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mercredi 23 octobre 2024

De l’intime à l’emploi : les enjeux de la jeunesse au sultanat d’Oman

 

Les « printemps arabes » de 2011, la pandémie de Covid-19 ou le décès du sultan Qabous ibn Saïd (1970-2020) sont autant d’événements qui ont impacté l’économie d’Oman, marquée par des phases de fort chômage. Les revenus issus des hydrocarbures permettent à l’État de soutenir le secteur public, dans lequel seuls les nationaux peuvent travailler, mais sans apporter de solutions pérennes. Les jeunes sont les premiers touchés par ces fluctuations, au point d’être ralentis dans leurs projets d’avenir ; ils offrent une image fidèle des problématiques que traverse un pays en pleine retransformation.

Mascate, 14 février 2017. Au campus de l’université Sultan Qabous (SQU), le bureau des étudiants organise un événement afin de faire connaître ses activités. Des chaises ont été disposées face à une scène où sera donné un concert de musique arabe classique. Le public se forme : les hommes, vêtus de dishdashas (vêtement long blanc), coiffés d’un masar (turban) ou d’une kumma (toque), prennent place, quand, de l’autre côté, les femmes s’installent, apprêtées d’abayas (tenue ample et longue) et voilées. Parmi elles, Anud, qui vient de terminer sa licence en sociologie. Elle se doit d’assister à l’événement puisqu’elle travaille désormais en tant qu’accompagnatrice pour les étudiants handicapés. Mais, ce soir-là, elle réfléchit à un moyen de s’éclipser au plus vite : elle espère pouvoir célébrer la Saint-Valentin avec son petit copain. Elle s’impatiente, car si ce dernier venait à tarder, elle devrait trouver une excuse pour avoir dépassé le couvre-feu de la résidence où elle loge. Originaire du gouvernorat de Dakhiliyah, à deux heures de Mascate, elle aimerait se marier au plus vite avec ce jeune homme rencontré sur les réseaux, ce qui lui permettrait de s’installer avec lui et de ne plus dépendre de sa famille.

Elle salue plusieurs étudiantes, dont un groupe originaire du Dhofar, au sud-ouest d’Oman. Les filles suivent des cursus allant de la littérature au management. Bien qu’elles viennent de la même région, elles se sont connues à Mascate, où elles partagent une chambre. Derrière elles se trouvent deux amies d’Anud. Elles habitent chez leurs parents à Al-Amrat, une ville située de l’autre côté de la chaîne montagneuse qui longe la capitale. Elles aussi portent une abaya et un voile noir. Plusieurs jours plus tard, l’une d’elles partagera un moment avec son petit ami sur la terrasse d’un restaurant, vêtue d’un jean moulant et chaussée de talons compensés, gardant les cheveux détachés.

Étudier à Mascate, l’expérience de l’indépendance

Comme les deux faces d’une même pièce, ces scènes illustrent les enjeux de la jeunesse omanaise. Qu’il s’agisse des études ou du flirt, le passage à l’âge adulte est fait de rencontres, d’apprentissages, de nouvelles responsabilités. Par son effet polarisant, Mascate joue un rôle crucial dans la manière dont la nouvelle génération se forge son identité. Sur une population de 5,1 millions d’habitants, plus d’un million vit dans la capitale. Échappant au contrôle familial, des jeunes venus de tout le pays défient les structures traditionnelles du mariage et le poids familial. Ces deux faces de la pièce sont dépendantes l’une de l’autre : devenir adulte à Oman est oblitéré par le mariage à condition d’en avoir les moyens financiers, et donc de terminer ses études pour obtenir un emploi au plus vite.

Le sultanat compte environ 30 universités, dont la majorité se trouve à Mascate. La capitale accueille ainsi des étudiants provenant des quatre coins du pays, et, loin de leurs familles, les ruraux jouissent d’une certaine indépendance. L’université est l’occasion de nouvelles rencontres, et de découvrir la diversité culturelle qui particularise la société omanaise. En effet, de nombreux jeunes du nord et du sud sont sunnites, tandis que ceux de l’intérieur sont ibadites, comme la plupart des Mascatis. Plusieurs communautés ethnolinguistiques sont également implantées à Mascate. Les Lawatis (chiites) ou les Balushis (sunnites) trouvent leurs origines en Iran. Les Swahilis, également ibadites, ont quant à eux gardé des liens avec l’Afrique de l’Est, que leurs ancêtres avaient conquise quelques siècles auparavant.

