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jeudi 25 juillet 2024

Jeux olympiques 2024 : vers un nouvel ordre mondial du sport ?

 

Tandis que la France accueille fièrement les Jeux olympiques en 2024, le sport mondial, objet éminemment politique, est sous haute tension. Nés en Occident sous la coupe de quelques pays, les Jeux olympiques modernes, et plus largement le sport, ont-ils entamé une phase de désoccidentalisation ?

Depuis le 24 février 2022 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les principales instances du sport mondial font face à un paradoxe. En effet, leur discours habituel, qui veut que le sport et la politique restent séparés, a une nouvelle fois volé en éclats. Principal organe du sport mondial, le Comité international olympique (CIO) a par exemple publié un communiqué appelant les fédérations internationales du sport à exclure la Russie des grandes compétitions sportives. Ce sera notamment le cas de la Russie aux Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris 2024 où les athlètes russes et biélorusses devront concourir sous bannière neutre. Depuis, les autorités russes ont annoncé la tenue d’événements sportifs parallèles en Russie. Jeux des BRICS, Jeux du futur, Jeux de l’amitié… L’objectif est annoncé : concurrencer les organes traditionnels du sport jugés pro-occidentaux et participer à la désoccidentalisation du monde par le biais de nouveaux événements sportifs. Si le CIO a appelé les pays invités à ne pas s’y rendre sous peine de sanctions, il n’a pas le pouvoir de les annuler.

Comment cela a-t-il été rendu possible ? Aujourd’hui, le mouvement sportif mondial est à l’image du monde : morcelé et multipolaire. Il représente environ 2 % du PIB mondial et un méga-événement comme les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) est regardé en moyenne par la moitié de l’humanité (4 à 5 milliards de téléspectateurs et téléspectatrices). Dans ce contexte, le sport est devenu un instrument de puissance utilisé par différents acteurs pour diffuser leur influence, faire des affaires ou encore modifier leur image à l’international. Il est un instrument géopolitique de premier plan dans le contexte des guerres hybrides du XXIe siècle.

Dès lors, le sport mondial est complexe. Il est composé d’entreprises, de ligues professionnelles, de fédérations internationales, de sponsors ou même d’États qui charpentent l’organisation mondiale des compétitions et fixent les règles du jeu. Publics aussi bien que privés, ces acteurs opèrent ensemble mais avec des moyens différents et des objectifs parfois communs, parfois contraires. Dans ce contexte, la géopolitique du sport mondial est complexe et nécessite une analyse précise afin d’en comprendre les tenants et les aboutissants. Quelle nouvelle géopolitique du sport à l’aune de la désoccidentalisation du monde ?

La naissance du sport moderne : une révolution géopolitique

Historiquement, le sport moderne tel que nous le connaissons apparait au XIXe siècle en Grande-Bretagne. Il standardise la pratique sportive de haut niveau par rapport aux Jeux traditionnels qui avaient une organisation informelle et implicite en fonction des zones de pratiques. En quelques décennies, il se diffuse partout. Stades, clubs, États, institutions transnationales naissent concomitamment aux « passeurs » qui parcourent la planète en train ou en bateau. Les révolutions industrielles portent et démocratisent les sports — souvent occidentaux — à l’échelle planétaire. Jusqu’en 1940, la diffusion des sports modernes se limite aux pays développés. Puis, alors que la mondialisation commence à poindre, les sports se massifient. Les fédérations et les événements sportifs deviennent des espaces hybrides où se mêlent investisseurs publics et investisseurs privés. La radio et la télévision investissent l’espace sportif pour ne plus le quitter. Résultante de ce processus, le sport moderne devient un « fait social total » (1) à partir des années 1980. Il est pratiqué partout — ou presque — sous de multiples formes. Enfin, à l’ère d’Internet, de l’hyper-connectivité et des réseaux sociaux, l’ensemble du monde connecté connait Serena Williams, Lionel Messi ou Megan Rapinoe. En 150 ans, le sport moderne est devenu planétaire. Et, par là même, un enjeu géopolitique majeur.

