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lundi 13 mai 2024

Les proliférations balistique et nucléaire, les deux faces d’une même pièce ?

 

Le Moyen-Orient est riche en crises de prolifération nucléaire. Des premières recherches irakiennes – soutenues par la France – dans les années 1970 à l’échec des négociations sur le retour à l’accord avec l’Iran de 2015 (JCPoA, selon le signe anglophone), en passant par la destruction du programme clandestin syrien par Israël en 2007, de nombreux États de la région ont souhaité se doter de l’arme atomique ou ont engagé des démarches en ce sens. À ce jour, seul l’État hébreu a réussi. En parallèle, un autre type de prolifération, plus aisé, s’accélère : celui des missiles balistiques et de croisière.

Moins régulés par le droit international, pouvant emporter des charges conventionnelles comme nucléaires, ces arsenaux ont une place particulière dans les dynamiques stratégiques au Moyen-Orient. L’Iran est en tête des pays proliférants sur le plan de la menace balistique, avec un stock estimé à 3 000 projectiles de courte et de moyenne portée (entre 300 et 1 000 kilomètres, dont les Shahab et les Fateh), ainsi que des missiles de croisière dont la précision s’accroît régulièrement. La République islamique diffuse aussi ces armes auprès de ses relais d’influence (proxies), comme le Hezbollah libanais et les houthistes au Yémen. Israël arrive en seconde position, ses missiles duaux lui permettant d’exercer une dissuasion conventionnelle et nucléaire en jouant sur l’ambiguïté d’un possible emploi de l’arme atomique (1). Enfin, de nouveaux venus apparaissent, en particulier l’Arabie saoudite.

Une région « balistiquement » dynamique et… à risque

Les premières occurrences d’emploi de missiles balistiques au Moyen-Orient remontent à la guerre Iran-Irak (1980-1988), pendant laquelle près de 400 Scud auraient été tirés par les deux belligérants, majoritairement d’Irak en direction de villes iraniennes. Dans un premier temps incapable de riposter, la République islamique acquiert ses propres Scud auprès de la Libye et de la Corée du Nord, rééquilibrant la relation entre les combattants. Bagdad continue d’accorder une place importante aux missiles balistiques durant le conflit avec le Koweït (1990-1991) puis contre les forces américaines en 2003, mais la destruction de son armée et de ses capacités militaires a fortement réduit l’arsenal étatique irakien. C’est donc l’Iran qui prend le dessus en la matière au Moyen-Orient, d’abord en poursuivant sa politique d’achats auprès de pays producteurs, puis en développant sa propre industrie. Utilisés pour attaquer les voisins, mais aussi comme vecteur de dissuasion conventionnelle afin de se prémunir de toute frappe contre son territoire, les missiles acquièrent un rôle prépondérant dans une stratégie de « défense en mosaïque » ou « guerre combinée », mise en œuvre par les Gardiens de la révolution (pasdaran). La République islamique a même employé ses projectiles contre un autre pays, l’Irak, contre des bases occidentales en janvier 2020 après l’assassinat par les États-Unis du commandant de la force Al-Qods, Qassem Soleimani.

L’arsenal iranien est diversifié : neuf modèles de missiles balistiques (courte et moyenne portée) seraient opérationnels, trois de croisière, un véhicule de lancement de satellites (2). Une partie de ces missiles seraient capables d’emporter une tête nucléaire en cas de fabrication par l’Iran d’une charge fonctionnelle. Soucieux de renforcer l’efficacité de ses réseaux d’influence et la protection territoriale qu’ils lui offrent, Téhéran effectue des transferts de technologie à destination de plusieurs groupes paramilitaires au Moyen-Orient. Cette démarche n’est pas sans risques : les convois de livraison peuvent être pris pour cible par les forces opposées à l’expansion de l’influence iranienne dans la région, tandis que des attaques conduites à l’aide d’une technologie iranienne pourraient être attribuées à l’Iran. Or cela nuirait à la stratégie de Téhéran, qui vise à nier tout lien avec ses proxies afin d’éviter une escalade directe avec les États-Unis.

