Quelle est globalement l’image de la France en Afrique francophone en 2024 ?
N. Normand : L’image de la France varie fortement selon les différents pays africains francophones. Elle est la plus dégradée en République centrafricaine (RCA) et dans les trois pays du Sahel central — Mali, Burkina Faso et Niger — qui ont rejeté l’alliance avec la France au profit d’un partenariat sécuritaire et économique avec la Russie.
Au Congo-RDC (principal pays francophone dans le monde), l’image de la France, qui n’est pas associée à celle de l’ancienne puissance coloniale (la Belgique), souffre actuellement du rapprochement franco-rwandais décidé par le président français Emmanuel Macron en vue de surmonter le dommage mémoriel causé par l’appui que la France avait fourni au régime rwandais de 1994 ayant commis le génocide des Tutsis. Kigali coopère actuellement avec la France en matière sécuritaire au Nord du Mozambique en faveur du projet gazier de Total, ainsi qu’en RCA comme alternative à la Russie, tandis que la France reste un partenaire secondaire en RDC. Mais l’image de la France n’y est pas durablement dégradée et pourrait être améliorée par des initiatives françaises d’appui à la RDC.
Dans les pays francophones côtiers de Mauritanie, Guinée, Côte d’Ivoire, Gabon et Congo-Brazzaville, l’image de la France ne s’est pas particulièrement détériorée récemment, ou à ce stade, de même qu’au Tchad en Afrique sahélienne. Au Sénégal, la volonté de rupture annoncée par le nouveau président Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre Ousmane Sonko pourrait être contrebalancée par les annonces rassurantes du président sur les partenariats équilibrés. Mais l’image de la France souffre néanmoins du traumatisme colonial et de la persistance d’une forte visibilité française ressentie comme néocoloniale par une partie importante de l’opinion publique, notamment au sein de la jeunesse (75 % de la population ayant moins de 35 ans).
Comment expliquer cette dégradation et cette perte d’influence ? Quelles sont les erreurs d’appréciations ou diplomatiques que la France a pu commettre vis-à-vis des pays de son ancien pré carré ?
La très forte dégradation de l’influence française au Sahel central est due à une série de raisons : mémoire douloureuse et humiliante de la colonisation pour laquelle la France n’a entrepris pratiquement aucun travail de rapprochement ; perception humiliante en termes de souveraineté de ce qui est désigné comme la « Françafrique » ; bases ou présence prolongée de l’armée française dont les objectifs restent incompris ou suspectés de domination par la majorité de la population ; franc CFA à consonance coloniale ; injonctions et conditionnalités supposées liées à l’aide publique au développement, dont l’efficacité est mise en question. La mobilisation de la jeunesse et les réseaux sociaux ont amplifié la vague de critiques.
Deux facteurs ont joué un rôle prédominant : principalement l’absence de résultat sécuritaire probant malgré plus de huit ans d’opérations militaires françaises, essentiellement au Mali. Que cela soit « Serval » (2013-2014), qui a de surcroit entériné la mainmise des rebelles séparatistes touaregs à Kidal, puis « Barkhane » (2014-2022) à laquelle sont faits de graves reproches : opérations et communications françaises en solo, humiliant l’armée et la souveraineté malienne, et absence de résultats dans la mesure où l’insécurité s’est accrue et étendue, au point de faire accroire une supposée volonté française d’appui aux djihadistes après celui aux séparatistes (dans ce sens, une accusation officielle du Mali qui a demandé une session spéciale du conseil de sécurité de l’ONU pour examiner les « preuves » du soutien français au terrorisme).
Le deuxième grief est lié à l’absence de développement économique de la région, aggravé par l’explosion démographique et le chômage massif de la jeunesse, alors que la France et les bailleurs de fonds donnaient le sentiment d’avoir pris en main cette question par l’aide publique au développement. Celle-ci est donc, à son tour, suspectée d’être hypocrite, ne visant pas véritablement le développement économique, mais utilisée comme moyen de domination, de soumission.
