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vendredi 28 juin 2024

Bassin méditerranéen : le rapport au religieux renforce la rupture Nord-Sud

 

Il est d’usage de présenter le bassin méditerranéen comme « le berceau des trois religions du Livre ». Cette référence au caractère séminal de la religion juive qui a essaimé une spiritualité particulière au cours de l’histoire à travers les différentes versions du christianisme et de l’islam est plutôt positive : elle souligne la communauté historique, culturelle et spirituelle au sein de cette région du monde marquée par ailleurs par des tensions de tous ordres. Pour sympathique qu’elle soit, cette expression véhicule cependant une représentation faussée de la réalité. D’abord parce que ces trois religions « gigognes » ont toujours entretenu des relations conflictuelles entre elles. Dans une forme de rivalité mimétique, ces religions, à la fois trop proches et trop différentes, ont régulièrement été des vecteurs de guerre et de massacre entre elles. Mais un autre phénomène accroit l’incompréhension et la méfiance des populations concernées : la rive nord historiquement chrétienne a évolué vers une sécularisation de plus en plus profonde, au moment où la rive sud a connu le déploiement d’un retour spectaculaire du fait religieux radical.

Frustrations du Sud

Le bassin méditerranéen est soumis à un champ de force global qui polarise toute la planète dans une opposition entre le Nord et le Sud. Cette fracture se structure autour de l’opposition entre nations riches et celles qui aspirent à le devenir, mais elle dépasse la simple question du niveau de vie pour couvrir tous les aspects de la société : économie, gouvernance, organisation sociale, démographie, relations hommes-femmes. Ces différences désormais parfaitement identifiées grâce à Internet génèrent partout dans le Sud une frustration, exacerbée par le sentiment d’une domination — présente ou passée, réelle ou fantasmée — des pays riches, en particulier les plus anciens d’entre eux : les pays européens.

Autour de la Méditerranée, cette frustration prend une tonalité particulière, liée à la proximité des deux rives bien sûr, mais également à l’histoire. Il peut sembler surprenant pour nos concitoyens, baignés dans un présentisme que pressentait déjà Alexis de Tocqueville il y a deux siècles dans son analyse des sociétés démocratiques (1), et qui ont fait le choix d’oublier leur histoire pour construire l’Europe en dépassant les antagonismes séculaires, d’observer la généralisation des références et des revendications historiques partout ailleurs. Pourtant, ce retour à l’histoire — souvent reconstruite à des fins politiques — est une tendance partagée par tous ceux qui cherchent des inspirations et des motifs pour s’opposer aux anciens dominants occidentaux. Ce phénomène touche de façon égale les pays de l’Est et du Sud. Les traités inégaux en Chine, le traité de Sèvres en Turquie, la chute de l’Union soviétique en Russie ou les références à la colonisation ailleurs (l’Algérie est un cas d’école sur ce sujet) sont, aujourd’hui plus qu’hier, des références partagées au sein des populations non occidentales. Ces mémoires reconstruites façonnent le regard que portent les populations sur les Occidentaux. Dans le cas particulier du voisinage sud de l’Europe, cette imprégnation historique est structurée par la religion musulmane qui a infusé en différents courants au cours des siècles, portée par la conquête des premiers empires arabes puis par celle de l’Empire ottoman.

Islam et sécularisation : nouvelle fracture idéologique

Le ressentiment partagé par les populations du Sud à l’égard du Nord connait sur les rives de la Méditerranée une forme particulière en raison de l’influence de la culture islamique. Si l’humiliation et la colère liées à la colonisation et aux déséquilibres avec l’Europe avaient au XXe siècle trouvé dans les concepts européens de nationalisme et de marxisme les outils intellectuels de leur revanche, c’est aujourd’hui l’islam qui joue ce rôle. L’Islam, qui après la tentative mutazilite s’est structuré autour de son opposition à la Chrétienté européenne, a renouvelé cette tradition depuis quarante ans à travers une certaine forme de radicalisme conquérant. Il joue désormais le rôle idéologique d’un contre-modèle enfin victorieux face à l’Occident, présenté comme son adversaire de toujours et perçu aujourd’hui en situation de repli historique.

L’islam a ainsi sans doute remplacé le marxisme qui apportait au siècle dernier une grille conceptuelle qui structurait une analyse du monde, une explication de ses dysfonctionnements et une proposition d’action à travers la révolution prolétarienne. D’une certaine manière, l’islamisme joue dans les pays du Sud de la Méditerranée le rôle d’un nouveau cadre intellectuel qui porte avec succès une idéologie antioccidentale et antidémocratique. Cette forme de proximité avec le marxisme, déjà identifiée par Arnold Toynbee dans les années 1950 (2), et qui était perceptible lors de la révolution iranienne de 1979 à l’origine de l’accélération de la dynamique religieuse dans la région, explique les liens paradoxaux mais forts en Occident entre les mouvements politiques proches de la gauche révolutionnaire et les associations islamistes. Pour joindre les analyses souvent opposées de Gilles Kepel et d’Olivier Roy (3), on pourrait dire que l’islam est à la fois le vecteur d’un antagonisme fondamental envers le monde européen perçu comme le cœur du modèle occidental et le ressort d’une revanche face à des siècles d’humiliation et de frustration.