De ce fait, les transferts ne concernent que des missiles de faible précision. Le missile balistique le plus performant dans l’arsenal du Hezbollah est le Fateh-110, avec une portée maximale de 300 kilomètres, ce qui le place loin des « meilleurs » projectiles iraniens, qui peuvent atteindre ou dépasser les 1 500 kilomètres. Même si une portée accrue pourrait aider le Hezbollah pour cibler le territoire israélien en profondeur, il est probable qu’un tel transfert serait considéré comme hautement escalatoire par Israël, qui prendrait alors les mesures nécessaires pour l’empêcher. Quant à la Syrie, ses stocks comptaient parmi les plus importants de la région dans les années 1990, grâce à des acquisitions en Union soviétique, en Chine, en Corée du Nord et en Iran. Une industrie nationale capable de produire des Scud-D et des Fateh-110 s’est ensuite développée, en parallèle d’un programme nucléaire clandestin. Cependant, la guerre en cours depuis 2011 a épuisé les stocks, réduisant la menace balistique posée par le régime de Damas.

Le cas du Yémen se distingue par la maîtrise acquise par les houthistes de la construction et du tir de missiles. Le mouvement zaydite conçoit et adapte lui-même ses vecteurs à partir de matériels nord-coréens, iraniens, voire chinois, et les utilise contre des cibles en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis – les deux « victoires » majeures étant les attaques contre la Saudi Aramco en septembre 2019 et contre Abou Dhabi en janvier 2022. Elles dessinent en creux le manque de systèmes de défense antimissiles au Moyen-Orient et les demandes insistantes des partenaires de l’Occident dans la région pour s’en doter, tout en maintenant un équilibre délicat par rapport à l’Iran. Malgré un réchauffement des relations diplomatiques, il est possible que l’acquisition par les Émirats arabes unis ou l’Arabie saoudite d’un système de défense – potentiellement israélien – performant pour réduire à néant l’efficacité des missiles balistiques iraniens susciterait une irritation de la part de Téhéran, voire provoquerait une nouvelle course aux armements dans le Golfe.

Énergie nucléaire et armement balistique au Moyen-Orient (mai 2023)


La force israélienne, les ambitions saoudiennes

Seul État nucléaire de la région, Israël dispose d’un arsenal de qualité, avec quatre modèles connus de missiles de croisière et quatre balistiques. Si la plupart sont de courte portée et utilisés à des fins tactiques avec une charge conventionnelle, les Jericho peuvent être considérés comme stratégiques. Le Jericho-1 a été développé dès les années 1960 avec l’aide de la France, mais a priori jamais utilisé. Son successeur, le Jericho-2, est en service dans les forces israéliennes depuis 1989 et dispose d’une portée de 1 500 à 3 500 kilomètres. Sa propulsion solide et sa mobilité en font un vecteur crédible pour une tête nucléaire. Il devrait être remplacé à terme par le Jericho-3, dont la portée est comprise entre 4 800 et 6 500 kilomètres. Cependant, Tel-Aviv ne reconnaît pas publiquement la possession de missiles balistiques stratégiques, ni ne les teste : seuls le véhicule de lancement spatial, le Shavit, et le LORA, un missile de courte portée à usage tactique, font l’objet de démonstrations. Il n’existe donc pas de doctrine d’emploi des missiles balistiques israéliens, bien que l’on puisse présupposer qu’ils contribuent à renforcer la dissuasion israélienne, notamment par leur caractère potentiellement dual.

Enfin, l’Arabie saoudite importe des missiles balistiques chinois depuis les années 1990, dont le Dongfeng-3, de portée intermédiaire et possiblement capable d’emporter une tête nucléaire. Comme pour le Jericho-3, on peut se poser la question de l’utilité d’une telle portée, dont l’imprécision s’accroît en grandissant alors que l’adversaire principal de l’Arabie saoudite et d’Israël dans la région, l’Iran, reste proche. Il est probable qu’un missile balistique à tête nucléaire serve à la dissuasion globale et au statut de ces deux pays, plutôt qu’à une perspective d’emploi sur le terrain. L’arsenal saoudien aurait été complété par l’acquisition de plusieurs DF-21, de courte portée (1 700 kilomètres) et à propulsion solide, dont le caractère dual n’est pas démontré. Des révélations dans la presse en 2019 ont permis de découvrir l’existence en Arabie saoudite d’un site de fabrication de missiles à propulsion solide, toujours avec le soutien de la Chine. Si ce programme a suscité des crispations et témoigne d’une implication croissante de Pékin dans la péninsule Arabique, il n’apparaît à ce stade pas comme une menace, aucun test n’ayant jamais été observé.