Ce mélange des cultures est visible sur les campus. En partageant des moments intimes en fin de journée ou dans les salles de cours, les jeunes découvrent les dialectes et pratiques locales des différentes régions d’Oman. La découverte de la diversité culturelle participe en cela à l’entrée à l’âge adulte en comparaison avec les générations précédentes. Il faut rappeler que les premiers centres de formation et universités n’ont ouvert leurs portes que dans les années 1970. En plus d’acquérir des compétences qui leur donneront accès au monde de l’emploi, les jeunes se différencient de leurs parents en façonnant leur identité non seulement à partir de critères relatifs à l’appartenance tribale, comme c’était le cas auparavant, mais aussi à partir de critères ethnolinguistiques, religieux et régionaux.

La liberté dont les jeunes jouissent à Mascate est néanmoins limitée, notamment pour ceux dont des membres de la famille y sont déjà installés. C’est ce à quoi a été confrontée une étudiante originaire du nord, qui s’est vue autorisée à poursuivre ses études à Mascate parce que son frère étudiait dans la même université. Quand elle logeait en résidence, son frère partageait une colocation avec des amis en dehors du campus. Les parents du jeune homme lui ont payé des leçons de conduite et une voiture pour qu’il accompagne sa sœur lors de déplacements et pour qu’ils reviennent chaque week-end dans leur ville d’origine. Avant que sa sœur n’arrive, celui-ci pouvait rentrer seulement quand il le souhaitait. S’il ressent sa situation comme une contrainte, elle est pourtant une condition à son indépendance, car c’est en se voyant donner la responsabilité de sa sœur qu’il a pu obtenir une voiture et profiter de cette mobilité pour des excursions. L’obtention du permis de conduire et l’expérience universitaire marquent des étapes vers l’âge adulte : elles apparaissent comme des possibilités de libertés nouvelles, mais entraînent aussi des contraintes et des responsabilités dont les jeunes n’avaient pas la charge jusque-là.

De l’élan amoureux au mariage

Comme l’a confié une étudiante de l’université de la ville de Nizwa, les études ont été un « grand saut dans la vie », car elle a dû faire face à d’autres hommes que les seuls membres de sa famille. L’entrée dans l’âge adulte diffère selon les hommes et les femmes, ce que les jeunes réalisent en faisant l’expérience de la mixité. À Oman, la plupart des universités ne sont pas ségréguées, quand à Mascate les occasions de sortie et les loisirs sont plus importants qu’à la campagne. Les jeunes aiment flâner dans les magasins, aller au cinéma, ou passer du temps dans des coffee shops, autant de services réunis dans les malls. À l’université, ils peuvent s’inscrire à des clubs en tout genre, ce qui leur permet de créer des liens avec des personnes de l’autre sexe.

Les jeunes reproduisent malgré tout une certaine séparation, notamment en raison des règles qui régissent les espaces publics. Ainsi, durant les cérémonies de la remise des diplômes de SQU, une séparation est marquée entre les hommes et les femmes et assurée par des vigiles. Les opportunités de rencontres sont déterminées par des situations comme celle-ci. Si elles sont compliquées à instaurer, beaucoup de jeunes développent des stratégies pour outrepasser ces restrictions. Compte tenu de l’indépendance qu’ils acquièrent une fois à la capitale, Mascate est aussi l’occasion pour les ruraux d’avoir des relations amoureuses. Ce phénomène s’explique par la prohibition des interactions mixtes et l’importance cruciale donnée au mariage comme seul cadre autorisé pour une relation affective. Étant donné la valeur, notamment religieuse, de la virginité, et au regard de l’honneur familial, les relations amoureuses dépassent rarement le seuil du contact intime. Dans un contexte où la population est si peu nombreuse, il n’est pas rare de se trouver en relation familiale, ne serait-ce qu’à un degré éloigné. Si un proche venait à découvrir l’existence d’une relation intime, notamment de la part d’une jeune femme, l’honneur serait entaché, et il y aurait peu de chances pour que les parents acceptent que leurs enfants se marient après une relation qui, au regard de la loi, demeure illicite. L’acquisition d’une voiture prend alors tout son sens, car celle-ci devient un lieu de rencontre. En se donnant rendez-vous sur un parking éloigné du centre-ville, les amoureux se retrouvent dans le véhicule de l’un des deux ou restent chacun dans sa voiture, échangeant par la vitre baissée ou par textos interposés.

