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mercredi 25 septembre 2024

L’énergie russe après trois ans de guerre

 

Alors que le pétrole et le gaz constituent l’épine dorsale de l’économie russe, l’Europe pensait, via ses sanctions, porter un coup important à Moscou du fait de sa position de principal client énergétique de la Russie. Néanmoins, trois ans après le début de la guerre, force est de constater que les sanctions occidentales ne sont pas si efficaces et que l’Europe continue de jouer un rôle central dans le secteur énergétique russe.

En 2021, les hydrocarbures représentaient jusqu’à 45 % du budget russe et plus de 60 % des exportations du pays. Faisant partie des trois principaux producteurs de pétrole au monde, avec l’Arabie saoudite et les États-Unis, la Russie a produit 10,5 millions de barils de brut par jour (bpj), soit 14 % de l’offre mondiale. Elle a exporté 45 % de cette production, soit 4,7 millions de barils par jour (mbpj), dont 2,4 mbpj vers l’Europe (principalement par l’oléoduc Droujba) et 1,6 mbpj vers la Chine (principalement par l’oléoduc ESPO) (1)(2). En outre, 10 millions de tonnes par an de pétrole russe ont été exportées vers la Chine via le Kazakhstan par l’oléoduc Atasu-Alashankou (3). Les exportations de pétrole vers l’Inde sont restées pratiquement nulles.

Sanctions : quels effets sur les exportations de pétrole russe ?

Un an après l’entrée en vigueur, en décembre 2022, des sanctions occidentales sur le pétrole russe transporté par voie maritime, 70 % des exportations de pétrole russe étaient destinées à la Chine et à l’Inde, et seulement 20 % allaient directement vers l’Europe (via l’oléoduc Droujba) (4)(5). Si le Conseil européen affirme que les sanctions pétrolières ont effectivement interdit 90 % des exportations de pétrole russe vers l’UE (par voie maritime), il faut toutefois remarquer que, étant donné que la place de la Russie dans le bouquet énergétique de la Chine et de l’Inde n’a changé que de façon marginale, nous pouvons en conclure que la plupart de ces exportations vers l’Asie ont en fait été réorientées vers l’Europe (6).

En effet, la réorientation des exportations de pétrole vers l’Europe via l’Asie est un moyen d’éviter l’embargo sur le pétrole décrété par les pays de l’UE et se pratique de plusieurs manières : le pétrole peut être mélangé à un pétrole local et revendu sur le marché européen, versé en haute mer dans un pétrolier battant pavillon non russe ou revendu par le biais d’intermédiaires (négociants). Après que les propriétaires de pétroliers et les assureurs européens ont été soumis à des sanctions pour avoir travaillé avec des clients russes, les exportateurs de pétrole russes ont acheté leur propre flotte de pétroliers à partir de navires déclassés, trop vieux pour être utilisés par des sociétés occidentales, et les assureurs européens ont été remplacés par des assureurs chinois ou russes pour les couvrir (7). Lorsque les grandes sociétés de négoce ont considéré que les échanges de pétrole russe étaient trop toxiques en 2022, une nouvelle série de sociétés de négoce spécialisées dans le pétrole russe et soupçonnées d’appartenir à ces mêmes sociétés a vu le jour (8). Comme les transactions se sont déplacées vers une flotte et une zone de commerce fantômes, on ne sait toujours pas à quel prix moyen le pétrole russe a été vendu aux clients asiatiques. Alors que les marchés vendent l’Oural russe au rabais et que la logique voudrait que ni la Chine ni l’Inde n’achètent du pétrole russe à un prix supérieur au plafond imposé par les sanctions, il n’y a aucun moyen de le vérifier.

Gaz naturel : sanctions ou pas sanctions ?

La situation est différente pour le gaz naturel. Premier détenteur mondial de réserves de gaz et premier exportateur de gaz naturel avant la guerre (210 milliards de mètres cubes par an pour les seules exportations par gazoduc en 2021), la Russie a vu ses exportations par gazoduc vers l’Europe chuter de 180 milliards de mètres cubes par an en 2019 à 28,3 milliards de mètres cubes par an en 2023, alors que la part russe des importations de gaz naturel de l’UE est passée de 45 % à 15 % entre 2021 et 2023.

