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lundi 21 octobre 2024

La France a-t-elle encore une politique arabe ?

 

Dès la fin de la guerre d’Algérie, la France a systématiquement repris contact avec les pays arabes qui avaient rompu les relations diplomatiques au moment de la malheureuse expédition de Suez de 1956. Ainsi se sont renouées ou nouées des relations actives et souvent confiantes, y compris avec des pays où elle était absente, comme les émirats du Golfe. Le président Chirac a voulu formaliser et conforter cette orientation lorsque le 6 mars 1996, à l’université du Caire, il a évoqué la « politique arabe et méditerranéenne » de la France. Par-delà quelques principes communs, il s’agissait naturellement d’une politique à géométrie variable selon les pays, avec la volonté d’être présent dans cet ensemble de pays qui sont nos voisins proches, situés dans une zone stratégique et dont d’importantes communautés vivent en France. Très tôt attachée à contribuer à la paix entre Israël et les pays arabes, la France prône une politique équilibrée entre le maintien de la sécurité d’Israël et le soutien du processus de paix israélo-palestinien qui donnerait le droit à l’autodétermination des Palestiniens et à la création d’un État. 

À cet égard, l’année 2007 représente une rupture due à l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy qui sur ce plan, comme sur d’autres, a pris le contre-pied de son prédécesseur. Depuis lors, la politique de la France dans cette région n’a plus la même priorité, réagit plus qu’elle n’agit et semble flotter entre une volonté de maintenir ses liens avec les pays arabes et une certaine complaisance à l’égard d’Israël.

Un monde arabe non prioritaire ?

Il est vrai que le contexte international a contribué à détourner l’attention et l’intérêt pour une région, notamment dans sa partie moyen-orientale, évoluant vers un chaos de plus en plus inquiétant. Seule la volonté d’empêcher l’Iran de se doter d’un arsenal nucléaire semble susciter l’attention de la France, à l’instar des États-Unis, alors que le processus de paix israélo-palestinien était au point mort. D’autres sujets devenaient prioritaires : la relation avec la Chine de Xi Jinping et l’affirmation de sa puissance ; la politique agressive de la Russie envers l’Ukraine avec l’annexion de la Crimée dès 2014 puis l’« Opération spéciale » en 2022 devenue une véritable guerre ouverte qui menace, par-delà l’existence même de l’Ukraine, la sécurité de l’Europe. Dans le même temps, on assiste à un rejet de « l’hégémonie occidentale » par les pays d’un « Sud global » pourtant très éclaté mais instrumentalisé tant par la Russie que par la Chine. En Afrique du Nord comme au Moyen-Orient, les pays arabes entendent affirmer leur autonomie stratégique en refusant entre autres de mettre en œuvre les sanctions à l’égard de la Russie, se détachent de l’Europe et des États-Unis et affichent d’excellentes relations avec la Russie et la Chine.

À cet égard, le dernier discours du président Macron le 23 août 2023 devant la conférence des ambassadeurs est révélateur du déplacement du centre de gravité de la politique étrangère de la France. Sur une intervention de près de deux heures, seules quelques minutes ont été consacrées aux pays arabes et à Israël. Une stratégie méditerranéenne est annoncée sans autres précisions ni suivi à ce jour. Le Président évoque la nécessité de bâtir la paix et la stabilité au Moyen-Orient. Il se félicite de la normalisation des relations d’Israël avec les pays arabes mais se déclare convaincu « que le non-règlement de la question palestinienne ne permet pas durablement d’avoir la paix et la stabilité ». Il insiste sur l’objectif de lutte contre la prolifération nucléaire iranienne explicitement mentionnée [voir le focus de C. Therme p. 55]. Il marque son intérêt pour le format de la conférence de Bagdad qui doit se réunir à nouveau en présence notamment de l’Iran et de l’Arabie saoudite. Consolider la souveraineté de l’Irak, sous-entendu face à l’Iran, œuvrer à la stabilité et à la souveraineté du Liban sont brièvement évoqués. En fait, le président fait plus un constat qu’il ne définit une politique proactive.

Un engagement limité face à l’affrontement israélo-palestinien

Le 7 octobre 2023 marque à la fois le réveil brutal de la question palestinienne et un nouveau choc qui affecte la vie internationale, bien au-delà d’un champ de bataille qui ne dépasse pas quelques dizaines de kilomètres carrés.

La France a d’autant plus réagi que 42 citoyens français ont été tués tandis que d’autres ont été pris en otage par le Hamas. La surprise a été totale. Paris condamne immédiatement l’attaque terroriste atroce du Hamas et la prise d’otages, exprime sa solidarité avec Israël et définit trois axes d’actions regroupées dans « une initiative pour la paix et la sécurité » : lutte contre le terrorisme, action humanitaire et promotion d’une solution politique.

