La crise de la mer Rouge débute le 19 octobre 2023, lorsque le mouvement rebelle houthiste soutenu par l’Iran au Yémen lance des missiles et des drones armés contre Israël avant de s’en prendre à la navigation commerciale. Opérant contre le gouvernement du Yémen, les militants houthistes contrôlent depuis 2014 la plus grande partie des côtes du pays sur la mer Rouge.
Officiellement, les Houthis affirment d’abord frapper des navires liés à Israël en soutien aux Palestiniens victimes de la contre – attaque israélienne sur Gaza, à ce jour plus de 30 000 morts. En décembre, les États-Unis lancent l’opération « Prosperity Guardian » qui, outre les États – Unis, réunit le Royaume – Uni, l’Australie, Bahreïn, le Canada, le Danemark, la Finlande, la Grèce, les Pays-Bas, la Nouvelle – Zélande, la Norvège, Singapour et le Sri Lanka. Depuis décembre, les Houthis élargissent leurs attaques aux navires liés aux intérêts américains et britanniques, en réponse aux frappes aériennes anglo – américaines sur des positions houthistes au Yémen. À partir du 8 février, l’Union européenne lance l’opération « Aspides » en mer Rouge. La France, l’Allemagne, l’Italie et la Belgique contribuent à l’opération aux côtés de la Grèce qui abrite le centre de commandement à Larissa. Les Pays-Bas et la Finlande déclarent participer aux deux opérations. À la différence du partenariat anglo-américain, l’Union européenne ne participe pas à des frappes militaires et protège seulement le commerce. L’Inde et le Pakistan dépêchent des bâtiments de guerre qui agissent isolément.
Indispensable soutien iranien
Le 19 octobre 2023, le destroyer américain USS Carney intercepte trois missiles de croisière et huit drones lancés par les militants houthistes au Yémen. Le 8 novembre 2023, un drone MQ‑9 Reaper des États-Unis est abattu par les forces houthistes. Dans une publication non classifiée, la DIA, le renseignement militaire américain, liste les systèmes en service dans l’armée des Houthis. Tous sont de conception iranienne, assemblés à partir d’éléments fournis par l’Iran. Depuis 2018, ce mouvement yéménite emploie le drone Sammad, très proche du Sayad‑KAS‑04 iranien. Depuis mars 2021, les Houthis déploient des Waid‑1 et Waid‑2 presque identiques aux Shahed‑131 et Shahed‑136 iraniens, également exportés en Russie.
À partir de 2015, les Houthis reçoivent des missiles balistiques Burkan‑3/Zulfiqar, analogues aux Quiam/Rezvan iraniens employés en 2020 contre la base américaine Al Assad en représailles à l’assassinat ciblé du commandant des opérations des Gardiens de la révolution, lui-même en réaction à des tirs mortels contre des personnels américains. En septembre 2022, les Houthis révèlent l’existence des missiles balistiques Hatem, Tankeel et Karar, qui apparaissent comme des répliques des Kheibar Shekan, Zoheir et Fateh‑110 iraniens. Il en est de même pour le missile balistique antinavire Asif, en tous points semblable au Khalij Fars iranien, et pour les missiles de croisière Quds‑4 des Houthis, analogues au Projet 351 Paveh iranien dont les débris ont été retrouvés en Arabie saoudite et en Israël (1).
Les opérations houthistes contre de commerce débutent le 19 novembre avec la capture du cargo roulier Galaxy Leader conduit à Hodeidah. Le 24 novembre, l’Iran aurait directement attaqué le porte – conteneurs CMA CGM Symi battant pavillon maltais, dans l’océan Indien. Le 26, le pétrolier Central Park battant pavillon libérien est capturé dans le golfe d’Aden par des pirates, eux somaliens, puis repris par les marins du destroyer américain Mason qui essuie un tir raté de deux missiles balistiques depuis le territoire houthiste. Le 3 décembre, le destroyer américain Carney abat trois drones et secourt les trois navires Unity Explorer, Number 9 et Sophie II sous le feu de missiles balistiques lancés depuis le Yémen. Le 12 décembre 2023, les Houthis touchent le chimiquier norvégien Strinda, exploité par la société J. Ludwig Mowinckels Rederi, avec des missiles de croisière antinavires, causant un début d’incendie. La frégate française Languedoc abat un drone visant également le Strinda. Le lendemain, les Houthis ne parviennent pas à s’emparer du pétrolier Ardmore Encounter battant pavillon des îles Marshall ni à l’atteindre avec des missiles. Le Mason abat un drone.