La « politique de l’apolitisme » de Pierre de Coubertin

Pourtant, nous n’en sommes pas encore là quand le baron Pierre de Coubertin prend la parole le 23 juin 1894 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne devant 2000 personnes. Il s’agit officiellement de diffuser les valeurs de l’amateurisme et du sport à travers la France et l’Europe. Mais l’intérêt est ailleurs. En dernier point, l’aristocrate convoque « la possibilité du rétablissement des Jeux olympiques » et développe les circonstances dans lesquelles ils pourraient être réhabilités. Voté à l’unanimité, le texte marque d’une pierre blanche le retour des JO à l’ère moderne. Pour le baron Pierre de Coubertin, les JO doivent être une fête de l’amateurisme sportif apolitique et pacifiste destinée à rapprocher les nations plutôt qu’à les éloigner. Pourtant, dès leur création, les Jeux sont l’objet de rivalités de pouvoir dans le contexte nationaliste intense de l’époque. Dès lors, les JO sont les deux faces d’une même pièce. 

Face, officiellement, le Baron prône un sport apolitique et neutre. Situé au-dessus des intérêts nationaux, il a pour but de concevoir un espace de réconciliation entre les peuples. 

Pile, officieusement, la base de l’olympisme moderne est faite sur le terreau libéral et pacifiste des élites occidentales de la Belle Époque. En effet, les JO de 1896 forment déjà un creuset idéologique et géographique révélateur de certaines représentations des élites ouest-européennes. 

Concrètement, l’organisation de la compétition se fait par l’intermédiaire du Comité international olympique (CIO) créé deux ans plus tôt. Composé de 13 membres issus de l’aristocratie et de la bourgeoisie, il représente et défend des valeurs occidentales très prononcées à l’époque. Ainsi Pierre de Coubertin est-il vivement critiqué pour sa misogynie et son impérialisme car il défend le fait que les femmes et les colonies n’ont pas le droit de concourir lors de la première édition. « Impratique, inintéressante, inesthétique et, nous ne craignons pas de le dire, incorrecte, telle serait à notre avis cette demi-olympiade féminine », dit-il d’ailleurs à propos de l’hypothèse d’une participation des femmes. De plus, en dépit des valeurs universelles prônées par le Baron, seuls 14 pays font le déplacement à Athènes dont la majorité est ouest-européenne. Jusqu’en 1920, les participants sont composés principalement d’un cercle restreint d’une petite trentaine de pays majoritairement occidentaux. Si Coubertin prône un sport apolitique, il n’en est rien. Les JO ont été conçus comme un instrument de pouvoir au service des élites occidentales. Une ambiguïté originelle qui dure encore aujourd’hui.

La guerre froide du sport : l’émergence d’un nouvel ordre mondial ?

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le CIO s’épaissit par vagues successives à mesure que la décolonisation signe la fin des empires, les comités nationaux olympiques (CNO) qui intègrent le CIO ne cessent de croitre à partir des années 1950. Durant cette période, les pays africains fraichement indépendants utilisent le sport pour affirmer leur identité et diffuser leur volonté à l’échelle internationale. À l’instar d’un drapeau, d’un hymne ou d’une constitution, une équipe nationale sportive est consubstantielle de l’État-Nation. Dès lors, le Front de libération national algérien (FLN) se constitue une équipe nationale de football alors même que l’Algérie n’est pas encore indépendante. Une façon d’exprimer par le biais du sport son identité préexistante à sa reconnaissance à l’ONU. Puis, en 1957, la Confédération africaine du football (CAF) est créée afin de donner un corps sportif au continent africain.

Dans le même temps, en 1955 lors de la conférence de Bandoung, le mouvement des non-alignés apparait, exprimant une volonté de ne pas participer à la guerre froide, ni du côté du bloc de l’Est, ni du côté du bloc de l’ouest. Il s’agit d’exprimer une troisième voie. D’un point de vue du sport, celle-ci devient visible en 1976, lors des JO de Montréal, avec le boycott de 22 pays africains pour protester contre l’apartheid en Afrique du Sud. 

Parallèlement, à partir de 1952, l’URSS intègre les JO et la guerre froide devient sportive. Pour Staline, le coup d’essai est presque un coup de maitre. À sa première participation, l’URSS finit deuxième derrière les États-Unis. Ce n’est que partie remise. En 1991, elle remporte la guerre froide du sport au classement des médailles mais s’effondre sur elle-même.

