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jeudi 24 octobre 2024

La Géorgie tiraillée entre son envie d’Europe, la peur de la guerre et la haine de la Russie

 

La crise que traverse actuellement la Géorgie illustre aujourd’hui à quel point ses liens avec la Russie sont un sujet de tensions qui est au cœur des débats. Une série d’entretiens menés en décembre dernier sur le terrain en Géorgie, nous ont permis d’affirmer que c’est un sujet qui mobilise et déchire la population, mais également l’un des principaux éléments qui fracture la classe politique géorgienne, alors que des élections législatives sont attendues en octobre prochain.

Mardi 14 mai 2024, le parlement géorgien adoptait une loi controversée sur « l’influence étrangère  ». Cette loi prévoit de contraindre les ONG et les médias recevant plus de 20 % de leur financement de l’étranger, à s’enregistrer comme « organisation promouvant les intérêts d’une puissance étrangère » et de ce fait payer de lourdes amendes. Cette loi, dite « loi Poutine », inspirée d’une loi russe de 2012 et qui s’apparente sérieusement à de la censure, a été fortement condamnée par l’Union européenne (UE), l’OTAN et la population géorgienne. Des dizaines de milliers de manifestants géorgiens sont descendus dans les rues de Tbilissi en scandant « non à la dictature russe ». La présidente géorgienne, Salomé Zourabichvili, s’est publiquement positionnée du côté de l’opposition à la loi sur « l’influence étrangère » et a tenté d’apposer son véto pour en bloquer l’adoption. Elle a accusé la loi de mettre en danger l’avenir de la nation, de la démocratie, et le processus d’intégration à l’UE. Le 26 mai 2024 — jour de la fête nationale et de l’indépendance en Géorgie —, le Premier ministre géorgien, Irakli Kobakhidze, favorable à la loi, et la présidente géorgienne, se sont mutuellement accusés de trahison. Deux jours après, le 28 mai 2024, le véto présidentiel a été balayé par un vote au Parlement qui s’est tenu et a approuvé la loi par 84 voix contre quatre. Suite à l’adoption définitive de la loi, les manifestations dans les rues de Tbilissi ont redoublé d’intensité. Des milliers de manifestants se sont réunis aux abords du Parlement et certains ont crié « Russes ! » et « Esclaves ! » aux députés qui sortaient du bâtiment. Près de 200 ONG géorgiennes ont annoncé qu’elles n’obéiraient pas aux exigences de la loi. 

Le poids de l’Histoire entre la Russie et la Géorgie

Alors que, depuis le milieu du XVe siècle, la Géorgie se débattait contre la domination ottomane, puis perse, le pays a été officiellement annexé par la Russie des Tsars en 1801. Le pays est resté sous la domination du régime tsariste jusqu’en 1917, au moment de la révolution bolchevique en Russie. Les Géorgiens avaient alors profité du renversement du régime tsariste par les Bolcheviques pour déclarer leur indépendance. Celle-ci ne dura finalement que jusqu’en 1921, puisque la Géorgie a de nouveau été annexée, mais cette fois, par le régime soviétique. Elle est alors restée sous domination soviétique jusqu’à l’effondrement de l’URSS en 1991.

Le 9 avril 1991, la Géorgie a déclaré son indépendance. Depuis, le pays est de jure un État indépendant et souverain. Néanmoins, de facto, depuis 2008 des troupes russes occupent 20 % du territoire géorgien. En effet, en 2008, la Russie est intervenue sur le territoire géorgien sous prétexte de soutenir les séparatistes des régions d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Depuis, les forces russes stationnent dans ces deux régions du Nord de la Géorgie et les ingérences russes se multiplient. 

