Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 20 août 2024

Affaire Markovic - Delon

 

Fin septembre 1968 : le cadavre d'un Yougoslave, Stevan Markovic, est retrouvé à Élancourt, dans les Yvelines. C'est un proche d'Alain Delon. Après sa participation au tournage de La Piscine sur la Côte d'Azur, l'acteur revient répondre aux questions du SRPJ de Versailles. La dernière fois que Markovic a été aperçu, c'était le 22 septembre : il quittait le domicile de Delon, avenue de Messine. Alors que la France se remet à peine de Mai 68 débute un fait divers doublé d'une affaire politique qui va obscurcir la fin de la présidence gaullienne.

Fin octobre, le nom de Claude Pompidou, associé à des photos de parties fines qu'aurait prises Markovic, circule dans tout Paris, à l'insu de Georges Pompidou. L'ancien Premier ministre (il a quitté Matignon en juillet) n'est mis au courant que le 5 novembre par un ex-conseiller de Matignon, Jean-Luc Javal. Le 8, il demande audience au général de Gaulle, qui, mal informé, a ordonné l'avant-veille que la justice suive son cours. L'émancipation de Pompidou pour la succession du Général ne s'explique que par ce coup très bas venu du camp gaulliste.


François Marcantoni, principal suspect, qui bénéficiera d’un non-lieu


Le principal suspect, François Marcantoni, figure du Milieu proche de Delon, avait obtenu un non-lieu en 1976, habilement défendu par Jacques Isorni, qui menaçait de ranimer le scandale. 

Nathalie Delon et Stefan Markovic

Nathalie Delon, ancienne épouse d'Alain Delon et mère d'Anthony, est décédée d'un cancer à Paris.

Stefan Marković, le garde du corps des Delon, retrouvé mort dans une décharge des Yvelines, et que les plus jeunes d'entre nous ne connaissent peut être pas. 

Durant les prises de vues de ce thriller mythique qu'est "la Piscine", signant les retrouvailles entre Romy Schneider et Alain Delon, (ce dernier avait quitté Romy pour Nathalie), le garde du corps de l'acteur fut assassiné. Un meurtre qui impliquait directement la star du film.

On apprend que Markovic, sorti de prison après une histoire de vol qualifié, avait été recueilli par le comédien qui l'avait installé dans son hôtel particulier de l'avenue de Messine, à Paris. C'est Milos Milosevic, acteur et ex doublure et ami de la star, découvert « suicidé » dans un hôtel de Floride en 1966 après avoir séduit et tué l'épouse de la vedette hollywoodienne Mickey Rooney, qui avait présenté Markovic à Delon. Ce dernier, en souvenir de son ami disparu, avait engagé Stefan.

Mais les rumeurs et les doutes amènent à penser qu'en réalité Milos Milosevic et Barbara Rooney ont été tués pour avoir eu cette liaison.

Milos Milosevic / Barbara Ann Thomason Rooney / Mickey Rooney  


Dans les années 1950, Stevan Markovic, et son ami Milos Milos (Milos Milosevic) a été impliqué dans un streetfighting de Belgrade. Ils ont rencontré Alain Delon, une jeune star de cinéma à l'époque, qui était sur le tournage d'un film à Belgrade dans une co-production avec SFR Yougoslavie.

Delon a engagé Milos Milos et Stevan Markovic comme gardes du corps. Stevan Markovic est bon ami avec le gangster serbe Nikola Milinkovich.

Le bad boy serbo-yougoslave à gueule d'amour, rentré illégalement en France en 1958, volontiers flambeur et bagarreur, servait de factotum au couple Delon, garde du corps, secrétaire, chauffeur et accessoirement amant de Nathalie, l'épouse d'Alain Delon. 

Alain Delon n'a pas nié ses relations très tendues avec l'homme à tout faire. Et pour cause, il l'a licencié n'appréciant pas sa complicité avec Nathalie. L'information sera confirmée : les deux étaient amants. Elle-même le reconnaîtra dans "Ma vie avec Delon" de Thierry Ardisson.






Nathalie Delon & Stefan Marković

Sylvie Vartan & Stefan Marković



Sitôt le nom d'Alain Delon publié dans la presse, le banal fait divers se meut en un feuilleton qui enflamme l'opinion.