Le 14 décembre, un missile lancé par les Houthis rate le porte – conteneurs Maersk Gibraltar. Le 15, le porte – parole houthiste Yahya Sarea revendique les attaques contre deux navires libériens, les MSC Alanya et MSC Palatium III. Le même jour, l’Al-Jasrah battant pavillon libérien et appartenant à Hapag Lloyd est touché par un projectile qui provoque un départ de feu alors qu’il traverse le détroit de Bab el-Mandeb. Le 16 décembre, le destroyer anglais Diamond abat un drone qui vise un navire commercial. Le 18, les cargos MSC Clara et Swan Atlantic sont pris pour cibles, le second subissant un léger dommage. Le 23, deux missiles balistiques antinavires manquent leurs cibles dans le sud de la mer Rouge tandis que le destroyer Laboon abat quatre drones qui se dirigent vers lui. Le 26, plusieurs missiles frôlent le MSC United VIII en mer Rouge. Les 30 et 31 décembre, le porte – conteneurs Maersk Hangzhou, propriété d’A. P. Moller Singapore est touché par un missile avant de repousser l’attaque de quatre canonnières. Des hélicoptères du porte – avions Dwight D. Eisenhower repoussent les agresseurs, trois bateaux étant coulés par le destroyer Gravely. Dix houthistes périssent, les premières victimes connues depuis le début des attaques.
Désignation d’objectif ?
Le 1er janvier 2024, la frégate iranienne Alborz franchit le détroit de Bab el-Mandeb et pénètre en mer Rouge à la tête de la 94e flottille iranienne, qui comprend également le ravitailleur Bushir. On note aussi la présence du cargo iranien Behshad, qui avait remplacé en avril 2021 son sistership, le Saviz, au large de l’Érythrée après que ce dernier eut été très probablement endommagé par des mines israéliennes. Officiellement engagé dans la lutte contre la piraterie, le Behshad est soupçonné comme son prédécesseur d’aider à la contrebande d’armes et de fournir des renseignements aux Houthis. Ayant désactivé son système d’identification automatique (AIS), il ne diffuse pas sa position, mais reste longtemps stationnaire au large des îles Dalhak, en Érythrée. Le 3 janvier, il réactive son AIS et gagne le golfe d’Aden. Depuis le 11 janvier, il est en attente à seulement 100 km à l’est du port de Djibouti. Son nouveau mouillage coïncide avec une augmentation des attaques houthistes contre les navires commerciaux. Son implication dans ces attaques paraît d’autant plus plausible que les Houthis ne contrôlent pas le littoral yéménite dans le golfe d’Aden.
Le 11 janvier, un missile balistique antinavire manque un navire de commerce dans le golfe d’Aden. Le 12, les Houthis tirent par erreur sur le MT Khalissa chargé de pétrole brut russe, sur la base d’informations obsolètes le liant au Royaume – Uni. Le 15, le Gibraltar Eagle est touché par un missile antinavire qui provoque de faibles dégâts. Le 16, un missile balistique antinavire frappe le navire grec Zografia battant pavillon maltais, qui peut toutefois poursuivre sa route vers Israël. Le 17, le vraquier américain Genco Picardie légèrement touché par un drone est assisté par un destroyer indien. Le 18 janvier, deux missiles balistiques antinavires manquent le Chem Ranger en route de Djeddah vers le Koweït. Le 22, les Houthis affirment avoir attaqué le cargo militaire américain Ocean Jazz, affirmation démentie par l’US Navy. Le 24, un missile explose à 100 m du porte – conteneurs Maersk Detroit, battant pavillon américain et transportant une cargaison militaire. Deux autres missiles sont abattus par le destroyer Gravely. À la suite de l’incident, la Maersk Line Limited, une filiale qui travaille principalement avec le gouvernement américain, suspend son activité en mer Rouge.
Le 26 janvier, le Carney abat un missile tandis que le pétrolier Marlin Luanda, exploité par la société britannique Oceonix Services pour le compte de Trafigura et transportant du naphta produit en Russie, est touché par un missile dans le golfe d’Aden. Le 28, le destroyer anglais Diamond intercepte un drone le visant. Le lendemain, les Houthis affirment avoir frappé la base mobile flottante américaine Lewis B. Puller, information démentie par l’US Navy. Le 30 janvier, un missile parvient à s’approcher à moins d’un nautique du destroyer américain Gravely. Le lendemain, les Houthis touchent un navire marchand, sans plus de détails. Le 2 février, les États – Unis lancent une cyberattaque contre le Behshad sans que l’on en connaisse les résultats (2). Le 4 février, Téhéran lance un avertissement à Washington, si les États-Unis venaient à s’en prendre au Saviz et au Behshad. Le 6 février, le mouvement yéménite revendique un succès contre les Morning Tide et Star Nasia, dont les dommages sont mineurs.
