Parler de modernisation de la marine taïwanaise renvoie directement au déséquilibre manifeste entre la marine de Taipei et celle de Pékin, cette dernière comptant plus de 350 navires. Taïwan est également engagé dans un processus de modernisation de sa flotte, dont l’urgence a été rappelée par les récents évènements d’août 2022, la marine taïwanaise déployant des frégates quasi cinquantenaires en réponse aux approches des navires militaires chinois.
Dans son document programmatique pluriannuel, le ministère taïwanais de la Défense établit son action dans le but de « résister à l’ennemi sur la rive opposée, l’attaquer en mer, le détruire dans la zone littorale et l’annihiler sur la tête de pont (1) ».
Un processus de modernisation en trois étapes
Ce processus de modernisation doit donner à la marine taïwanaise des capacités de haute mer afin d’entraver les manœuvres navales chinoises et de sécuriser les principales lignes d’approvisionnement et les principaux accès aux câbles sous-marins. Il s’agit aussi de défendre les îles taïwanaises de Matsu et de Kinmen situées à proximité immédiate du littoral chinois et celles isolées en mer de Chine méridionale ou dans le Pacifique. Parallèlement, Taipei doit se donner les moyens d’affronter dans sa zone littorale un adversaire apte à la conduite d’opérations « hybrides » sous le seuil de la conflictualité afin de perturber les opérations de la marine taïwanaise.
L’effort de modernisation actuel reflète la prise en compte par l’état-major taïwanais de cette double menace. Ne pouvant remplacer toutes ses plates-formes en un temps limité, la marine taïwanaise a d’abord concentré son effort de modernisation sur l’amélioration des capacités de combat de ses navires vieillissants (2). Elle a fait l’acquisition de la licence de production pour des lanceurs verticaux de missiles VLS Mk41 permettant le tir de missiles en salve (3), ainsi que de sonars remorqués AN/SQR‑19 et de missiles antinavires Harpoon. Dans la lignée de sa volonté de disposer d’une base industrielle et technologique de défense puissante, Taipei s’est aussi essayé à la construction d’unités navales lourdes. Après huit frégates légères de type O. H. Perry sous licence américaine, Taipei a construit deux pétroliers-ravitailleurs lourds et a tout récemment commencé les essais à la mer du Yu Shan, premier d’une série de quatre navires de transport de chalands de débarquement.
Deuxièmement, la marine taïwanaise s’est aussi dotée de navires légers, mais lourdement armés au regard de leur tonnage, dont la construction lui a permis de disposer d’une capacité de frappe appréciable dans le détroit, secondée par un ensemble de batteries terrestres de missiles antinavires et de croisière (4). En plus d’une quarantaine de patrouilleurs lance-missiles, Taipei a mis en service les deux premiers navires de la classe Tuo-Chiang (12 à terme), catamarans armés de 16 missiles antinavires et dotés de capacités antiaériennes. Deux mouilleurs de mines ont récemment été mis en service et d’autres doivent l’être dans les prochaines années. Taipei s’est également doté de capacités hauturières accrues pour sa force de gardes-côtes, dont les navires de la classe An-Ping peuvent embarquer des missiles antinavires (5). La récente mise en service des navires des classes Yilan et Chiayi, dont les dimensions sont à rapprocher de celles de frégates, pourrait annoncer la mise en construction prochaine de plates-formes navales plus sophistiquées.
C’est cette étape que Taipei souhaite aujourd’hui franchir, en s’engageant dans un processus de construction de frégates et de sous-marins. Le premier exemplaire d’une classe de huit sous-marins doit être lancé entre septembre 2023 et juillet 2024, avec le soutien du Japon et des États-Unis. Le coût de la mise au point de ce prototype serait estimé à 1,7 milliard de dollars américains, et doit relever d’importants défis technologiques, tels que la mise au point d’un système de propulsion anaérobie (6). Les défis à relever sont similaires dans la mise au point d’un programme de frégates de 4 500 t, devant compter quinze exemplaires à terme. Toutefois, ce projet n’a pas dépassé le stade des études. Taïwan a fait face à des obstacles techniques trop importants, poussant l’état-major à s’orienter vers la conception d’une classe de navires plus légers avoisinant les 2 500 t (7). Malgré ces obstacles, la marine taïwanaise s’oriente résolument vers la construction de navires de combat lourds, lui permettant de combattre en haute mer, donnant la touche finale à un système de défense visant à frapper l’adversaire dès sa sortie du territoire chinois.