Sur le premier point, la France propose, de façon surprenante, que la coalition contre Daech puisse être utilisée contre le Hamas. Devant les réticences côté israélien comme arabe à cette initiative à l’évidence inappropriée, la France plaide pour une mobilisation contre le terrorisme propre à assurer la sécurité d’Israël et une batterie de sanctions contre le Hamas. Forte de ses bonnes relations avec le Qatar, elle demande à l’émirat qui héberge plusieurs responsables du Hamas d’intervenir pour obtenir la libération des otages.

Le 9 novembre, la France organise une conférence humanitaire à Paris qui regroupe à la fois des États, les Nations Unies et ses agences compétentes, de même que les principales ONG présentes à Gaza. Très impressionné par les témoignages évoqués à cette occasion, le président Macron appelle à une trêve conduisant à un cessez-le-feu. Tout en reconnaissant « le droit pour Israël à se défendre, en éliminant les groupes terroristes dont le Hamas », le président Macron estime que ceci doit être obtenu par « des actions ciblées en préservant les populations civiles ». Il exhorte Israël à arrêter les bombardements qui touchent les civils. La France contribue à hauteur de 100 millions d’euros à l’aide humanitaire apportée à la population gazaouie.

Enfin, dès le début de la guerre, la France rappelle que seule une solution politique de la question palestinienne peut mettre fin à la guerre et estime que la solution des deux États est « la seule solution crédible » sans cependant en détailler les modalités. Elle condamne toute idée de rétablissement de colonies à Gaza, réclamé par une certaine extrême droite israélienne, et vise, à l’exemple des États-Unis, un certain nombre de colons par des sanctions. La France estime nécessaire la mise en place d’une nouvelle Autorité palestinienne et condamne toute déclaration ou intention d’Israël de procéder à des transferts de population vers la Jordanie ou vers l’Égypte.

La France reste en contact étroit avec les États-Unis, et appuie l’action des pays directement concernés que sont l’Égypte, la Jordanie, le Liban mais aussi de certains pays du Golfe comme le Qatar. Les ministres des Affaires étrangères et de la Défense vont sur place à plusieurs reprises pour rassurer nos interlocuteurs arabes.

Le président Macron se rend les 24 et 25 octobre au Moyen-Orient et rencontre Benyamin Netanyahou, Mahmoud Abbas, le roi Abdallah et le maréchal Sissi. Il peut constater que la position française est mal comprise tant par les dirigeants que par les opinions publiques, du côté arabe comme du côté israélien. Des manifestations ou des actes hostiles ont visé plusieurs de nos ambassades. Les ambassadeurs français de la région Afrique du Nord – Moyen-Orient alertent Paris sur cette situation et font évoluer la position française, qui se veut plus dans la tradition équilibrée de la politique menée depuis le début de la Ve République. La France vote ainsi le 25 mars 2024 en faveur du cessez-le-feu immédiat demandé par la résolution déposée par le Brésil et les Émirats arabes unis, alors que les États-Unis s’abstiennent. Mais elle s’abstient le 5 avril lors du vote du Conseil des droits de l’homme, qui « appelle Israël à rendre des comptes pour d’éventuels crimes de guerre et réclame un embargo sur les armes à sa destination ». Elle prend une attitude de neutralité lors de la mise en cause de l’UNRWA par Israël et propose que la présidence de la commission d’enquête établie par le secrétaire général de l’ONU soit confiée à Catherine Colonna, ancienne ministre des Affaires étrangères.

Par ailleurs, la France s’efforce d’éviter un embrasement de la région et de convaincre aussi bien Israël que le Hezbollah et l’Iran, avec lesquels les contacts sont maintenus, d’éviter toute action qui pourrait conduire à une telle évolution. Sur ce point, ces appels, comme ceux des États-Unis, ne sont guère entendus, comme on peut le constater avec la hausse des attaques de part et d’autre, notamment celle du 1er avril contre le consulat iranien à Damas. Il est vrai que des deux côtés, certains éléments tels les Gardiens de la révolution et une partie du cabinet de guerre israélien, ne cachent pas leur souhait d’en découdre. L’attaque massive, mais annoncée et calibrée, menée par l’Iran le 13 avril sur le territoire israélien et la réplique probable de l’État hébreu peuvent faire craindre qu’un tel embrasement ne survienne malgré les pressions et les appels à la retenue, notamment des États-Unis. 

Cependant, à Paris comme dans les autres capitales européennes, on est conscient des limites d’une action diplomatique dans un conflit où seuls les États-Unis disposent de moyens de pression efficaces sur Israël. Encore faudrait-il qu’ils passent des avertissements verbaux à des actions concrètes, ce qui est, en termes de politique intérieure, risqué.

La volonté de renforcer l’ancrage au Moyen-Orient

Si la diplomatie française possède plusieurs angles morts dans la région — la Syrie et le Yémen, deux pays dans lesquels la France est absente depuis qu’elle a fermé son ambassade et où l’influence française s‘est délitée, voire a disparu —, on note une volonté de Paris de renforcer son ancrage au Moyen-Orient. 

Tout d’abord, le Liban reste pour la France une priorité majeure avec un fort engagement personnel du président Macron qui poursuit un double objectif : aider le pays à surmonter la grave crise politique et économique qu’il connait, et sauvegarder sa souveraineté face aux menaces de déstabilisation provenant de Syrie, d’Iran ou d’Israël.