Très vite, des rumeurs désignent Delon comme le commanditaire ou pire, l'auteur du meurtre de Markovic ! Les amateurs d'exégèse au rabais lancent que la vedette aurait été contaminée par ses rôles de méchant. Or, le comédien a un alibi puisqu'il tournait dans le sud de la France. Mais ses relations sentent parfois le soufre, comme son amitié pour François Marcantoni. Ancien résistant devenu figure du Milieu, témoin de mariage des Delon, il est aussi propriétaire d'une maison située non loin de l'endroit où a été retrouvé Markovic. On sait aussi que l'acteur souhaitait licencier son homme à tout faire, furieux de sa "complicité un peu trop câliné" avec Nathalie Delon. Des témoins évoquent une violente dispute entre les deux hommes, avant que Markovic ne claque la porte, avenue de Messine, en proférant un chapelet de menaces à l'adresse du couple.

Cette lettre qui accuse

Parmi les éléments à charge contre Alain Delon, une lettre signée de la main même de Markovic, écrite peu avant son exécution, met le feu aux poudres.

L'homme y dit clairement que s'il est assassiné, il faudra chercher du côté de "A" et de son « parrain » Marcantoni. Alexandre, le frère de Stefan et son avocat le futur célèbre ministre des affaires étrangères sous Mitterand, Roland Dumas, se constituent partie civile contre les deux incriminés. Ça ne loupe pas. Les policiers du SRPJ de Versailles puis le juge René Patard, en charge du dossier, cuisinent tout le monde.

Le magistrat entend Delon durant 14 heures, son épouse Nathalie 30 heures d'affilée ainsi que sa nouvelle compagne, Mireille D'arc. L'ambiance est étouffante, le couple Delon divorce, la star demande une protection.

Quant à François Marcantoni, chez qui on a retrouvé un matelas de la même marque que la housse de matelas Tréca retrouvée sur le lieu du meurtre ayant enveloppé le corps de Markovic. Marcantoni est parmi les sept noms des acheteurs qui se sont procuré un matelas Tréca.

Il nie mais sera malgré tout incarcéré pour onze mois, dès janvier 1969.

Alors que le nœud de l'énigme se resserre, l'affaire prend une tournure politique. Le 17 octobre, l'hebdomadaire « Minute » publie un article relatant des partouzes dans le beau monde auxquelles aurait participé l'épouse de Georges Pompidou, ex premier ministre que Charles de Gaulle, président de la République, a éjecté de Matignon trois mois auparavant. Homme d'ouverture et un poil revanchard, Pompidou viserait les prochaines Présidentielles. Et la garde prétorienne du Général, incarnée par Louis Vallon, huile de l'UDR et René Capitant, garde des Sceaux, se serait mise en tête de lui barrer la route vers l'Elysée.

Un scandale ferait très bien l'affaire. Cette histoire de parties fines rebondit quinze jours plus tard lorsqu'un certain Boris Ackov, détenu à la prison de Fresnes, évoque, dans une lettre, l'existence de photos, prises par Markovic deux ans plus tôt lors de bacchanales à Montfort-l'Amaury. Sur l'une d'elles, on y reconnaîtrait Claude Pompidou, épouse de Georges, en train de butiner une camarade. La piste Delon prend des vacances, cédant la place à celle du complot politique destiné à casser les ambitions d'un homme en salissant l'honneur de son couple.

Markovic n'est plus la cible supposée d'une star bafouée par l'amant de sa femme mais un maître-chanteur que la raison d'état aurait imposé d'éliminer.

Le poison de la rumeur

D'abord tenu à l'écart de ces manigances graveleuses, Pompidou est mis au parfum. Il explose. "Quels misérables auxiliaires a-t-on requis pour commettre cette saloperie ?", s'emporte-t-il au micro du journaliste Philippe Alexandre.

La lettre d'Ackov, opportunément parvenue entre les mains de Capitant puis du Général, est, de toute évidence un faux, son présumé auteur étant analphabète ! Quant aux clichés coquins, ils s'avèreront être un montage grossier, la blonde en plein régal saphique étant bientôt identifiée comme une call-girl notoire et non Mme Pompidou ! Enfin, c'est ce qu'on conclut au joute d'hui...

Des barbouzes de la cellule Bison 6, une annexe du SDECE, le service de contre-espionnage français, se serait arrangés pour faire circuler la photo compromettante et utiliser Ackov pour aiguiller les soupçons sur Markovic.

Le soufflé retombe mais le mal est fait. Et Pompidou ne pardonnera jamais à de Gaulle d'avoir joué le silence radio dans cette machination, ni à ses proches de l'avoir fomentée. Une fois élu à la tête du pays, en juin 1969, il fera le ménage parmi les félons et refondra totalement le SDECE et ses barbouzes.