Certes, l’émergence véritable suppose des conditions non remplies au Sahel : État de droit assurant une sécurité juridique, fiscale et favorable aux investissements étrangers, haut niveau d’éducation de la population (dont la majorité est analphabète), infrastructures fonctionnelles, désenclavement et électricité à cout modéré, et enfin transition démographique (pour avoir notamment une proportion favorable de population en âge de travailler). Mais il n’empêche que les bailleurs de fonds semblent avoir, par leur forte présence, « confisqué » la politique de développement.
Les condamnations françaises publiques et répétées des coups d’États intervenus au Mali, au Burkina Faso puis au Niger, nettement plus fermes et désobligeantes que celles des autres pays occidentaux, n’ont fait qu’aggraver le différend au point de voir nos ambassadeurs expulsés de ces pays.
Comme vous venez de le souligner, la France s’est fait chasser de ces trois pays du Sahel. Quelle doit être la politique étrangère de la France vis-à-vis de ces pays ?
Vis-à-vis de ces trois pays, la France ne peut pas à ce stade prendre d’initiatives et doit rester dans une période d’attente, sachant que la situation de ces pays n’est pas stabilisée. Il convient néanmoins d’éviter dans l’intervalle toute mesure allant dans un sens défavorable aux intérêts de ces pays. Il serait même à notre avis souhaitable d’assouplir les modalités de voyages, dans la mesure du possible, par le biais des visas Schengen délivrés par les autres ambassades européennes puisque nos services consulaires ont été fermés, en premier lieu au Mali. De même, la coopération décentralisée et par les ONG devrait pouvoir être maintenue, alors que des mesures de suspension ont été décidées au niveau français puis, en réaction, au niveau malien. Il faudrait également être attentif aux besoins des étudiants de ces pays qui se trouvent en France et qui devraient pouvoir y continuer normalement leurs études. Le domaine de la coopération culturelle et universitaire devrait rester encouragé.
Parmi les différents scénarios sahéliens possibles, en réaction à la dégradation actuelle de la situation économique, sécuritaire, politique et sociale, constatée dans chacun de ces pays, on ne peut exclure, de la part de leurs autorités, actuelles ou futures, un désir de rapprochement avec les pays européens et la France. Ceci pourrait provenir en particulier des besoins de financement budgétaire et du désenchantement progressif de la population, favorable aux putschistes militaires, mais espérant toucher des dividendes du changement. Il faudrait alors être disponible pour répondre favorablement à tout signe d’ouverture, sans poser des conditions politiques touchant à la souveraineté de ces pays, ce qui serait contreproductif. Ceci suppose plus de pragmatisme, sans se focaliser sur les élections ni sur la présence russe dans ces pays.
Cette situation pourrait-elle se reproduire dans des pays où elle a encore une influence ? Quid notamment du Sénégal, du Gabon ou du Tchad ?
Bien que ce ne soit pas d’actualité dans ces trois pays, rien ne peut être exclu à l’avenir.
Au Sénégal, les relations que la France pourra établir avec le président Faye, qui a été démocratiquement élu dès le premier tour sur une espérance de changement radical, seront cruciales. Si Paris parvient à répondre favorablement aux demandes que pourraient lui faire les nouvelles autorités sénégalaises et apparaitre comme un soutien inconditionnel, la vague de sentiment anti politique française qui couve dans ce pays pourrait éventuellement s’apaiser. Nous pourrions en particulier proposer au Sénégal les moyens techniques et financiers de se retirer sans encombre, dès que possible, du franc CFA, retrait qui apparaitrait comme un symbole politique bienvenu, voire nécessaire.
S’agissant de notre petite base militaire de Dakar (350 hommes), déjà réduite au début des années 2010, nous pourrions probablement proposer de la fermer tout en gardant des possibilités d’accès ou d’entretien pour les navires de notre marine. Il pourrait par ailleurs être judicieux pour la France de prendre l’initiative d’une cérémonie expiatoire concernant le massacre (décembre 1944) par l’armée coloniale française des tirailleurs sénégalais de Thiaroye, anciens prisonniers de guerre, qui ont combattu pour la France. Cette très grave faute française n’a pas encore donné lieu aux nécessaires réparations (morales).