Historiquement, la Géorgie a ainsi toujours oscillé entre de courtes périodes d’indépendance et de longues périodes de soumission au grand voisin russe. Ce passé explique pourquoi le positionnement de la Géorgie vis-à-vis de la Russie est au cœur des préoccupations du pays. À travers une série d’entretiens menés à Tbilissi avec des dirigeants au pouvoir et des membres de l’opposition, nous avons même constaté que c’est principalement autour de ce sujet que se dessine la fracture entre le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, et les partis d’opposition. Si le parti au pouvoir est un parti bien plus conservateur que l’opposition, qui est plus progressiste et qui porte davantage les valeurs européennes et occidentales, la fracture politique s’articule néanmoins principalement autour du positionnement des partis vis-à-vis de la Russie.

Le Rêve géorgien, un parti pro-russe ?

D’un côté, il y a le Rêve géorgien — parti au pouvoir depuis 2012. Le positionnement du Rêve géorgien vis-à-vis de la Russie consiste à dire qu’il faut être prudent et ne pas provoquer la Russie pour éviter la guerre. Ils accusent volontiers l’ex-président Mikheil Saakachvili d’avoir été trop « provocateur  » vis-à-vis de la Russie et d’être, d’une certaine manière, coupable de la guerre de 2008. En ce sens, George Volski, vice-président du parlement géorgien et un des leaders du Rêve géorgien, déclarait que « Saakachvili n’a pas accordé d’attention aux problèmes de sécurité » (1). À ce sujet, David Songulashvili, président de la Commission économique, rappelait que « la force principale d’un leader est de parvenir à éviter les problèmes… Pas de déclencher une guerre contre la Russie » (2).

Le parti au pouvoir entretient un discours qui consiste à dire que la Géorgie est un petit pays sans allié. Les différents membres du Rêve géorgien insistent sur cet aspect en utilisant fréquemment les expressions : « Nous sommes un pays faible », « Nous sommes trop petits géographiquement », « Nous n’avons pas d’allié », « Personne ne s’intéresse à la Géorgie ». Ils font régulièrement référence à la guerre de 2008 pour laquelle ils estiment que personne n’est venu les aider. À ce moment-là, contrairement aux Ukrainiens en 2022, les Géorgiens n’avaient effectivement pas reçu de soutien pour repousser les Russes et la communauté internationale n’avait que doucement condamné l’invasion russe. En 2009, l’administration Obama avait même mis en place la « reset policy », qui avait pour ambition de reprendre à zéro et d’améliorer la relation des États-Unis avec la Russie. Or, la non-réaction à la guerre de 2008 est devenue un élément de poids dans le discours du Rêve géorgien. Dans cette perspective, Katia Tsilomani, presidente de la Commission environnementale au parlement géorgien, rappelle que « l’Europe était occupée, nous n’étions pas une priorité. Nous avons été vaincus en cinq jours  » (3). David Songulashvili, lui, s’est exclamé : « Personne ne s’est préoccupé du fait que 20 % de notre territoire était occupé » (4). Aujourd’hui, les membres du Rêve Géorgien renforcent leur discours en disant que « même » l’Ukraine, qui est plus forte et qui a du soutien international, ne parvient pas à défaire la Russie : ils en concluent que la Géorgie a donc perdu d’avance et doit agir en ayant conscience de sa faiblesse.


En ce sens, George Volski déclare qu’on « ne peut pas se permettre une politique provocative, car nous n’avons pas les ressources pour être agressifs. Compte tenu des circonstances, nous pouvons seulement nous permettre une politique intelligente » (5). Or, selon les membres du Rêve géorgien, « être prudent » vis-à-vis de la Russie signifie faire le dos rond et obéir aux demandes du Kremlin — comme faire passer des lois qui font le jeu de la Russie, éloignent la Géorgie de l’Europe, et soumettent de plus en plus Tbilissi. En suivant cette logique, ils ont estimé que la Géorgie ne pouvait pas se permettre d’adopter les sanctions contre la Russie pour la guerre en Ukraine. Ils ont considéré qu’économiquement, la Géorgie, qui est très dépendante de la Russie, ne s’en sortirait pas, et que la Russie risquerait d’interpréter les sanctions comme une provocation. 