Le mystère demeure

Si le complot ourdi contre Pompidou à coups de photos bidon (ou pas) est aujourd'hui établi, on ne sait toujours pas pourquoi ni par qui Stefan Markovic a été abattu.

Après avoir bénéficié d'un non-lieu en 1976, François Marcantoni écrira ses mémoires 30 ans plus tard dans lesquelles il affirmera que le serbo- yougoslave, également trafiquant de drogue, aurait été tué pour avoir fourgué de l'amidon en guise de cocaïne !

Et Alain Delon, à l'instar des autres protagonistes, ne reviendra plus jamais sur cette sordide histoire dont le dossier d'instruction, scrupuleusement conservé dans un coffre-fort du tribunal de Versailles, pèse 1,5 tonne et renferme plus de 60000 feuillets...

A sa sortie de prison, Marcantoni dira au sujet de cette affaire cette phrase devenue célèbre : « Nous ne sommes que trois à savoir la vérité : Delon, moi et Dieu, or ce dernier ne balance jamais »

Misha Slovenac

Hervé Gattegno livre une archive plus tardive et explosive : la confession, au statut douteux et livrée hors procédure par un autre Yougoslave, Misha Slovenac, au commissaire chargé de l'enquête, dont l'auteur pointe cependant quelques incohérences et erreurs chronologiques. S'il avait été officiel, ce témoignage, vrai ou faux, aurait pu être embarrassant pour l'acteur.

« Pour moi [déposition de Borijov Ackov, NDLR], le mobile du meurtre est le chantage car Stefan était un habitué de ce genre d'affaires. Il était presque toujours porteur d'un appareil Polaroid au cours de ses sorties, de jour comme de nuit. Je sais qu'en 1965-1966, Stefan faisait du chantage avec d'anciennes maîtresses qu'il avait prises en photo. Il opérait plus spécialement dans les milieux du cinéma. »

Le policier l'invite à en dire davantage :

« Je connais au moins deux endroits où Stefan participait à des parties fines, répond-il. L'un à Paris, l'autre en banlieue ; je ne peux vous préciser les adresses mais je pourrais vous y conduire. » Ackov raconte avoir lui-même participé à une de ces soirées, au cours de l'été 1966, avec Markovic et « cinq autres hommes dont deux compatriotes ». À lire le procès-verbal, la confession s'arrête là. « Il me faudrait réunir mes souvenirs pour pouvoir vous fournir d'utiles renseignements, aussi bien sur les personnes que nous avons rencontrées que sur les lieux », conclut le prisonnier.

En réalité, la conversation a duré près de cinq heures. Mais l'officier Monceau, ébahi de ce qu'il entendait, a préféré en occulter une partie : celle où Ackov décrit la maison où l'orgie se serait tenue, en livrant force détails sur l'ambiance, la physionomie ou l'identité des participants – y compris une grande blonde avec qui il se vante d'avoir eu un rapport sexuel, et dont Markovic lui aurait dit : « C'est Mme Premier ministre. »

De retour à son bureau, l'inspecteur se rue chez le commissaire Samson. Ses notes sous les yeux, il reconstitue l'incroyable déballage d'Ackov. Samson ordonne le secret. Monceau range son carnet sous clé et, la Toussaint approchant, part se reposer quelques jours. Dans l'après-midi, Samson prévient son supérieur, le commissaire Camard, qui alerte sa hiérarchie. L'information remonte jusqu'au cabinet du ministre de l'Intérieur, Raymond Marcellin, qui exige un rapport. Pour s'exécuter, Samson doit forcer le tiroir de Monceau et récupérer ses notes. En parallèle, il informe le juge Patard, qui téléphone au procureur Lajaunie. Peu après, le cabinet du garde des Sceaux, René Capitant, est dans la boucle. Le lendemain soir, Patard est reçu par Lajaunie, qui transmet la consigne : « Ces informations doivent figurer dans le dossier. Il faut réinterroger ce Yougoslave. Faites-le vous-même, ce sera plus sûr. Ordre venu d'en haut. »

Mai 1970 : le témoignage inédit de Misha Slovenac

(Le texte est un condensé de sa déposition rédigé par Hervé Gattegno ; les passages entre guillemets sont extraits du document dont dispose l'auteur.)

Le commissaire Samson retourne voir Misha Slovenac et recueille sa confession, comme convenu. Il en tire un texte de neuf feuillets rédigé au style indirect, sans date ni tampon, qu'il remet au juge le 28 mai : le récit des événements qui, selon l'étrange témoin, ont conduit à la mort de Stefan Markovic. En voici l'essentiel.

