rotterdam, 1 800 nautiques en 36 jours contre 500 nautiques en 26 jours par le détroit de Bab el-Mandeb.

Avec des moyens aérobalistiques relativement limités, l’Iran aura été en mesure de poser un sévère problème aux lignes de communication maritimes ; last but not least, sans payer le prix qu’aurait eu un blocus du détroit d’Ormuz, qui représentait le scénario historique, par sa marine ou celle des Gardiens de la révolution. L’action par procuration s’avère donc efficace, d’autant plus qu’elle se double d’actions contre Israël, par drones et missiles balistiques interposés. Évidemment, ces dernières ne changent pas la donne de la guerre de l’État hébreu contre le Hamas, mais elles permettent de faire consommer des munitions et, plus significativement, de faire poindre le risque d’un embrasement régional tout en permettant de renforcer la position de l’Iran.

Stratégiquement parlant, le coup est donc bien joué ; d’autant plus que ce n’est pas le seul. Des attaques au moyen de capacités aériennes iraniennes mises en œuvre par des proxys visent des bases américaines : les 18 octobre et 20 novembre 2023 et 20 janvier 2024 en Irak contre la base d’Al-Asad (drones et missiles balistiques) ; le 18 octobre et le 1er novembre contre Al-Tanf (Syrie) ; le 8 novembre et le 25 décembre contre la base aérienne irakienne d’Al-Harri ; en novembre et en janvier contre des positions américaines en Syrie ; le 2 janvier en Jordanie, à coups de drones (trois soldats américains y perdent la vie, 47 autres sont blessés). Là aussi, l’Iran est préservé. Des attaques aériennes sont lancées à partir du 27 octobre 2023 ; y compris une attaque par drone dans Bagdad contre Mushtaq Talib al-Saidi, l’un des principaux responsables du Haraka al-Nujaba, l’un des groupes directement impliqués dans les attaques antiaméricaines, à la suite de laquelle le gouvernement irakien demandera le départ des troupes de Washington le 5 janvier 2024. Les actions de représailles américaines culminent le 2 février, avec un raid de deux B‑1B partis des États-Unis contre des positions en Syrie et en Irak.

La stratégie hybride fluide/solide de Téhéran gagnante ?

Là aussi, Téhéran apparaît comme le grand gagnant. D’une part, les actions américaines sont « en représailles », se situant certes dans le déclaratoire, mais si elles dégradent sans doute une partie des capacités des groupes pro – iraniens – que ce soit d’ailleurs au Yémen comme en Syrie ou en Irak –, c’est sans aboutir à une liquidation en bonne et due forme de la mosaïque de ces groupes. Surtout, ces groupes sont nés et ont évolué dans un environnement hostile, tout en bénéficiant d’un encadrement des Gardiens de la révolution, qui ont passé les 33 dernières années à observer les modes opératoires américains. Autrement dit, ils sont naturellement aptes aux actions C3D2 (Cover, camouflage, concealment, deception, denial), œuvrant à limiter les dégâts causés par les frappes aériennes.

D’autre part, les actions américaines ont pour effet de renforcer le prestige des groupes affiliés à l’Iran, mais aussi d’agacer l’Irak, devenu un terrain de jeu d’influence privilégié de l’Iran. La poursuite des actions américaines amplifie ce mouvement, le gouvernement irakien oscillant entre volonté – déjà exprimée en 2020 – de faire partir les forces américaines encore présentes, reproches faits à Washington et considération du fait qu’un désengagement américain laisserait le champ totalement libre à l’Iran. Il n’en demeure pas moins que la position américaine dans la région est considérablement fragilisée. Finalement, c’est un jeu de force bien plus délicat qu’on pourrait le penser qui se joue. Pour preuve, quelques jours avant les raids américains du 2 février, le Kataib Hezbollah, groupe irakien pro – iranien accusé d’être derrière les attaques du 28 janvier, annonçait suspendre ses actions.

On peut y voir un effet de dissuasion découlant des raids américains contre les groupes houthistes – et anticipant une riposte américaine directe –, mais la réalité est dans doute plus prosaïque : il s’agit d’aller toujours un peu plus loin avant de se rétracter pour garantir sa survie. À ce jeu, Téhéran garde la main : l’Iran peut s’appuyer sur de nombreux groupes plus ou moins proches, partout dans la région, qui sont prêts à jouer sa partition tout en bénéficiant d’une stratégie des moyens aériens particulièrement originale. Comme l’Ukraine sans marine, mais qui produit des effets navals, Téhéran, avec une force aérienne vieillissante, produit des effets stratégiques importants avec des moyens aériens loin d’être sophistiqués. De quoi faire méditer sur la notion de puissance…

Notes

(1) Sur ce sujet, voir Alexandre Sheldon-Duplaix, « Modernisation médiatisée des forces navales iraniennes », Défense & Sécurité Internationale, no 165, mai-juin 2023.

(2) Philippe Langloit, « De nouvelles aéronavales ? Les avatars de la robotisation », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 94, février-mars 2024.

(3) Voir Héloïse Fayet, « Les dynamiques du nucléaire militaire au Moyen-Orient au regard de la crise iranienne », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 88, février-mars 2023.

(4) Un reste en service. Le B‑747‑200 a également été reçu à dix exemplaires, ravitaillables en vol, pour des missions de transport lourd, pour lesquelles il a été choisi contre le C‑5 Galaxy.

(5) La première tranche aurait été de 160 appareils, avec 140 en option.

(6) Pierre Razoux, La guerre Iran-Irak. Première guerre du Golfe (1980-1988), Perrin, Paris, 2013.

(7) Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014.

(8) Sur les dialectiques entre ces espaces : Joseph Henrotin, L’art de la guerre à l’âge des réseaux. Retour vers le futur, Wiley, Londres, 2016.

(9) Ce dernier sera ciblé, abattant à coups de Phalanx un engin houthiste.

(10) Un débat presque systématiquement rejeté – assez incroyablement au vu des quinze dernières années de prospective navale – au motif que les leurres et la guerre électronique suffisent. Si la marine soulignera, dans la foulée de la destruction de drones houthistes que le coût de ce qui est protégé importe plus que celui des missiles utilisés en défense, il faut aussi constater les limites d’une telle approche, tant en termes de salve effectivement utilisable qu’en termes d’efficience budgétaire.

Joseph Henrotin

areion24.news