Fin septembre 1968 : le cadavre d'un Yougoslave, Stevan Markovic, est retrouvé à Élancourt, dans les Yvelines. C'est un proche d'Alain Delon. Après sa participation au tournage de La Piscine sur la Côte d'Azur, l'acteur revient répondre aux questions du SRPJ de Versailles. La dernière fois que Markovic a été aperçu, c'était le 22 septembre : il quittait le domicile de Delon, avenue de Messine. Alors que la France se remet à peine de Mai 68 débute un fait divers doublé d'une affaire politique qui va obscurcir la fin de la présidence gaullienne.
Fin octobre, le nom de Claude Pompidou, associé à des photos de parties fines qu'aurait prises Markovic, circule dans tout Paris, à l'insu de Georges Pompidou. L'ancien Premier ministre (il a quitté Matignon en juillet) n'est mis au courant que le 5 novembre par un ex-conseiller de Matignon, Jean-Luc Javal. Le 8, il demande audience au général de Gaulle, qui, mal informé, a ordonné l'avant-veille que la justice suive son cours. L'émancipation de Pompidou pour la succession du Général ne s'explique que par ce coup très bas venu du camp gaulliste.
Hervé Gattegno livre une archive plus tardive et explosive : la confession, au statut douteux et livrée hors procédure par un autre Yougoslave, Misha Slovenac, au commissaire chargé de l'enquête, dont l'auteur pointe cependant quelques incohérences et erreurs chronologiques. S'il avait été officiel, ce témoignage, vrai ou faux, aurait pu être embarrassant pour l'acteur.
« Pour moi [déposition de Borijov Ackov, NDLR], le mobile du meurtre est le chantage car Stefan était un habitué de ce genre d'affaires. Il était presque toujours porteur d'un appareil Polaroid au cours de ses sorties, de jour comme de nuit. Je sais qu'en 1965-1966, Stefan faisait du chantage avec d'anciennes maîtresses qu'il avait prises en photo. Il opérait plus spécialement dans les milieux du cinéma. »
Le policier l'invite à en dire davantage :
« Je connais au moins deux endroits où Stefan participait à des parties fines, répond-il. L'un à Paris, l'autre en banlieue ; je ne peux vous préciser les adresses mais je pourrais vous y conduire. » Ackov raconte avoir lui-même participé à une de ces soirées, au cours de l'été 1966, avec Markovic et « cinq autres hommes dont deux compatriotes ». À lire le procès-verbal, la confession s'arrête là. « Il me faudrait réunir mes souvenirs pour pouvoir vous fournir d'utiles renseignements, aussi bien sur les personnes que nous avons rencontrées que sur les lieux », conclut le prisonnier.
En réalité, la conversation a duré près de cinq heures. Mais l'officier Monceau, ébahi de ce qu'il entendait, a préféré en occulter une partie : celle où Ackov décrit la maison où l'orgie se serait tenue, en livrant force détails sur l'ambiance, la physionomie ou l'identité des participants – y compris une grande blonde avec qui il se vante d'avoir eu un rapport sexuel, et dont Markovic lui aurait dit : « C'est Mme Premier ministre. »
De retour à son bureau, l'inspecteur se rue chez le commissaire Samson. Ses notes sous les yeux, il reconstitue l'incroyable déballage d'Ackov. Samson ordonne le secret. Monceau range son carnet sous clé et, la Toussaint approchant, part se reposer quelques jours. Dans l'après-midi, Samson prévient son supérieur, le commissaire Camard, qui alerte sa hiérarchie. L'information remonte jusqu'au cabinet du ministre de l'Intérieur, Raymond Marcellin, qui exige un rapport. Pour s'exécuter, Samson doit forcer le tiroir de Monceau et récupérer ses notes. En parallèle, il informe le juge Patard, qui téléphone au procureur Lajaunie. Peu après, le cabinet du garde des Sceaux, René Capitant, est dans la boucle. Le lendemain soir, Patard est reçu par Lajaunie, qui transmet la consigne : « Ces informations doivent figurer dans le dossier. Il faut réinterroger ce Yougoslave. Faites-le vous-même, ce sera plus sûr. Ordre venu d'en haut. »
Mai 1970 : le témoignage inédit de Misha Slovenac
(Le texte est un condensé de sa déposition rédigé par Hervé Gattegno ; les passages entre guillemets sont extraits du document dont dispose l'auteur.)