L’opposition en résistance face à l’influence russe

Le principal parti d’opposition du pays, l’United National Movement (l’UNM), a été fondé par l’ancien président Mikheil Saakachvili en 2001. De leur point de vue, le positionnement du Rêve géorgien vis-à-vis de la Russie s’apparente au régime de Vichy — qui avait choisi de ne pas résister à l’envahisseur et de s’y complaire. La comparaison nous a été formulée par plusieurs membres de l’opposition. Ces derniers surnomment le parti au pouvoir le « Russian dream » [Rêve russe] et estiment que son discours n’est que de la propagande pour légitimer une politique pro-russe. En ce sens, Thornike Gordadze, ancien ministre géorgien, a déclaré que le Rêve géorgien n’est « pas ouvertement pro-russe, mais ils construisent leur propagande en disant qu’ils sont plus habiles et qu’ils arrivent mieux à garantir la paix ». Selon l’opposition, affirmer que la souveraineté géorgienne est « provocatrice » pour la Russie est une aberration instrumentalisée par le Rêve géorgien. Dans cette perspective, David Darchiachvili, ancien député de l’UNM, s’est exclamé : « Cette idée que Saakachvili a déclenché la guerre n’est qu’un récit ! C’est de la propagande russe ! » (6).

L’opposition estime que le parti au pouvoir fait volontairement le jeu de la Russie, surtout pour des intérêts économiques personnels. Rappelons que Bidzina Ivanichvili, fondateur du Rêve géorgien et ancien Premier ministre, est avant tout un homme d’affaires milliardaire qui a fait fortune en Russie, notamment au moment de l’effondrement de l’URSS. De manière générale, dans les rangs du Rêve géorgien, on retrouve de nombreux oligarques et hommes d’affaires qui perdraient beaucoup à « rompre » avec Moscou. 

Les partis de l’opposition condamnent ainsi fortement la position du Rêve géorgien vis-à-vis du Kremlin — qu’ils estiment être de la collaboration — et défendent l’idée que la Géorgie doit résister. Ils considèrent que, quel qu’en soit le prix, la Géorgie doit se défendre, résister à l’impérialisme russe et affirmer sa souveraineté comme l’a fait Saakachvili, et comme le fait Zelensky pour l’Ukraine. Ainsi, pour Georgi Kandelaki, ancien député de l’UNM, « le droit international nous donne le droit de nous défendre. Nous ne pouvons pas nous soumettre, nous devons résister. » (7) David Darchiachvili, lui, a déclaré : « Nous devons démontrer, par tous les moyens, que l’impérialisme est terminé » (8).

L’UE et l’OTAN comme vecteurs d’émancipation du géant russe

Dans cette perspective, l’opposition soutient activement l’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne et à l’OTAN. Ils estiment que rejoindre l’UE et l’OTAN permettrait de rééquilibrer le rapport de force entre la Géorgie et la Russie, et donnerait les moyens à Tbilissi de vraiment s’émanciper de Moscou. Ils considèrent d’ailleurs que le sommet de Bucarest de 2008, pendant lequel l’Organisation n’a pas concédé le statut de candidat à la Géorgie, a été un feu vert à la Russie pour intervenir sur le territoire géorgien quelques mois plus tard. 

De son côté, la population géorgienne est majoritairement pro-européenne et exprime clairement son souhait d’adhérer aux institutions euro-atlantiques. Les drapeaux européens sont brandis dans toutes les manifestations et des graffitis pro-européens tapissent les rues de Tbilissi. Le peuple géorgien estime que rejoindre l’OTAN et l’UE leur donnera des garanties de sécurité. De plus, pour eux, ce serait également un moyen d’aller vers plus de démocratie, plus de liberté et plus de progrès. C’est une idée particulièrement prégnante notamment chez les jeunes Géorgiens, qui rêvent d’Europe, de liberté et d’opportunités.