Mais le rapport au religieux ne marque pas seulement les relations des populations du Sud à l’égard de leurs voisins du Nord. Il détermine également le regard que portent les Européens structurés par une sécularisation croissante, sur la dynamique diamétralement opposée à l’œuvre dans le Sud. Alors que le christianisme a favorisé progressivement depuis le XVIe siècle ce que Marcel Gauchet a appelé « la sortie de la religion » (4), c’est-à-dire la fin de l’organisation religieuse de la société, l’Islam a au contraire connu jusqu’à ce jour une évolution inverse revendiquant une présence religieuse de plus en plus ostensible. Les Européens progressivement sortis de la religion ont du mal à accorder au fait religieux la même importance que leurs voisins ou concitoyens musulmans. Comme pour l’histoire, après deux générations de refoulement, le logiciel intellectuel européen — en particulier français — est mal à l’aise pour appréhender la teneur et la portée du religieux et du sacré qu’il considère le plus souvent comme un excentrisme culturel anachronique, voire comme une aliénation archaïque. Dans ce domaine, les fronts sont souvent inversés en Occident : les plus libéraux sur le plan culturel sont souvent les plus ouverts aux versions les plus conservatrices de l’islam quand les conservateurs sont plus méfiants, malgré des proximités en termes de valeurs.

Le cas particulier d’Israël est intéressant car il représente un mélange des deux approches : une majorité des citoyens sont sécularisés à l’européenne tandis qu’une minorité ultrareligieuse montre un rapport au judaïsme proche des islamistes radicaux. Leur messianisme instrumentalisé par Benyamin Netanyahou à des fins politiques provoque l’incompréhension de leurs concitoyens.

D’une manière générale, autour de la Méditerranée, le fait religieux suscite donc plutôt la désaffection ou l’indifférence des sociétés du Nord quand il fédère les ressentiments et l’esprit de revanche des populations du Sud.

Islamisme : contrôler à l’intérieur, utiliser à l’extérieur

Cette vague de religiosité dans le Sud de la Méditerranée a-t-elle un impact sur les relations internationales dans la région ? Les dirigeants des pays de la rive sud entretiennent dans l’ensemble une relation ambiguë avec le fait religieux. Percevant le potentiel révolutionnaire que représentait la dynamique islamique qui influençait de façon croissante les populations, ils ont progressivement abandonné leur orientation vers le laïcisme européen pour revendiquer de plus en plus ouvertement des références religieuses dans la structuration de la société. Profitant du financement saoudien dès les années 1970, et malgré leur méfiance à l’égard de l’islam politique promu par les Frères musulmans hébergés au Qatar à partir des années 1980, ils ont progressivement accompagné l’islamisation de leur société. Les promoteurs de l’islam politique ont ainsi saisi au début des années 2010 l’opportunité des révolutions arabes pour étendre son influence. À cette époque, tous les pays du pourtour méditerranéen, y compris la très laïque Turquie, revendiquaient une influence islamique dans le fonctionnement de la société. Seule la Syrie baasiste, le Liban multiconfessionnel et Israël, bien sûr, échappaient à cette tendance.

Pourtant, nombreux sont les chefs d’État qui craignent l’exaltation révolutionnaire d’un islam trop radical. L’Algérie de Bouteflika après la guerre civile, l’Égypte de Sissi après l’épisode Morsi, la Tunisie d’Essebsi après les années Ennahda sont des illustrations de la volonté des pouvoirs en place de réguler l’emballement religieux de leur peuple, promu par des réseaux issus du golfe Persique, riches, puissants et de plus en plus autonomes. La plupart des gouvernants tentent donc de maitriser l’énergie développée par l’attirance pour l’islam radical en la canalisant contre les Européens, en ajoutant aux griefs historiques classiques ceux de la dépravation des mœurs et de l’islamophobie. Le discours du président turc Recep Tayyip Erdoğan le 28 octobre 2023, évoquant à propos de la guerre entre Israël et le Hamas une « croisade du Croissant contre la Croix », est une illustration de cette instrumentalisation. Ce conflit illustre d’ailleurs assez bien le positionnement délicat des pouvoirs en place. Perçu comme un conflit anticolonial Sud-Nord renforcé par un antagonisme religieux exacerbé, le Hamas est identifié par la population de la région comme étant à la fois l’acteur d’une revanche face à l’Occident dominateur et le représentant d’une reconquête religieuse face aux juifs en terre d’Islam. Confrontés à cet enthousiasme populaire, de nombreux chefs d’État ont le plus souvent réagi par l’instrumentalisation (Turquie, Algérie, Syrie) ou la gêne (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Égypte, Maroc).

Chacun son modèle mais le besoin de spiritualité en partage ?

Ainsi, autour de la Méditerranée, le fait religieux n’est ni un vecteur d’unité ni la cause de la rupture qui s’accroit entre les rives, puisqu’une seule religion est véritablement active et que la fragmentation à l’œuvre est liée à d’autres facteurs préexistants. L’extraordinaire dynamique musulmane dans la région renforce cependant ces fractures en se positionnant comme un fait identitaire majeur et conquérant, capable d’unifier les opprimés et de leur offrir une revanche sur les Européens à travers un contre-modèle puissant et prosélyte, compréhensible par tous.

En réponse, l’Europe doit atténuer les tensions, notamment en réduisant les inégalités entre les rives et en acceptant que ses voisins du Sud développent des modèles alternatifs. Ce respect des différences religieuses et culturelles devrait permettre une relation plus équilibrée. Il doit s’accompagner en revanche d’une défense déterminée de notre propre modèle de société sécularisée qui limite sans la nier la religion à la sphère privée, tout en prenant sans doute mieux en compte le désir de spiritualité qui s’exprime.

Notes

(1) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 2, Flammarion, 1981.

(2) Arnold Toynbee, Le Monde et l’Occident, éditions Gonthier, 1964.

(3) Olivier Roy, Le Croissant ou le Chaos, Hachette, 2007 ; L’Obs, n°2683, 7 avril 2016 ; Gilles Kepel, Sortir du chaos : les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, Gallimard, 2018.

(4) Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985.

Pascal Ausseur

areion24.news