Le commissaire Samson retourne voir Misha Slovenac et recueille sa confession, comme convenu. Il en tire un texte de neuf feuillets rédigé au style indirect, sans date ni tampon, qu'il remet au juge le 28 mai : le récit des événements qui, selon l'étrange témoin, ont conduit à la mort de Stefan Markovic. En voici l'essentiel.
Au début de l'année 1968, « Stefan commence à envisager une séparation définitive avec le couple Delon ». Pour s'enrichir et se venger, il propose à Misha de cambrioler la propriété de l'acteur à Tancrou et l'appartement de la rue François-Ier, dont il connaît les systèmes d'alarme. Misha refuse. […]
Il charge ensuite Misha « d'une autre commission » : dire à l'acteur que « Stefan est mécontent » de sa disgrâce et se dit « en droit d'exiger que Delon fasse quelque chose pour lui ».
« C'est le début d'un processus de chantage », décrit Misha.
Misha se rend chez Delon à La Bouscarde, la villa qu'il occupe à Ramatuelle avant d'emménager à La Capilla. Le Yougoslave reconstitue leur dialogue :
« Tu me dis que Stefan s'attend à ce que je fasse quelque chose pour lui, mais à quel titre ? interroge Delon.
– J'ai l'impression qu'il serait en mesure de te nuire, répond Misha.
– Que veut-il ?
– De l'argent.
– Combien ?
– Je ne sais pas.
– Qu'est-ce qu'il a à offrir ?
– Je n'en sais rien, mais j'ai l'impression que Stefan pourrait profiter des faiblesses qu'il a pu constater.
– Dis à Stefan que s'il a quelque chose à me dire, il vienne m'en parler lui-même, mais dis-lui aussi que sa présence dans cette maison n'est ni désirée ni désirable. »
Misha raconte cet échange à Markovic et propose de servir d'intermédiaire. Stefan lui promet une part de la somme qu'il touchera, mais indique qu'il est « en rapport pour cela avec Marcantoni », lequel aura « plus de poids pour faire pression sur Delon ». Il a déjà confié au gangster « une partie des documents » afin qu'il les montre à l'acteur.
Bientôt, Delon « veut voir ce qui reste ». Stefan demande à Misha de venir le chercher à Paris en voiture « car Delon veut parler avec lui des modalités de paiement ». Comme Misha ne veut pas jouer les chauffeurs, c'est un compatriote musicien, Dimitri Angelakov, qui transporte Markovic dans sa Mercedes jusqu'à Toulon, le 4 septembre. De là, Markovic gagne Le Lavandou, où Misha vient le récupérer le lendemain et le conduit jusqu'aux abords de La Capilla. Delon les rejoint et s'enferme avec Stefan dans l'Aston Martin. La discussion dure quarante minutes. « Misha ne sait pas ce qui a été dit, mais il sait que c'est à ce moment-là que Stefan a montré à Delon le reste des documents. » Peu après, l'acteur convoque Misha : « A-t-il autre chose ? demande-t-il. Certainement, répond Misha.– Que va-t-il faire ?
– Dépenser son argent, puis il reviendra à la charge.
– Bon, il ne reviendra plus à la charge, alors ! » […]
Le 21, Markovic rappelle : « Je dois toucher l'argent demain, Marcantoni a fait le nécessaire. Il faut que j'aille chez lui, à sa villa, prendre cet argent. Mais ça sent le coup fourré, il a exigé que je vienne seul et ne dise à personne où j'allais. Accompagne-moi, j'ai besoin qu'on sache que je ne suis pas seul. Si tu viens, je te garantis 3 millions. » Misha ne bouge pas.
Stefan le relance encore le matin du 22, à quelques heures du rendez-vous fatidique : Marcantoni doit envoyer quelqu'un le chercher, « il y a quelque chose qui ne [lui] plaît pas ». Stefan donne à Misha le nom de cet émissaire, qui sera donc « l'homme du taxi » – Misha ne révèle pas son identité, mais précise qu'il est « plus petit et plus mince que Marcantoni » et que « les enquêteurs le connaissent ».
Après la disparition de Stefan, Misha reçoit un appel du jeune Uros Milicevic. Celui-ci lui apprend qu'avant de monter dans le taxi, avenue de Messine, vers sa destination inconnue, Markovic « lui avait confié certains documents à mettre en sécurité s'il ne revenait pas ». Misha tente de les obtenir, en vain. Plus tard, Uros dit à Misha avoir apporté le paquet chez Alain Delon à Saint-Tropez. « Delon aurait fait le tri, conservé ce qui le concernait et redonné le reste à Uros pour qu'il le remette à Alexander, le frère de Stefan. » Ce qui fut fait.
TF121