Les exportations russes de gaz par gazoduc n’ont jamais été sanctionnées, et leur effondrement presque immédiat en 2022 a résulté de la décision unilatérale de la Russie de réduire les exportations vers l’Allemagne au printemps 2022, en invoquant des difficultés techniques et des problèmes de maintenance, suivis d’explosions des gazoducs Nord Stream. Cette décision est la même que celle prise par la Russie à maintes reprises auparavant : utiliser l’énergie comme levier pour exercer une pression politique sur l’Europe. Cette fois-ci, Moscou a cherché à faire pression sur l’Allemagne afin qu’elle lance le gazoduc Nord Stream 2 malgré la guerre, pour qu’elle ne soutienne pas politiquement et militairement l’Ukraine et qu’elle annule les sanctions européennes. Pour faire passer un message visuel, début septembre 2022, Gazprom a publié une vidéo montrant des capitales européennes couvertes de neige et de glace, tandis qu’une chanson aiguë racontait la vision de Moscou selon laquelle l’Europe allait geler solidement cet hiver-là sans le gaz russe.

Au lieu de cela, l’hiver s’est avéré être le plus chaud jamais enregistré, avec de la neige difficile à trouver non seulement dans les capitales européennes mais aussi dans les Alpes. La part du gaz russe dans la demande européenne de gaz naturel est passée de 40 % au début de 2022 à 10 % à la fin de l’année. Pourtant, la Russie a tiré 93 milliards d’euros de ses ventes à l’UE, soit un quart de la facture totale de gaz européen (9), alors même que Gazprom a vu ses bénéfices réduits de 80 %. À partir de 2024, la Russie exportera moins de 30 milliards de mètres cubes par an par gazoduc vers l’Europe, principalement vers les pays d’Europe centrale qui continuent d’importer la majeure partie de leur gaz naturel de Russie. Les acheteurs européens qui avaient la possibilité de remplacer le gaz russe par du GNL ont diversifié leurs approvisionnements en se fournissant aux États-Unis, au Qatar et en Norvège. Toutefois, l’absence de sanctions a permis à la Russie d’augmenter de moitié ses propres exportations de GNL vers l’Europe en 2023 et de dépasser les États-Unis en tant que principal exportateur de GNL vers l’Europe au premier semestre 2024 (10).

La croissance des exportations russes de GNL n’est pas une évolution conjoncturelle en réaction à la perte du marché européen, mais le résultat d’une stratégie à long terme que la Russie a fixée dans sa doctrine et politique énergétiques il y a des années, visant à devenir un leader mondial des exportations de GNL. C’est aussi le résultat de trois projets d’exploration et de production de GNL, Yamal LNG et Arctic LNG, qui se poursuivent depuis 2014, bien que le développement d’Arctic LNG 2 ait été retardé en raison des nouvelles sanctions occidentales restreignant la vente et la production de méthaniers pour la Russie (11).

Les sanctions occidentales contre le gaz russe restent peu nombreuses et peu efficaces. Les exportations de gaz par gazoduc vers l’Europe, contrôlées par Gazprom, restent à l’abri de ces sanctions, et c’est une combinaison des forces du marché et de sa propre imprudence qui a poussé la Russie en dehors du marché de l’UE. Le dernier train de sanctions a touché la sphère du GNL, quoique timidement, en interdisant le transbordement de GNL russe dans les ports européens (12). Mais compte tenu de son expérience à contourner les sanctions pétrolières avec une flotte fantôme de pétroliers, il n’est pas surprenant que l’industrie russe du GNL ait déjà commencé à mettre en place une nouvelle « flotte fantôme », cette fois-ci pour les méthaniers (13). Les véritables sanctions, à savoir le refus total des importations de pétrole et de gaz russes, restent hors de portée de l’UE, qui dépend des importations d’énergie russe, même si c’est dans une moindre mesure qu’avant la guerre.

Les limites des exportations de gaz naturel russe vers l’Asie

Face aux sanctions pétrolières, la Russie a réorienté dès 2022 ses exportations de pétrole de l’Europe vers l’Asie. Mais l’Asie n’a pas pu remplacer l’Europe comme première destination du gaz naturel russe, principalement en raison des restrictions imposées par l’infrastructure. Les exportations russes de gaz par gazoduc sont limitées par le gazoduc Power of Siberia, dont la capacité d’exportation maximale est de 38 milliards de mètres cubes par an (aujourd’hui sous-utilisée), et les tentatives russes pour convaincre la Chine de construire un deuxième gazoduc, qui permettrait d’exporter le gaz naturel de la péninsule de Yamal, sont restées vaines jusqu’à présent. L’augmentation de la capacité utilisée par Power of Siberia a permis d’accroitre les importations chinoises de gazoducs en provenance de Russie de 43 % en 2023 par rapport à l’année précédente, tandis que les importations de GNL ont augmenté de 46 % au cours de la même période, plaçant la Russie au troisième rang derrière le Turkménistan et l’Australie en termes de volumes d’importations totales de gaz naturel vers la Chine : 10 % par gazoducs et 6 % par GNL (14).