Quant aux Émirats arabes unis, leurs principaux achats de missiles capables d’emporter une tête nucléaire remontent aux années 1980 : d’abord des Scud-B auprès de la Corée du Nord, puis des missiles de croisière Black Shaheen fournis par la France – ces derniers ayant probablement été modifiés afin d’empêcher toute installation de charge atomique.

Quelles conséquences sur la prolifération nucléaire ?

Il existe plusieurs vecteurs permettant de délivrer une charge nucléaire sur une cible précise. Les deux seules armes nucléaires employées dans l’histoire étaient des bombes larguées depuis un avion et dotées de dispositifs leur permettant d’exploser en altitude. Les bombes à gravité sont encore en service dans plusieurs États dotés d’armes nucléaires : les États-Unis disposent ainsi d’une centaine de B-61, largables depuis les Dual Capable Aircrafts stationnés dans sept pays de l’OTAN. Si cette méthode a le mérite d’être plutôt simple, car ne requérant pas de miniaturisation importante de la charge (ce qui serait nécessaire pour la mettre en place sur un missile), elle comporte de nombreux désavantages. Sauf à être ravitaillé en vol, le bombardier doit être dans un rayon d’action raisonnable par rapport à sa cible. De plus, le pilote devra éviter les systèmes de défense sol-air du pays adverse, sauf à imaginer une campagne préalable de neutralisation de l’ensemble des systèmes au travers d’actions cinétiques ou cyber.

De ce fait, tous les pays possédant l’arme nucléaire ont développé un programme de missiles balistiques. Outre permettre d’avoir un vecteur efficace (grande portée, vitesse, précision) pour la délivrance de la charge, cet arsenal diversifié renforce la dissuasion conventionnelle, en jouant sur l’ambiguïté du vecteur : la Corée du Nord et la Russie ont ainsi une politique d’emploi dual de leurs missiles balistiques, considérés comme des « armes stratégiques non nucléaires ».

En revanche, comme l’illustre le cas du Moyen-Orient, une prolifération balistique n’entraîne pas systématiquement une prolifération nucléaire et il convient de séparer les deux problématiques. Alors que seul Israël détient l’arme atomique, quasi tous les pays de la zone possèdent des missiles : un arsenal balistique sans charge nucléaire reste à la portée de nombreuses industries de défense. De plus, importer ou exporter des missiles balistiques n’est pas interdit par le droit international, au contraire du transfert ou de l’acquisition d’armes nucléaires pour les États non dotés et signataires du Traité de non-prolifération (TNP).

Les facteurs poussant un État à se doter de l’arme atomique ou d’un arsenal balistique efficace et précis sont donc différents, bien qu’ils soient parfois complémentaires. Outre la dissuasion nucléaire face à un adversaire possédant lui-même l’arme, un pays peut vouloir se doter de celle-ci pour des questions de statut ou de protection de son régime. Le chemin vers la prolifération nucléaire peut aussi être facilité par un programme civil avancé, du fait de la perméabilité et de la dualité de la technologie. En Arabie saoudite, le développement annoncé d’un programme civil qui inclurait la maîtrise totale du cycle de traitement de l’uranium pose un problème, d’autant que le royaume n’entretient pas de standards élevés en termes de non-prolifération. Si la volonté saoudienne d’augmenter la part du nucléaire dans son mix énergétique est compréhensible afin de moins dépendre des ressources pétrolières, les déclarations des dirigeants saoudiens sur leur intention de se doter de l’arme atomique en cas de franchissement du seuil nucléaire par le voisin iranien suscitent des interrogations. Le royaume apparaîtrait ainsi comme un potentiel « proliférateur protégé » par une grande puissance (États-Unis, Chine) si la situation sécuritaire régionale se dégradait (3).

En revanche, bien qu’ils possèdent des missiles balistiques et trois réacteurs opérationnels, les Émirats arabes unis sont considérés comme un « élève modèle » de la non-prolifération dans la région, entretenant de bonnes relations avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Si nécessaire, la fédération pourrait acquérir les capacités techniques pour concevoir une arme nucléaire, en veillant à ne pas se mettre en porte-à-faux vis-à-vis des standards internationaux.