Après avoir parcouru plus de 6 000 nautiques en 91 jours, la frégate iranienne Alborz regagne son port base de Bandar Abbas le 10 février. Le contre – amiral Farhad Fattahi, commandant adjoint de la première région navale de la marine iranienne, salue la présence de flottilles iraniennes en mer Rouge et dans le golfe d’Aden lors d’une cérémonie de bienvenue. Il justifie ce déploiement par la nécessité de protéger les intérêts et les actifs de l’Iran, à savoir ses pétroliers ou leurs cargaisons en haute mer (3). Le 11 février, un groupe de pirates informatiques mène une cyberattaque contre les systèmes embarqués des bâtiments de la 5e flotte des États – Unis basés à Bahreïn. L’attaque digitale apparaît comme une réponse iranienne à celle conduite contre le Behshad. Le 12 février, le Star Iris venant du Brésil et à destination de Bandar Khomeini en Iran subit lui aussi des dommages mineurs qui n’affectent pas sa route. Le 16, un navire panaméen, le Pollux, est touché sans qu’il soit détourné de sa route vers l’Inde.
Premier navire coulé
Le 18 février, le cargo Rubymar battant pavillon du Belize et en route vers Varna, en Bulgarie, est attaqué dans le détroit de Bab el-Mandeb. Les dommages sont catastrophiques et le navire sombre le 2 mars, causant une pollution aux engrais. Le 19 février, le vraquier grec Sea Champion est touché, tout comme le cargo Islander quatre jours plus tard. Le 20 février, la France et les États – Unis annoncent avoir abattu respectivement deux et dix drones tandis que les Houthis affirment avoir attaqué le port israélien d’Eilat et plusieurs navires de guerre américains. Le 22 février, les Houthis informent assureurs et armateurs d’une interdiction formelle de la mer Rouge, du golfe d’Aden et du golfe d’Oman aux navires appartenant en tout ou partie à des personnes ou des intérêts israéliens, américains et britanniques. Battant pavillon de Palau, le cargo Islander est endommagé sans devoir interrompre sa route.
Le 24 février, les États – Unis et le Royaume – Uni mènent une quatrième série de frappes, touchant 18 cibles sur huit sites. Le 26 février, les Houthis s’en prennent à quatre câbles de communication sous – marins appartenant aux systèmes AAE‑1, Seacom, EIG et TGN assurant les communications entre l’Europe et l’Asie (4). La frégate allemande Hessen ouvre le feu par erreur sur un drone américain Reaper qui n’est pas atteint. Le 27 février, le leader houthiste Mohammed al-Houthi déclare qu’il n’autoriserait les opérations de sauvetage que si l’aide humanitaire parvenait à Gaza. Le même jour, l’Hessen abat deux drones qui se dirigent sur elle avec son canon de 76 mm et son système antimissile. Une roquette explose par le travers d’un navire battant pavillon des Marshall à 59 nautiques au large de Hodeidah. Le navire n’est pas été immédiatement identifié. Le 4 mars, le porte-conteneurs MSC Sky II en route vers Djibouti est incendié par deux missiles antinavires à 91 nautiques au sud-est d’Aden. Un appel de détresse est émis et des marins du destroyer indien INS Kolkata éteignent l’incendie, qui ne cause que des dégâts mineurs.
Le 5 mars, le destroyer américain Carney abat un missile balistique et trois drones. Le 6 mars, le cargo True Confidence est frappé par un missile à 54 nautiques au sud-ouest d’Aden. Trois marins sont tués et quatre autres blessés. Un incendie catastrophique se déclare. Le reste de l’équipage abandonne le navire, secouru par un destroyer indien. Le True Confidence bat pavillon de la Barbade et appartient à des Libériens. Le 8 mars, le vraquier Propel Fortune, immatriculé à Singapour, est attaqué à environ 50 nautiques au sud-est d’Aden par deux missiles balistiques antinavires, qui le manquent. Le même jour, des avions et des bâtiments américains et français abattent une vingtaine de drones tandis que les frégates danoise Iver Huitfeldt et anglaise Richmond en détruisent au moins six.