L’importance des revenus du gaz naturel pour le budget russe

Les exportations de gaz naturel ont joué un rôle beaucoup moins important dans le budget russe que les exportations de pétrole. Ainsi, sur les 45 % du budget russe provenant des ventes de pétrole et de gaz naturel, le pétrole et les produits raffinés représentent 85 % du total, tandis que les exportations de gaz naturel représentent environ 15 %. En outre, l’impact des bénéfices tirés du GNL sur le budget russe est sans commune mesure avec les bénéfices tirés du gaz naturel exporté vers l’Europe par gazoduc, car les trois principaux projets GNL en Russie (Yamal LNG, Arctic LNG et Arctic LNG 2) sont contrôlés par la société privée russe Novatek, par trois sociétés chinoises (CNPC, CNOOC et Silk Road Fund), par un partenariat entre les entreprises japonaises Mitsui et Jogme, ainsi que par la société française Total. Ces investisseurs recevraient à leur tour les bénéfices de l’exportation, alors que les taxes sur ces projets sont limitées pour plusieurs années à venir (15).

Sanctions : quel impact sur l’économie russe ?

L’effet immédiat des sanctions sur l’économie russe en 2023 a été résumé par le ministère russe des Finances, qui a indiqué en mai de cette année-là que les recettes pétrolières et gazières du budget du premier trimestre avaient chuté de 52 % par rapport à la période 2022 (16). Dans le même temps, les dépenses du budget militaire ont augmenté de près de 60 % en 2023 par rapport à 2022, ce qui a entrainé un déficit public de 25 milliards de dollars au début du mois de février 2023 (17). Le rouble s’est redressé avec une dépréciation en aout 2023. En raison de la réorientation des exportations de pétrole vers la Chine et l’Inde, le déficit commercial avec ces pays s’est creusé, tandis que la conversion des paiements en monnaie locale en dollars reste un défi en raison des sanctions financières imposées à la Russie (18).

Trois ans après le début de la guerre, la Russie présente un tableau économique contrasté. Les indicateurs macroéconomiques démontrent la résistance de l’économie russe aux sanctions pétrolières de l’UE, qui ont réorienté ses exportations de pétrole vers l’Asie, ce qui a permis à la Russie d’éviter une réduction de la production de pétrole et d’assurer un flux continu de recettes vers le budget pour continuer à financer la guerre. La Banque centrale a déprécié le rouble pour soutenir les industries orientées vers l’exportation et a eu recours à la substitution des importations, en passant des importations occidentales aux importations chinoises, pour concentrer la production russe sur la sphère militaire. Grâce aux dépenses militaires de l’État, le PIB russe a augmenté de 2,6 % en 2023 (FMI), tandis que la population ressentait une augmentation de son pouvoir d’achat grâce aux salaires historiquement élevés de l’industrie de défense, compensés à leur tour par des salaires plus élevés dans le secteur civil afin de retenir les travailleurs dans un marché en manque de main-d’œuvre.

La part des revenus pétroliers et gaziers dans le PIB russe est passée de près de la moitié en 2021 à un tiers en 2023, selon le ministère des Finances. Cela explique en partie pourquoi la baisse de 20 % des recettes pétrolières et gazières dans le budget russe de 2023 en glissement annuel a été compensée par 19 % des recettes non pétrolières et gazières (19), qui est une autre expression pour « industrie militaire ». Les économistes estiment que l’économie russe est en surchauffe, ce qui n’est pas viable à long terme, car les produits militaires ne sont pas exportés pour rapporter des bénéfices, mais sont dépensés en temps de guerre, ce qui entraine une perte économique nette. Le pouvoir d’achat exceptionnel de la population a également ses limites, car il repose sur le financement de l’État russe plutôt que sur la croissance de la productivité et des exportations (20). L’inflation de 8 % reste deux fois supérieure aux prévisions de la Banque centrale et l’investissement direct étranger est négatif depuis 2022 (21).

Quelle que soit la manière dont nous évaluons la santé de l’économie russe, l’une des principales raisons de sa bonne santé est la faiblesse inhérente aux sanctions européennes : la poursuite des importations de gaz naturel et de pétrole russes. Même diminuées, elles révèlent le rôle central de l’Europe dans la capacité de la Russie à mener la guerre contre l’Ukraine, et sapent toutes les sanctions que l’Europe pourrait imposer.