Se moderniser pour rayonner
Construire des frégates et des sous-marins donnerait à Taïwan un surcroît de puissance politique et militaire. Premièrement, elle concrétiserait son statut d’État souverain doté des attributs de puissance maritime d’un État traditionnel. Cela apporterait un démenti à la position chinoise qui en fait une « province sécessionniste », tout en montrant à sa population que les forces armées taïwanaises sont prêtes à se battre. Taïwan montrerait au monde qu’elle n’est pas un « pion » en prenant en charge elle-même sa défense dans les premiers instants d’un conflit, rajoutant ainsi un degré d’incertitude pour les planificateurs chinois. Comme lors de la destruction du croiseur Moskva en avril dernier (8), infliger une perte navale à un ennemi perçu comme supérieur à soi peut renforcer la détermination de Taïwan à résister tout en conférant un certain prestige à sa marine.
Deuxièmement, acquérir de telles plates-formes est un moyen supplémentaire de concrétiser les dispositions du Taiwan Relations Act (TRA) obligeant le gouvernement américain à soutenir l’effort taïwanais d’équipement en matière de défense. Selon certains officiels du gouvernement taïwanais (9), l’achat d’armes serait un moyen de concrétiser le soutien des États-Unis à Taïwan, étant donné que le TRA fait de toute atteinte à la sécurité de Taïwan une atteinte grave à la sécurité des États-Unis. Cela n’a rien d’anodin, car c’est du degré de certitude de l’intervention des forces armées américaines en soutien de Taïwan que naît pour la Chine l’incertitude à propos de la réussite d’une opération de débarquement. Et ce d’autant plus que, en interdisant la prise de contrôle totale des espaces aériens et maritimes par Pékin, la marine taïwanaise faciliterait l’arrivée d’un potentiel soutien logistique aux forces armées taïwanaises, sans que des acteurs tiers ne se retrouvent d’emblée face à aux forces armées chinoises. L’acquisition d’unités navales lourdes par Taïwan faciliterait le contrôle de l’escalade d’un potentiel conflit en écartant l’option de l’arrivée précoce de forces étrangères, ce dont Pékin pourrait se saisir comme d’un prétexte pour en élever l’intensité.
Too big to win : le dilemme de la marine taïwanaise
Si le processus d’acquisition de frégates ou de sous-marins revêt certes une signification politique, il demande néanmoins du temps pour répondre efficacement à des menaces militaires concrètes. Malgré la tentative de faire évoluer les forces armées taïwanaises vers un modèle asymétrique focalisé sur la défense du littoral (10), la marine taïwanaise maintient son intérêt pour l’acquisition à terme de navires de haute mer. Or la conduite à terme de ces programmes d’armements risque de consommer d’importantes ressources financières pour un gain opérationnel loin d’être évident. En effet, Taipei doit d’abord faire avec ce qu’elle possède déjà et la marine taïwanaise fournit actuellement un important effort logistique visant à l’entretien et à la modernisation simultanée d’un nombre élevé de navires obsolètes. Elle doit accomplir cet effort en parallèle de la construction de plates-formes neuves sans pour autant en maîtriser tous les savoir-faire techniques, le tout pour un coût financier élevé et pour des performances militaires hypothétiques, au mieux égales à celles des navires chinois, sans doute plus modernes et déjà plus nombreux. Ces derniers seraient aussi secondés par la capacité certaine de la Chine à maîtriser l’environnement maritime taïwanais sur et sous la surface – le détroit est survolé quasi quotidiennement par des avions de reconnaissance – et à user d’un volume important de missiles balistiques neutralisant les infrastructures de la marine.