En parallèle, une haine de la Russie se fait clairement ressentir en Géorgie. En ce sens, David Darchiachvili nous a déclaré que « le sentiment que la Russie humilie la Géorgie est un sentiment national profond en Géorgie. C’est le seul sentiment qui unit les Géorgiens. » (9) La population en veut à la Russie de les soumettre, de ne pas reconnaitre leur indépendance, et surtout de ne pas les laisser se démocratiser, se développer économiquement et progresser… Il y a cette idée que la Russie bloque le développement et la démocratisation de la Géorgie parce qu’elle craint que les idées démocratiques et les valeurs libérales n’arrivent en Russie. Et à ce propos, les Géorgiens expriment beaucoup de colère parce qu’ils estiment que le Kremlin leur « pourrit la vie », juste pour qu’il n’y ait pas de démocratie heureuse aux portes de la Russie. 

Cette haine de la Russie, et ce profond sentiment pro-européen de la population vont clairement dans le sens du positionnement porté par les partis d’opposition. Ces derniers s’appuient d’ailleurs fortement sur ces éléments pour persuader la population que le Rêve géorgien n’œuvre pas pour le bien de la Géorgie. Ainsi, dans la perspective des élections législatives qui se tiendront fin octobre 2024, l’UNM et les autres partis d’opposition misent sur le fait de faire prendre conscience aux Géorgiens que le parti au pouvoir ne soutient l’adhésion européenne qu’en surface, alors qu’en réalité ils sabotent le processus. 

La guerre : une épée de Damoclès ?

Toutefois, il existe à l’inverse un sentiment très fort au sein de la population géorgienne qui joue en faveur du Rêve géorgien : la peur de la guerre. La population géorgienne est profondément traumatisée par la guerre de 2008, durant laquelle la Russie a écrasé la Géorgie en seulement cinq jours sans qu’aucun autre État ne leur vienne en aide. Le souvenir de l’intervention russe, qui s’est arrêtée très près de la capitale, est profondément ancré dans les esprits — même chez les jeunes, profondément pro-européens et antirusses. Plusieurs jeunes originaires de Gori racontent notamment qu’ils se souviennent des bombes qui tombaient sur leur ville et du jour où ils ont dû partir de chez eux. De plus, la population géorgienne est particulièrement consciente du fait que des troupes russes stationnent encore sur 20 % du territoire et à seulement quelques kilomètres de Tbilissi. Ils le répètent constamment et l’inscrivent même sur certains tickets de caisse distribués dans des restaurants en Géorgie. 

Or, cette peur de la guerre joue nettement en faveur du Rêve géorgien. Le parti se présente comme le parti qui garantira la paix, et c’est un argument assez efficace. Même pour les Géorgiens qui souhaitent plus que tout s’émanciper de la Russie et aller vers l’Europe, le prix de la guerre est un prix auquel ils ont du mal à se résoudre. Le Rêve géorgien l’a compris et continue donc de miser sur cette peur, tout en prétendant aller vers la liberté et l’Europe, alors qu’en réalité ils se dirigent progressivement de plus en plus vers la soumission et la Russie. 

Notes

(1) Version originelle : « Saakashvili didn’t address security concerns », George Volski.

(2) Version originelle : « The main strength of a leader is to avoid problems… and not to trigger a war against Russia », David Songulashvili.

(3) Version originelle : « Europe was busy with its own business, we weren’t a priority. We were defeated in 5 days  », Kathia Tsilomani.

(4) Version originelle : « Nobody payed attention to the occupation of 20 % of our territory », David Songulashvili.

(5) Version originelle : « We can’t afford an irritation policy, we don’t have the resources to be agressive. Taking into account the circumstances, we can only afford a clever policy », George Volski.

(6) Version originelle : « This idea that Saakashvili started the war is only a narrative ! It’s Russian propaganda ! », David Darchiachvili.

(7) Version originelle : « According to international law, we have the right to defend ourselves. We can’t surrender, we have to resist  », Georgi Kandelaki.

(8) Version originelle : « We should demonstrate, by all means, that imperialism is over ! », David Darchiachvili.

(9) Version originelle : « There is a deep national feeling that Russia humiliates Georgia. It’s the only feeling that unites Georgians. », David Darchiachvili.

Marie Durrieu

areion24.news