Au Gabon, le putsch du général Brice Oligui Nguema, qui a été accueilli avec soulagement par la population excédée par le régime corrompu et déliquescent d’Ali Bongo Ondimba, qui avait entrepris de truquer une réélection, n’a pas pris une orientation anti politique française et les relations bilatérales en sont sorties plutôt renforcées. Le respect annoncé du calendrier de deux ans pour un retour à une situation conforme à la Constitution avec des élections présidentielles augure, à ce stade, un pays apaisé si le régime parvient à mieux faire partager sa croissance économique et combat réellement corruption et favoritisme. Il est trop tôt pour en faire le bilan. Les autorités gabonaises souhaitent le maintien de la base militaire française.
Au Tchad, le régime autoritaire du président Mahamat Idriss Déby, qui a succédé de manière anticonstitutionnelle à son père en 2021, et qui prépare sa candidature à l’élection présidentielle du 6 mai 2024, apparait clairement comme adoubé par le président Macron. Ceci a été marqué symboliquement par la présence du président français aux funérailles d’Idriss Deby alors que son fils venait de prendre la tête du pays. L’armée française est également présente sur place avec un millier d’hommes et prévoit d’y demeurer selon les déclarations récentes (mars 2024) de l’envoyé personnel du président français, Jean-Marie Bockel, qui a déclaré publiquement son « admiration » pour le processus de transition. Ces appuis français interviennent dans un climat politique fortement contesté selon les ONG internationales de défense des droits de l’homme et après la mort d’un des principaux opposants dans un assaut de l’armée tchadienne contre le siège de son parti (fin février 2024). La France mise sur la stabilité du régime militaire tchadien dans un contexte de fragilité de cet État menacé de déstabilisation locale et régionale et n’hésite pas à l’appuyer publiquement.
Alors que nous assistons à un changement d’époque, la France doit-elle changer sa façon de parler à l’Afrique et, si oui, comment sa politique étrangère et sa diplomatie doivent-elles s’adapter à ce nouveau paradigme ?
Il va de soi que l’histoire récente démontre la nécessité d’adopter un langage officiel et des postures diplomatiques différentes et désormais marquées par davantage de respect et d’humilité à l’égard des positions relevant du pouvoir souverain des États africains francophones.
Toute nostalgie de pré carré dans lequel les relations avec la France devraient prédominer, comme naguère, doit être complètement bannie. L’écoute de nos partenaires, pas seulement au niveau des autorités, mais aussi des aspirations de la jeunesse, doit prévaloir. Il conviendrait cependant de privilégier ces pays dans la répartition de l’aide publique française au développement, ce qui n’est pas suffisamment le cas actuellement, et d’encourager les échanges universitaires et culturels. S’agissant des visas, qui sont un sujet de contentieux, la marge de facilitation est cependant étroite en raison d’un fort risque migratoire.
Quelles sont les perspectives d’évolution des relations diplomatiques entre la France et la région à moyen terme ? La France doit-elle faire de la realpolitik ou choisir ses « champions » ?
À moyen terme, la politique française dans cette région ne devrait guère différer de celle admise avec les pays africains non francophones, en renonçant clairement à toute tentation tutélaire. En revanche, il serait justifié de prendre en compte nos intérêts spécifiques : risque migratoire et de déstabilisation avec des foyers terroristes au Sahel central, ce qui implique de rechercher une normalisation avec ces pays puis un accroissement de l’aide focalisée sur la consolidation des institutions (services fiscaux, justice, police, armée…) et des projets ruraux créateurs d’emplois.
Un second intérêt que nous devrions développer est l’appui à l’éducation scolaire et universitaire dans les pays francophones, RDC et anciennes colonies de la France.
Nicolas Normand
Thomas Delage