Les liens entre nucléaire civil et nucléaire militaire sont aussi particulièrement visibles dans le cas de l’Iran, qui justifie son programme par un « droit à l’enrichissement » et affirme que ses activités relèvent de la recherche pacifique. Si aucun indice de militarisation de son programme n’a été observé depuis 2003, le taux d’enrichissement et la quantité d’uranium accumulée par l’Iran permettent de douter de cet objectif uniquement civil. L’AIEA fait état d’un stock de 114 kilogrammes d’uranium enrichi jusqu’à 60 % en U-235, ce qui porte le « break-out time » à moins de deux semaines, soit le temps nécessaire à l’accumulation d’assez de matière fissile pour fabriquer une première charge nucléaire. Si la décision était un jour prise par le Guide suprême, Ali Khamenei (depuis 1989), de franchir le seuil nucléaire, une à deux années seraient nécessaires pour miniaturiser cette charge et la transformer pour être emportée par un missile. Cependant, les avancées parallèles sur le programme balistique pourraient réduire ce délai, d’autant plus que ces activités ne peuvent être surveillées par l’AIEA et sont de nature plus discrète que les travaux nucléaires.

La nécessité d’une double lutte contre la prolifération

La perméabilité entre le balistique et le nucléaire engage à mettre en place une double lutte, à la fois contre la charge et contre le vecteur. Plusieurs mécanismes sont à disposition de la communauté internationale.

Le cas iranien est intéressant : si le JCPoA se concentrait sur le programme nucléaire de l’Iran, son implémentation à l’ONU au travers de la résolution 2231 du Conseil de sécurité, adoptée en 2015, comprend une partie relative aux missiles balistiques. Bien qu’elle ne soit pas aussi contraignante que l’avaient souhaité les partenaires régionaux des États-Unis, premières cibles d’un arsenal iranien qui représente une menace plus concrète qu’un hypothétique programme nucléaire, l’annexe B de la résolution enjoint Téhéran de diminuer son activité balistique, tout en interdisant le transfert à l’Iran de technologies balistiques jusqu’à octobre 2023. En complément, le Missile Transfert Control Regime, dont les pays occidentaux signataires du JCPoA font partie, a permis d’imposer de nouvelles sanctions à l’Iran à la suite du transfert d’armes iraniennes à la Russie. Le Hague Code of Conduct (HCoC) est également un instrument à fort potentiel, mais son application au Moyen-Orient comporte des facteurs limitants : il ne s’applique qu’aux missiles pouvant emporter une arme de destruction massive, et non aux projectiles conventionnels à usage tactique, ce qui est le cas de la plupart en dotation dans la région. De plus, certains pays refusent de voter en faveur du HCoC lors des assemblées générales des Nations unies, craignant une limitation de leur arsenal (4).

Enfin, il est nécessaire de renforcer le TNP et les initiatives des zones exemptes d’armes nucléaires. La conférence de réexamen du traité à l’été 2022 ne s’est pas terminée sur un consensus, en raison d’une dénonciation jugée inacceptable par la Russie de ses activités militaires à proximité des centrales nucléaires ukrainiennes. Le TNP est aussi de plus en plus critiqué par les pays dits du « sud global », qui lui reprochent d’entretenir une inégalité historique entre les États dotés de l’arme nucléaire et ceux que ne le sont pas. Si certains se montrent favorables à la prolifération à l’aune de la guerre en Ukraine, arguant que Kyiv aurait pu se défendre si elle avait conservé les armes nucléaires soviétiques stockées sur son territoire pendant la guerre froide, d’autres se mobilisent pour une interdiction totale. Or les États dotés réfutent l’idée de renoncer volontairement à leur arsenal et refusent de signer le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Il apparaît donc préférable de continuer à investir dans le volet « désarmement » du TNP, ainsi qu’à militer pour une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient (5).


Notes

(1) Héloïse Fayet, « Les dynamiques nucléaires militaires au Moyen-Orient au regard de la crise iranienne », in DSI, hors-série no 88, février-mars 2023, p. 84-87.

(2) International Institute for Security Studies, « Open-Source Analysis of Iran’s Missile and UAV Capacities and Proliferation », avril 2021.

(3) Vipin Narang, Seeking the Bomb : Strategies of Nuclear Proliferation, Princeton University Press, 2022.

(4) Emmanuelle Maitre et Lauriane Héau, « Le code de conduite de La Haye au Moyen-Orient », HCoC Issue Brief, janvier 2022.

(5) Dossier « “Guerre” nucléaire au Moyen-Orient », in Moyen-Orient, no 45, janvier-mars 2020, p. 15-63.

Héloïse Fayet

areion24.news