Les relations restent bonnes avec l’Égypte du maréchal Al-Sissi et avec la Jordanie du roi Abdallah qui souhaitent diversifier leurs interlocuteurs. Cela s’est notamment concrétisé avec un important contrat signé avec Le Caire portant sur la livraison de 55 Rafale et pour les deux pays un soutien français auprès des institutions financières internationales afin de faire face à leur situation économique et financière catastrophique.

Assez paradoxalement, c’est dans le Golfe, zone longtemps sous influence exclusive anglo-saxonne, que nos relations sont les plus actives et positives. La France, qui avait établi un partenariat étroit avec Saddam Hussein, a réussi à établir de bonnes relations avec l’Irak dirigé par un pouvoir chiite. La mise en œuvre d’un méga-contrat entre Total Énergies et l’État irakien en avril 2023 confirme ce retour de la France. Pour l’Irak, la France avec laquelle existe également une coopération militaire, peut être un utile contrepoids aux influences américaines et iraniennes qui pèsent sur le pays, même si le Premier ministre actuel est soumis à une forte influence de Téhéran.

Par ailleurs, les relations de coopération étroites avec le Qatar et les Émirats arabes unis, où se trouve une base militaire française, restent fortes tant dans les domaines économiques que politiques et militaires. Les récents contrats en matière d’armement — notamment la vente de 96 Rafale au Qatar et 80 à Abou Dabi — et l’ouverture aux investissements des deux pays en France, le confirment.

Avec l’Arabie saoudite, les relations sont parfois plus compliquées du fait d’un premier contact quelque peu rugueux entre le président Macron et Mohamed ben Salmane (MBS). La France reconnait l’importance du rôle de l’Arabie saoudite dans le contexte actuel et se concerte avec elle en particulier sur le Liban. Si la France n’est plus un fournisseur d’armes aussi important que dans le passé dans le royaume saoudien, elle s’est vu offrir une place privilégiée dans la politique d’ouverture touristique du royaume, notamment sur le site de Al-Ulla. On peut y voir la volonté de MBS de se dégager d’une relation trop exclusive avec les États-Unis et de diversifier ses interlocuteurs.

Ainsi, dans cette zone, une coopération se poursuit, notamment dans les domaines sensibles de l’armement et des hydrocarbures, avec des succès inégaux. 

Une image néanmoins dégradée

D’une façon générale, on a assisté depuis quelques années à la dégradation de l’image de la France dans cette zone sensible. Les raisons en sont diverses : durcissement de sa politique d’immigration, problèmes des banlieues, complaisance supposée à l’égard d’Israël. L’évolution de la politique menée par les autorités françaises vis-à-vis de sa communauté musulmane est, à tort ou à raison, de plus en plus critiquée, y compris par des pays musulmans avec lesquels les relations sont traditionnellement bonnes, comme la Jordanie ou le Maroc. L’affaire du voile, récurrente depuis 1989, a été un des éléments les plus négatifs. Mais les mesures prises dans le cadre de la lutte contre le « séparatisme » à travers la loi « confortant les principes républicains » de même que la déclaration du président Macron le 21 octobre à la Sorbonne de ne pas renoncer aux caricatures, ont suscité des manifestations violentes et des menaces contre les intérêts de la France dans l’ensemble du monde musulman, au-delà même du Moyen-Orient. Pour la première fois depuis la guerre d’Algérie, des drapeaux français et des portraits du président ont été brûlés du Maroc à l’Indonésie. Cette évolution interpelle, même s’il ne faut pas en surestimer la portée. 

Il faut reconnaitre que le président Macron a hérité d’une situation qui, après les quinquennats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, s’était déjà fortement dégradée. De plus, il a été confronté à un contexte international très difficile, marqué avec Donald Trump par une politique américaine erratique et agressive, et à une pandémie qui a exacerbé les intérêts nationaux avec de graves conséquences économiques et sociales. Cette crise a freiné les relations internationales, fortement limité les contacts personnels indispensables en diplomatie et accentué l’effacement international de l’Europe. Il en est de même du développement de la guerre en Ukraine, qui a amplifié l’hostilité du « Sud global » vis-à-vis de l’Occident. Cependant, il ne faut pas négliger la personnalité même du président Macron, animé d’un fort volontarisme et adepte du parler « cash » et de la diplomatie « disruptive », qui a pu certes jouer dans le sens de l’efficacité et parfois aussi indisposer ses partenaires et avoir un impact dans une région où la qualité des relations personnelles joue un rôle important.

Ainsi on ne peut que constater la perte d’influence de l’Europe en général et de la France en particulier, alors même que notre pays jusqu’en 2007 avait une politique active et cohérente et bénéficiait d’une image favorable dans le monde arabe. Cette situation mérite que l’on analyse ses causes et que l’on définisse les moyens à réunir pour jouer de nouveau un rôle actif et apprécié dans cette zone d’importance majeure pour notre sécurité.

Denis Bauchard

areion24.news