Une relation amoureuse peut aboutir à un mariage, étape cruciale dans l’inscription d’un individu au statut d’adulte. Une fois marié, celui-ci est considéré comme responsable moralement et financièrement. Mais beaucoup de jeunes envisagent le mariage avec autant de hâte que d’appréhension, car les attentes de leurs familles sont nombreuses. Non seulement il est souhaité de se marier avec une personne d’une famille respectable qui, au mieux, partagerait les mêmes origines, voire avec une personne de la même famille, mais il faut aussi pouvoir financer l’organisation d’un mariage et l’installation du couple à son issue. Un mariage à Oman comprend deux fêtes : la malka, qui célèbre l’union religieuse, et le urs, organisé quelques mois plus tard, suivi par l’installation du couple. Ces deux fêtes peuvent s’équivaloir en dépenses, qui incluent la location d’une salle des fêtes, un buffet pour les invités, parfois la présence d’un DJ et d’un photographe, en plus de la préparation des mariés et de leurs tenues. Et, en plus d’être au nombre de deux, ces fêtes sont célébrées séparément par les hommes et par les femmes, ce qui augmente les frais.

Afin de payer ces dépenses, certains couples utilisent la compensation matrimoniale (mahar) offerte par le futur époux à sa femme. Cette somme était estimée à 5 000 rials, soit environ 11 000 euros, en 2015. Le montant de cette compensation, qui a une valeur juridique en cas de divorce (elle doit être rendue), dépend des familles, des régions, parfois de la réputation de la prétendante. Enfin, il faut compter le trousseau de la mariée, qui comprend aussi bien des robes que des bijoux en or ; ces dépenses peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers d’euros. Le mahar est souvent une préoccupation pour les jeunes hommes qui ne peuvent pas compter sur leur famille afin d’en réunir la somme. Conscient des freins existants à la réalisation d’un mariage, le sultan a émis un décret visant à limiter le montant du mahar. Comme dans d’autres monarchies du Golfe, un fonds de soutien financier a également été mis en place pour les couples en difficulté, quand certaines banques proposent des « prêts matrimoniaux ».

Pour les jeunes ruraux qui se sont rencontrés à Mascate, le mariage pose enfin la question de leur ancrage géographique lors de leur installation. Il peut arriver que les fêtes de mariage mettent face à face des pratiques à première vue incompatibles. Par exemple, Aisha, qui vient du nord, s’est mariée avec un homme du sud-est. Dans cette région, il est admis que les proches de la mariée assistent au repas du lendemain des fêtes (sabahia), ou que le drap virginal soit montré aux invités. Cette pratique est perçue comme religieusement inacceptable dans la région dont Aisha est issue, et il est aussi considéré que la famille de la jeune femme ne doit pas prendre part pas à la ­sabahia afin de marquer son statut de mariée. Pour un couple qui serait de deux origines différentes, une fête, comme sûrement le foyer à construire, est donc sujet à ajustements et concessions. Ce phénomène semble récent. Le mariage traditionnel, qui consiste à unir des personnes d’une même famille (souvent cousins), était majoritaire au sein des générations précédentes, quand les unions exogamiques (entre personnes de familles différentes) sont désormais en augmentation.

Crise après crise, peu d’espoir d’un lendemain ?

Le financement d’un mariage demande de trouver un emploi au plus vite, mais, là encore, plusieurs obstacles surviennent. Au sultanat d’Oman, les révolutions arabes de 2011 ont éclaté avec pour fond de revendication le manque de travail. Les premières manifestations, survenues en janvier 2011 à Mascate, ont été suivies par d’autres mouvements à Sohar, dans le nord. Ceux-ci ont été réprimés par la police et l’armée de manière parfois violente (1). Si les revendications étaient diverses et ciblaient également le gouvernement, il faut noter qu’elles étaient en majorité portées par les jeunes, dont le taux de chômage était en hausse exponentielle à cette période. Le sultan Qabous ibn Saïd a alors répondu à ces soulèvements en créant 50 000 postes dans le secteur public. Il a fait débloquer de nouvelles allocations de chômage, et a réduit le taux de cotisation à la retraite. Il a également fait augmenter le montant des bourses pour les étudiants résidant en dehors du domicile familial, ainsi que le salaire minimum dans le secteur privé (2). Si ces mesures ont permis de résorber le chômage chez les jeunes, elles s’avèrent n’avoir eu qu’un effet de court terme. En 2017, la baisse de production des hydrocarbures, sur lesquels l’économie omanaise repose, a entraîné avec elle une nouvelle vague de chômage. La même année, celui-ci s’élevait à 30 % chez les moins de 24 ans.