Pourtant, un siècle après leur création, les JO sont toujours l’apanage des grandes puissances économiques du XXe siècle. Entre 1896 et 1991, 117 villes ont candidaté pour obtenir le droit d’organiser l’événement parmi lesquelles 64 villes européennes, 42 américaines, 5 asiatiques, 3 océaniennes et 3 africaines. En outre, sur les 22 villes organisatrices de l’événement, 18 sont européennes, 5 sont nord-américaines, 2 sont asiatiques et 1 est océanienne. Le XXe siècle olympique est donc le théâtre d’une mondialisation asymétrique qui voit une majorité des peuples de la planète rejoindre un événement organisé par une minorité. Ce double processus de consensus et de domination est la résultante d’un siècle dominé par les pays riches issus principalement d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord (2).

Le monde se transforme alors que la guerre froide prend fin. Dans les années 1990, le spectre idéologique bipolaire n’existe plus en même temps que le capitalisme triomphe et que le communisme échoue. L’avènement d’un libéralisme multipolaire consécutif au développement de la mondialisation offre une redéfinition des enjeux géopolitiques du sport international. La chute de l’URSS entraine l’arrivée des nations post-soviétiques lors des éditions des JO qui suivent. Le CIO cherche alors à intégrer un maximum de nations pour promouvoir la paix et l’universalité. Symbole de cette volonté, l’intégration d’une équipe mixte avec des athlètes blancs et noirs d’Afrique du Sud après 28 ans d’absence dans le contexte de la fin de l’apartheid. Enfin, l’éclatement de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie achève de consacrer une fin de siècle et un début de millénaire sous le signe des revendications nationales diverses. Le sport devient alors un moyen d’affirmer son identité à travers la haute performance. Par conséquent, les tensions politiques baissent en intensité alors que les rivalités sportives, elles, s’accroissent. En 2000, les JO de Sidney accueillent 199 délégations. Si l’événement est retransmis pour la première fois sur Internet, il est également le premier à accueillir davantage de délégations que de pays reconnus par les Nations Unies.

Enfin, de nouveaux acteurs majeurs font leur apparition. Les pays émergents par l’intermédiaire des BRICS et des pays du Golfe s’imposent peu à peu dans le paysage olympique. La Chine fait notamment une entrée fracassante dans le sport de haut niveau au point de venir concurrencer la Russie et les États-Unis en organisant et remportant les JO d’été 2008 à Pékin. Les cartes de la géopolitique du sport mondial sont redistribuées et la guerre froide cède sa place à un nouveau monde multipolaire et fragmenté. En outre, la politisation du sport croît à mesure que l’ère de la mondialisation cède sa place à l’ère de l’hyper-connectivité des populations. À l’heure des réseaux sociaux, la massification du sport mute en sport 2.0. Désormais, c’est toute l’humanité connectée qui peut assister et participer aux manifestations sportives de premier plan. Paradoxalement, la domination occidentale se ressent toujours en termes de résultats sportifs. Pour combien de temps ? En 2024, il existe 193 pays reconnus par l’ONU pour 206 Comités olympiques membres du CIO. La mondialisation du sport est terminée : le sport n’a jamais été autant géopolitique qu’aujourd’hui. Nous sommes à l’aube de la désoccidentalisation du sport.

Vers la désoccidentalisation du sport ?

Pourtant, celle-ci n’est pas nouvelle. Rétrospectivement, elle a débuté dans les années 1950 et 1960 au moment de la décolonisation de l’Afrique et du mouvement des non-alignés. Elle connait néanmoins une accélération à partir des années 2000 lorsque les pays émergents (BRICS) à l’instar de la Chine commencent à s’accaparer un certain nombre de méga-événements sportifs de premier plan. Aujourd’hui, elle se traduit principalement par l’affirmation pérenne de nouveaux pôles de puissance du sport qui viennent contester l’hégémonie occidentale.

Qatar, Arabie saoudite, Chine, Russie… Ces nouvelles puissances du sport, issues du « Sud global », disposent de leurs propres représentations du sport. Pour le Qatar, il s’agit avant tout d’un outil lui permettant d’« exister sur la carte » et de faire des affaires. Pour l’Arabie saoudite, l’objectif est de s’imposer comme un pôle de pratique sportive de haut niveau incontournable afin de penser l’après-gaz et l’après-pétrole. Pour la Chine, le sport est un moyen de devenir la première puissance mondiale d’ici 2049 afin de fêter le centenaire de la révolution maoïste. Pour la Russie, enfin, Vladimir Poutine ambitionne désormais de construire un nouvel ordre mondial du sport, non occidental. 