À ce risque d’éparpillement financier s’ajoute celui du délai incompressible existant entre le lancement de la construction et l’arrivée à maturité de l’emploi des nouveaux navires. Le soutien militaire massif apporté à Kiev et les tensions sur les chaînes de valeur dans le domaine de l’armement (11) engendrent déjà des retards d’approvisionnements pour Taïwan ; une donnée que Taipei doit aujourd’hui prendre en compte alors que des programmes de construction de frégates et de sous-marins s’étalent sur plusieurs années. Et à ce délai s’ajoutera celui de la formation des équipages au maniement de ces nouveaux navires bien plus complexes à opérer. Cet effort de formation, sensiblement compliqué du fait de l’exclusion de Taïwan de tout exercice militaire naval avec des forces étrangères, se conduira sans la garantie certaine de pouvoir rattraper le niveau des équipages chinois acculturés depuis plusieurs années au combat en haute mer. Dans l’hypothèse d’un conflit situé entre 2024 et 2049, la marine taïwanaise pourrait voir son potentiel rapidement amoindri avec la perte des quelques navires de premier rang et des infrastructures ayant péniblement vu le jour. Taïwan risquerait également de perdre ses meilleurs équipages formés au maniement de ces navires, alors qu’elle fait face, comme beaucoup de pays d’Asie, au rétrécissement de son vivier de recrutement. Souffrant d’une démographie négative (12) et d’une conscription actuellement trop courte – quatre mois actuellement – pour former des marins au combat en haute mer, elle devra redoubler d’efforts pour trouver et fidéliser des marins compétents, sans avoir la certitude que leur action aura un effet militaire en cas d’invasion.
Taïwan doit faire des choix capacitaires déterminants dans les mois à venir. Doit-elle maintenir sa volonté de mener une guerre de défense au large avec des navires de haute mer, ou se préparer à mener une guerre littorale avec des unités plus petites, mais plus nombreuses ? C’est de la réponse à cette question que découlera l’organisation future de la marine taïwanaise.
Notes
(1) « 2021 Quadriennal Defense Review », ministère taïwanais de la Défense, mars 2021, p. 19.
(2) Tso-Juei Hsu, « Taiwan to upgrade Kang Ding-class frigates with French assistance », Naval News, 4 février 2022. La moyenne d’âge des 26 frégates et destroyers taïwanais est de 36 ans.
(3) David Axe, « With old and new frigates, the Taiwanese navy could be sailing into a big mess », Forbes, 17 novembre 2021.
(4) Avec deux contrats passés en 2020 et 2022, Taïwan a acquis 100 dispositifs terrestres de lancement pour missiles Harpoon, dont près de 460 ont été acquis. Taïwan a également exprimé son souhait d’accélérer la production locale de missiles de croisière et antinavires.
(5) « Taiwan turns coast goard vessels into “ship killers” », Taiwan News, 28 mai 2022.
(6) Gabriel Honrada, « Taiwan’s homemade subs may or may not deter China », Asia Times, 19 juillet 2022.
(7) Tso-Juei Hsu, « Taiwan’s new domestic frigate projects hits roadblock », Naval News, 11 avril 2022.
(8) Amélie Ferey, « Par-delà le Moskva : la persistance du fait naval dans l’environnement stratégique », Briefings de l’IFRI, 6 juillet 2022.
(9) Stephen X. Li, « Why so little ? The curious case of Taiwan’s defense spending », University of Washington, 2020, p 43-47. D’après les entretiens réalisés par l’auteur, la capacité de la Chine à écarter les États-Unis de leurs obligations vis-à-vis de Taïwan est bien plus dangereuse que la menace militaire chinoise, aux yeux des décideurs taïwanais.
(10) Le projet « Overall Defence Concept » du chef d’état-major Lee Hsi-min, présenté en 2017. Lee Hsi-Min et Eric Lee, « Taiwan’s Overall Defence Concept explained », The Diplomat, 3 novembre 2020.
(11) Bryan Harris, « Taiwan is buying US weapons, but Washington isn’t delivering them », Defense News, 30 août 2022.
(12) Michael Mazza, « Taiwan’s demographic crunch and its military implications », American Entreprise Institute, 24 janvier 2018.
Roland Doise