Il a atteint son taux le plus élevé en 2020, année marquée par deux événements majeurs. Le 10 janvier 2020, à l’aube de cinquante ans de règne, les médias annonçaient le décès du sultan. Dès le lendemain, son successeur, Haïtham ben Tariq al-Saïd, s’est retrouvé à diriger une population attachée à un dirigeant à qui elle doit les fondements de la nation moderne, mais aussi à devoir apporter une réponse à la crise de la Covid-19. Plusieurs mesures ont été mises en place, notamment dans le secteur privé. Néanmoins, le prix du baril de pétrole n’a cessé de chuter (3). La rente, qui profite plus directement au secteur public, a ainsi entraîné une hausse du chômage, privant par exemple d’emploi 50 % de jeunes dans le secteur touristique, brutalement mis à l’arrêt durant la pandémie (4).

L’espoir d’une relance est porté par le projet « Vision 2040 » (5). Annoncé en 2013, ce programme gouvernemental vise à diversifier l’économie à long terme, à renforcer la nationalisation de la main-d’œuvre, et à favoriser l’investissement étranger pour soutenir le secteur privé. De nombreuses initiatives ont ainsi pour but de favoriser le développement de microentreprises. Celles-ci s’avèrent portées par une population jeune qui combine des emplois dans le secteur public avec la création de petites sociétés (6). Les jeunes sont également actifs dans la fondation d’associations culturelles qui fleurissent de manière significative depuis la fin progressive de la crise sanitaire.

Ces initiatives, de même que la capacité à faire groupe au moment des révoltes de 2011, montrent que les jeunes ont conscience des fragilités qui marquent le sultanat et leur participation à la vie politique est en cela décisive. Le système omanais comprend un Conseil consultatif (Majlis al-Choura), dont un corps de quelque 715 000 personnes élit tous les quatre ans les 86 membres. Néanmoins, beaucoup de jeunes reprochent à ce fonctionnement d’avoir peu d’effets : consultative, cette assemblée n’a pas de pouvoir exécutif, et beaucoup pensent qu’elle servirait surtout aux intérêts des membres élus et de leurs communautés tribales. Bien que beaucoup d’entre eux aspirent à un régime plus démocratique, les jeunes se détournent de la politique en s’abstenant de voter, et très peu sont ceux qui envisagent une carrière d’élu pour un jour représenter leurs concitoyens au Majlis al-Choura (7).

Si Oman ne réussit pas à résorber la situation économique à laquelle il est confronté, et si les jeunes ne peuvent trouver de marge de manœuvre pour s’insérer dans leur société, il est probable que le mot « jeunesse » ne deviendra qu’un synonyme d’attente et de stagnation. Néanmoins, il peut aussi être vu comme la promesse d’une indépendance progressive de cette génération en devenir, autant par sa capacité à se rassembler que dans celle à réinventer sa vie intime. Encore faudra-t-il que le sultanat sache tirer le meilleur de ces citoyens dans les années à venir. 

Notes

(1) Marc Valeri, « The Suhar Paradox : Social and Political Mobilisations in the Sultanate of Oman since 2011 », in Arabian Humanities, no 4, 2015.

(2) Yasmina Abouzzohour, « Oman, Ten Years After the Arab Spring : The Evolution of State-Society Relations », Arab Reform Initiative, 9 février 2021.

(3) Nicolai Due-Gundersen et Francis Owtram, « The Foundation, Development and Future of the Omani Rentier State : From the Dhofar War to Vision 2040 », in Arabian Humanities, no 16, 2022.

(4) Quentin Müller, « Oman. Incertitudes économiques, défis sociaux », in Orient XXI, 30 avril 2020.

(5) Maho Sebiane, Marion Breteau et Sterenn le Maguer-Gillon, « Oman au fil du temps », in Arabian Humanities, no 15, 2022.

(6) Marion Breteau et Ahmed al-Suleimani, « Education, Youth and Employment in Oman », in Arabian Humanities, no 16, 2022.

(7) Sulaiman H. Al-Farsi, Democracy and Youth in the Middle East : Islam, Tribalism and the Rentier State in Oman, I. B. Tauris 2013.

Marion Breteau

areion24.news