Notes

(1) Anastasia Dmitrieva, Rosemary Griffin, « Russia targets Asia with expanded ESPO pipeline, competes with Saudi Arabia », S&P Global, « Commodity Insights », 27 novembre 2019 (https://​digital​.areion24​.news/​dd7).

(2) Agence internationale de l’énergie (IEA), « Energy Fact Sheet : Why does Russian oil and gaz matter ? », 21 mars 2022 (https://​digital​.areion24​.news/​vvr).

(3) Carol Zu, « Russia crude oil pipeline capabilities to mainland China — The ESPO crude oil pipeline », S&P Global, « Commodity Insights », 1er avril 2022 (https://​digital​.areion24​.news/​ubc).

(4) Philippe Charlez, Hugo Duterne, « Un an de sanctions sur le pétrole russe : quelle efficacité ? », Institut Sapiens, février 2023 (https://​digital​.areion24​.news/​zzw).

(5) Département de l’Énergie des États-Unis (EIA), « Country Brief : China », 24 novembre 2023, et « Country Brief : Russie », 29 avril 2024.

(6) Anastasiya Shapochkina, Velina Tchakarova, « Russian-Chinese alliance in the energy sector, and how it has evolved since the invasion of Ukraine », Eastern Circles, juin 2023 (https://​easterncircles​.com/​c​h​i​n​a​-​r​u​s​s​i​a​-​e​n​e​rgy).

(7) Chaine YouTube Khodorkovsky LIVE, avec Mikhail Krutikhin, « Си Цзиньпин разочаровался в Путине » [« Poutine a déçu Xi Jinping »], 23 mars 2023 (https://​digital​.areion24​.news/vt1).

(8) Bloomberg News, « New Kings of Russian Oil Were These Six Traders in December », 21 mars 2023 (https://​digital​.areion24​.news/​psr).

(9) Peter Zeniewski, Gergely Molnar, Paul Hugues, « Europe’s energy crisis : What factors drove the record fall in natural gas demand in 2022 ? », IEA, 14 mars 2023 (https://​digital​.areion24​.news/​9ol).

(10) Arthur Sullivan, « War in Ukraine : Why is the EU still buying Russian gas ? », Deutsche Welle, 29 avril 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​ar4).

(11) Ignacio Urbasos Arbeloa, « Western sanctions on icebreakers stall Russia’s Arctic LNG expansion », Institut royal Elcano, 27 juin 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​d7s).

(12) Josep Borrell, « Closing the tap on Russian gas re-exports », Service européen pour l’action extérieure, 26 juin 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​4h2).

(13) Shotaro Tani, Oliver Telling, « Mysterious Russia-linked buyers amass LNG “dark fleet” », The Financial Times, 22 juillet 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​77k).

(14) EIA, « China : Analysis : Overview », novembre 2023 (https://​digital​.areion24​.news/pg9).

(15) Anastasiya Shapochkina, Velina Tchakarova, op. cit.

(16) Vedomosti, « Госдума приняла закон о введении миграционного режима высылки из России » [« La Douma d’État a adopté une loi sur l’introduction d’un régime migratoire d’expulsion de la Russie »], 17 mai 2023 (https://​digital​.areion24​.news/​vq8).

(17) Bloomberg News, « Russia’s Deficit Hits $25 Billion as Energy Income Slumps », 6 février 2023 (https://​digital​.areion24​.news/​vo1).

(18) Chaine YouTube Yulia Latynina, avec Mikhail Krutikhin, « Черная нефтяная дыра. Спад добычи, рост непрозрачности » [« Le trou noir du pétrole. Baisse de la production, opacité croissante »], 30 aout 2023 (https://​digital​.areion24​.news/​962).

(19) Données du ministère des Finances interprétées par Vitaly Yermakov, « Follow the Money : Understanding Russia’s oil and gas revenues », The Oxford Institute for Energy Studies, mars 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​sln).

(20) Aleksei Kiselev, « What Will Be the Cost of Russia’s Overheating Economy ? », The Carnegie Endowment for International Peace, 1er juillet 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​9i5).

(21) Rachel Lyngaas, « Sanctions and Russia’s War : Limiting Putin’s Capabilities », Département du Trésor des États-Unis, 14 décembre 2023 (https://​digital​.areion24​.news/jjs).

Anastasiya Shapochkina

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