Impact économique et politique
Environ 12 % du commerce mondial transite par la mer Rouge, soit 30 % de tout le trafic mondial de conteneurs, plus de 1 000 milliards de dollars de marchandises par an et environ 80 millions de tonnes de céréales, dont plus d’un tiers à destination de la Chine. Les sanctions occidentales contre la Russie font de la mer Rouge une artère commerciale vitale pour le commerce du brut et des carburants, alors que Moscou vend désormais l’essentiel de son pétrole à l’Asie. Environ 7 millions de barils de pétrole transitent quotidiennement par Bab el-Mandab, selon Goldman Sachs Group. Pétroliers et porte – conteneurs se détournent autour de l’Afrique. L’armateur A. P. Moller-Maersk A/S cesse d’utiliser la route de la mer Rouge. Le géant pétrolier et gazier BP suspend lui aussi ses transits en mer Rouge le 18 décembre, générant une hausse temporaire de 13 % du prix du gaz naturel en Europe. La hausse du pétrole est moins prononcée.
Après cinq mois d’attaques, la réponse militaire américano – britannique, de l’Union européenne et d’autres pays agissant individuellement assiste la navigation, mais ne parvient pas à arrêter les frappes et encore moins à résoudre le conflit yéménite. En janvier 2021, l’administration Biden avait tenté de mettre fin à la guerre en suspendant temporairement les fournitures d’armes à Riyad tandis que l’Arabie saoudite paraissait disposée à un règlement. En avril 2022, une trêve était mise en place et des négociations directes débutaient entre Saoudiens et Houthis, les premiers acceptant de payer les salaires des seconds. Aujourd’hui, les attaques houthistes contre le commerce maritime risquent de faire dérailler ce processus, tout comme les frappes américaines qui touchent 230 sites houthistes. Celles-ci ne paraissent pas avoir d’impact sur les tirs, qui se poursuivent. Alors que l’implication saoudienne dans la guerre au Yémen semble avoir pris fin, les Houthis paraissent confrontés à la perspective d’une intervention internationale (5).
L’Iran paraît être l’acteur clé derrière les attaques houthistes. Selon le Wall Street Journal, l’Iran aurait tenté de persuader le Soudan de l’autoriser à construire une base navale sur son littoral de la mer Rouge. Selon Ahmad Hassan Mohamed, un haut responsable soudanais, Téhéran espérait ainsi renforcer sa capacité à contrôler la navigation sur un axe critique. L’Iran fournit déjà des drones à l’armée soudanaise en lutte contre un chef de guerre rebelle et aurait proposé à Khartoum de lui livrer un bâtiment de guerre emportant un hélicoptère en échange de cette base : « Les Iraniens ont dit qu’ils voulaient utiliser la base pour recueillir des renseignements… ils voulaient aussi y stationner des navires de guerre. » Mohammed explique que Khartoum rejette la proposition pour éviter de s’aliéner les États – Unis et Israël (6). Le Soudan entretenait des liens étroits avec l’Iran et son allié palestinien, le Hamas, sous la direction de l’homme fort Omar el – Béchir. Après son éviction lors du coup d’État de 2019, le chef de la junte militaire du pays, le général Abdel Fattah al – Burhan, entame un rapprochement avec les États-Unis dans le but de mettre fin aux sanctions internationales. Il prend également des mesures pour normaliser les relations avec Israël.
La demande de l’Iran de construire une base met en évidence la façon dont les puissances régionales cherchent à tirer parti de la guerre civile qui déchire le Soudan depuis 10 mois pour prendre pied dans le pays, un carrefour stratégique entre le Moyen – Orient et l’Afrique subsaharienne avec un littoral de 400 nautiques sur la mer Rouge. Une base navale permettrait à Téhéran de resserrer son emprise sur l’une des voies maritimes les plus fréquentées au monde, où il aide les rebelles houthistes basés au Yémen à lancer des attaques contre des navires commerciaux. L’Iran et les Houthis affirment que les attaques visent à punir Israël et ses alliés pour les combats à Gaza. Les actions des Houthis pèsent sur les autres rivaux régionaux de l’Iran, l’Égypte et l’Arabie saoudite, eux aussi riverains de la mer Rouge. Le Caire subit quant à lui un lourd manque à gagner lié à la baisse de fréquentation du canal de Suez.
Tensions géopolitiques en mer Rouge