Ce morcellement du sport mondial est dû à trois facteurs. D’une part, le sport moderne est né en Grande-Bretagne au XIXe siècle tandis que les JO et le CIO sont le fruit de Pierre de Coubertin, aristocrate français. En d’autres termes, la structure et l’essence du sport mondial reposent sur des représentations occidentales. Or, cet état de fait n’a rien de naturel. Le sport n’est pas un usufruit. Il n’appartient à personne. D’autre part, la démographie et l’économie mondiales se diversifient et s’équilibrent avec l’Occident depuis la chute de l’URSS. Aujourd’hui, 80 % de la population de la planète vit dans les pays des Suds, et le PIB des BRICS représente 31,5 % de l’économie totale. Dans ce contexte, nous assistons à un équilibrage des rapports de force à l’échelle mondiale. Enfin, le sport moderne est construit sur un hiatus originel qui le rend malléable et flottant : la « politique de l’apolitisme » (3) et le « piège de Coubertin » (4).

Depuis la réapparition des JO modernes en 1896, les grandes institutions du sport moderne reposent sur l’idée selon laquelle le sport et la politique doivent être séparés. Néanmoins, le nationalisme inhérent aux confrontations sportives et la politisation du sport par les institutions qui le contrôlent rendent caduc cet état de fait. Dès lors, un certain nombre d’acteurs rappellent régulièrement l’apolitisme du sport tout en s’en servant comme un instrument… politique. Lorsque le CIO appelle à l’exclusion de la Russie du concert des nations sportives mondiales au lendemain de l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, il politise le sport. Quand Xi Jinping fait venir Vladimir Poutine à Pékin pour la cérémonie d’ouverture des JO 2022 alors que la Russie est exclue de l’événement, il politise le sport. Au moment où Vladimir Poutine appelle à la dépolitisation du sport mondial alors qu’il en fait lui-même un instrument politique (5), il politise le sport. En d’autres termes, le sport est un fait social qui nous concerne toutes et tous et, par voie de conséquence, il constitue donc un objet politique qui ne peut être ignoré.

La désoccidentalisation du sport mondial ne fait que commencer. Bien que les puissances occidentales conservent une certaine influence, la diversification croissante du domaine sportif témoigne d’une multipolarité grandissante. Ainsi, le sport devient un champ de bataille où se confrontent les rivalités entre l’Occident et le reste du monde, au milieu desquelles le mouvement sportif mondial, sous influence des uns ou des autres, essaie de jouer le rôle d’arbitre. Cette nouvelle géopolitique du sport est inédite dans l’histoire du monde contemporain. La question qui s’impose est donc la suivante : le mouvement sportif mondial réussira-t-il à s’adapter à ce nouveau monde avant que le Sud global ne l’y oblige ou que l’Occident ne s’effondre ? Ou inversement. En d’autres termes, la mutation du sport se fera-t-elle de façon pacifique dans une logique de rééquilibrage des rapports de force ou passera-t-elle nécessairement par le conflit ?

Enfin, il reste une question, presque un problème philosophique. Si le sport mondial se désoccidentalise, son essence (ses pratiques, ses rituels, etc.) reste pour le moment occidentale. Dès lors, les pays du Sud peuvent-ils participer à la désoccidentalisation du sport sans s’occidentaliser eux-mêmes et finalement subir — de façon rétroactive — le soft power sportif occidental ?

Notes

(1) Marcel Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 1924, réédition 2010.

(2) Jean-Pierre Augustin, Géographie du sport : spatialités contemporaines et mondialisation, Paris, Armand Colin, 2007.

(3) Jacques Defrance, « La politique de l’apolitisme. Sur l’autonomisation du champ sportif », Politix, 2000/2 (n° 50), p. 13-27.

(4) Lukas Aubin et Jean-Baptiste Guégan, La guerre du sport : une nouvelle géopolitique, Paris, Tallandier, 2024.

(5) Lukas Aubin, La sportokratura en Russie : une géopolitique du sport russe, Paris, Bréal, 2021.

Lukas Aubin

areion24.news