Au début de l'année 1968, « Stefan commence à envisager une séparation définitive avec le couple Delon ». Pour s'enrichir et se venger, il propose à Misha de cambrioler la propriété de l'acteur à Tancrou et l'appartement de la rue François-Ier, dont il connaît les systèmes d'alarme. Misha refuse. […]


Témoin. Misha Slovenac, dont la déposition a été recueillie hors procédure
© Photo © AGIP / Bridgeman Images


Il charge ensuite Misha « d'une autre commission » : dire à l'acteur que « Stefan est mécontent » de sa disgrâce et se dit « en droit d'exiger que Delon fasse quelque chose pour lui ».

« C'est le début d'un processus de chantage », décrit Misha.

Misha se rend chez Delon à La Bouscarde, la villa qu'il occupe à Ramatuelle avant d'emménager à La Capilla. Le Yougoslave reconstitue leur dialogue :

« Tu me dis que Stefan s'attend à ce que je fasse quelque chose pour lui, mais à quel titre ? interroge Delon.

– J'ai l'impression qu'il serait en mesure de te nuire, répond Misha.

– Que veut-il ?

– De l'argent.

– Combien ?

– Je ne sais pas.

– Qu'est-ce qu'il a à offrir ?

– Je n'en sais rien, mais j'ai l'impression que Stefan pourrait profiter des faiblesses qu'il a pu constater.

– Dis à Stefan que s'il a quelque chose à me dire, il vienne m'en parler lui-même, mais dis-lui aussi que sa présence dans cette maison n'est ni désirée ni désirable. »

Misha raconte cet échange à Markovic et propose de servir d'intermédiaire. Stefan lui promet une part de la somme qu'il touchera, mais indique qu'il est « en rapport pour cela avec Marcantoni », lequel aura « plus de poids pour faire pression sur Delon ». Il a déjà confié au gangster « une partie des documents » afin qu'il les montre à l'acteur.

Bientôt, Delon « veut voir ce qui reste ». Stefan demande à Misha de venir le chercher à Paris en voiture « car Delon veut parler avec lui des modalités de paiement ». Comme Misha ne veut pas jouer les chauffeurs, c'est un compatriote musicien, Dimitri Angelakov, qui transporte Markovic dans sa Mercedes jusqu'à Toulon, le 4 septembre. De là, Markovic gagne Le Lavandou, où Misha vient le récupérer le lendemain et le conduit jusqu'aux abords de La Capilla. Delon les rejoint et s'enferme avec Stefan dans l'Aston Martin. La discussion dure quarante minutes. « Misha ne sait pas ce qui a été dit, mais il sait que c'est à ce moment-là que Stefan a montré à Delon le reste des documents. » Peu après, l'acteur convoque Misha : « A-t-il autre chose ? demande-t-il. Certainement, répond Misha.– Que va-t-il faire ?

– Dépenser son argent, puis il reviendra à la charge.

– Bon, il ne reviendra plus à la charge, alors ! » […]

Le 21, Markovic rappelle : « Je dois toucher l'argent demain, Marcantoni a fait le nécessaire. Il faut que j'aille chez lui, à sa villa, prendre cet argent. Mais ça sent le coup fourré, il a exigé que je vienne seul et ne dise à personne où j'allais. Accompagne-moi, j'ai besoin qu'on sache que je ne suis pas seul. Si tu viens, je te garantis 3 millions. » Misha ne bouge pas.

Stefan le relance encore le matin du 22, à quelques heures du rendez-vous fatidique : Marcantoni doit envoyer quelqu'un le chercher, « il y a quelque chose qui ne [lui] plaît pas ». Stefan donne à Misha le nom de cet émissaire, qui sera donc « l'homme du taxi » – Misha ne révèle pas son identité, mais précise qu'il est « plus petit et plus mince que Marcantoni » et que « les enquêteurs le connaissent ».

Après la disparition de Stefan, Misha reçoit un appel du jeune Uros Milicevic. Celui-ci lui apprend qu'avant de monter dans le taxi, avenue de Messine, vers sa destination inconnue, Markovic « lui avait confié certains documents à mettre en sécurité s'il ne revenait pas ». Misha tente de les obtenir, en vain. Plus tard, Uros dit à Misha avoir apporté le paquet chez Alain Delon à Saint-Tropez. « Delon aurait fait le tri, conservé ce qui le concernait et redonné le reste à Uros pour qu'il le remette à Alexander, le frère de Stefan. » Ce qui fut fait.

TF121